Préjudice d’anxiété et chlordécone : une reconnaissance timide malgré la faute de l’État

Publié le 20/05/2025
Préjudice d’anxiété et chlordécone : une reconnaissance timide malgré la faute de l’État
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Le 11 mars 2025, la cour administrative d’appel a reconnu la faute commise par l’État en autorisant, renouvelant et encadrant de manière défaillante la commercialisation du chlordécone, un pesticide toxique utilisé dans les bananeraies des Antilles, malgré les alertes scientifiques précoces sur sa toxicité. Mais si la responsabilité administrative de l’État est enfin établie, la réparation des préjudices demeure limitée, notamment en ce qui concerne le préjudice moral d’anxiété.

L’affaire du chlordécone constitue l’un des symboles les plus marquants des défaillances de l’État en matière de gestion des risques sanitaires et environnementaux. Utilisé massivement dans les plantations de bananes aux Antilles françaises entre 1972 et 1993, ce pesticide s’est révélé particulièrement toxique, entraînant une pollution durable des sols, de l’eau et de la chaîne alimentaire, ainsi qu’une exposition généralisée des populations locales. Face à l’ampleur de ce scandale sanitaire, la reconnaissance de la responsabilité de l’État, tant au titre des fautes commises que des préjudices subis, constitue une attente forte des victimes et un enjeu majeur de justice environnementale.

Dans sa décision du 11 mars 2025, la cour administrative d’appel de Paris a franchi un pas important en engageant la responsabilité de l’État dans la gestion défaillante du chlordécone, en particulier à travers les autorisations successives de mise sur le marché et l’insuffisance des mesures de retrait et d’information. Toutefois, cette décision révèle également les limites persistantes du droit administratif dans la réparation des atteintes subies, notamment à travers une reconnaissance restrictive du préjudice moral d’anxiété.

Ainsi, cette décision permet d’interroger, d’une part, la reconnaissance des fautes commises dans la gestion du chlordécone (I), et d’autre part, les limites persistantes dans l’indemnisation des victimes à travers la reconnaissance partielle du préjudice d’anxiété (II).

I – La condamnation pour faute relative à l’autorisation de vente du produit

Dans sa décision du 11 mars 2025, la cour administrative d’appel de Paris a recherché la responsabilité de l’État à chaque étape du processus d’autorisation et de gestion du stock du chlordécone. Elle a notamment analysé les autorisations provisoires de vente, les homologations du produit, les renouvellements de ces autorisations et également le processus d’élimination de la substance.

Initialement, le chlordécone a été autorisé à la vente le 29 février 1972, bien que son homologation ait été refusée à la suite d’un avis défavorable du 29 novembre 1969 rendu par la commission interministérielle de l’emploi des toxiques en agriculture. En effet, la commission avait constaté, en réalisant des tests sur des rats et des lapins, une « toxicité aiguë moyennement élevée à court terme, avec des effets cumulatifs nets ». Toutefois, une modification du tableau de notation des substances intervenue le 29 janvier 1971 a conduit à une revalorisation de la note attribuée au chlordécone, permettant ainsi son autorisation pour un an.

Sur ce point, la cour a estimé que l’État n’avait pas commis de faute, arguant que les connaissances scientifiques de l’époque ne permettaient pas d’identifier clairement le risque de pollution généralisée et persistante de l’environnement ni la toxicité chronique pour l’humain. En revanche, elle a reconnu une faute de l’Etat concernant les renouvellements d’autorisations provisoires en 1974 et 1976, car aucune étude sur les résidus de pesticide dans les bananes n’avait été menée.

L’arrêt de la commercialisation du chlordécone en 1980 aurait dû marquer la fin de son utilisation et de ses conséquences sanitaires et environnementales. Cependant, deux substances similaires, le musalone et le curlone, ont ensuite été commercialisées, après avoir reçu des autorisations provisoires de vente, sans qu’un avis définitif de la commission d’étude de la toxicité ne soit exigé. La cour a donc jugé que l’État avait commis une faute en accordant ces homologations sans s’assurer de la complétude des dossiers.

Par ailleurs, la cour d’appel détermine que le ministre de l’Agriculture a commis une faute en approuvant le renouvellement de l’autorisation provisoire de vente pendant huit ans, alors que la loi du 2 novembre 1943 limitait cette durée à six ans.

De plus, la cour administrative établit que les stocks restant de ce produit (qui auraient dû être considérés comme un déchet dangereux) auraient dû être entreposés dans un centre de stockage des déchets industriels spéciaux et y être détruits. Cependant, la Guadeloupe et la Martinique ne disposant pas de telles infrastructures, la cour estime que l’État a fait à nouveau preuve d’une « carence fautive ».

Enfin, la CAA établit que les requérants sont fondés à soutenir que l’État a manqué à son devoir d’information à l’égard de la population, la première étude dite Kannari démontrant qu’elle était largement exposée au chlordécone datant de 2018 et que la cartographie des zones contaminées lui a été communiquée.

Cette décision illustre donc une reconnaissance claire des fautes commises par l’État dans la gestion de l’autorisation, du suivi et de l’élimination du chlordécone, engageant sa responsabilité à plusieurs niveaux. Toutefois, si la responsabilité administrative de l’État est bel et bien établie, la reconnaissance du préjudice subi par les populations exposées reste plus limitée. C’est notamment le cas de la réparation du préjudice moral d’anxiété, dont la reconnaissance demeure partielle et conditionnée à des critères restrictifs.

II – La reconnaissance timide du préjudice d’anxiété

Le préjudice d’anxiété, d’abord reconnu en droit social avec l’amiante1, a progressivement évolué vers la responsabilité civile. Dès 2016, la jurisprudence a admis sa réparation pour des victimes exposées à des substances toxiques en dehors du cadre du travail, notamment dans les affaires de médicaments dangereux comme le Mediator et la Dépakine2.

Cette évolution pouvait laisser penser que le préjudice d’anxiété pourrait être reconnu aux Antillais exposés au chlordécone, utilisé massivement en Guadeloupe et en Martinique entre 1972 et 1993. Pourtant, malgré l’existence d’un risque avéré de pathologies graves (cancers, troubles neurologiques), la CAA, adoptant le même raisonnement que sur le plan civil3, a rejeté les demandes des plaignants en raison de la difficulté à établir un lien de causalité direct entre l’exposition et l’anxiété éprouvée, freinant ainsi l’extension du préjudice d’anxiété à des catastrophes sanitaires massives.

En effet, la cour refuse de reconnaître le préjudice moral d’anxiété au bénéfice de l’ensemble des requérants n’ayant été exposé au pesticide qu’à travers l’environnement et la chaîne alimentaire, le lien de causalité entre la faute commise par l’État et le préjudice moral n’étant pas établi.

Seuls neuf salariés des bananeraies, en démontrant par des éléments personnels qu’ils ont bien été exposés au pesticide susceptible de leur faire courir un risque élevé de développer une pathologie grave, peuvent obtenir réparation du préjudice moral tenant à l’anxiété de voir ce risque se réaliser. Les risques sont le développement de cancer de la prostate et sa récidive, d’après deux études intitulées Karuprostate, menées en Guadeloupe en 2011 et 2019, et également la réduction de la durée de la grossesse engendrant un risque de prématurité, d’après l’étude Ti-Moun, menée depuis 2004.

Ainsi, la cour explique que de nombreuses catégories de personnes ne sont pas fondées à obtenir réparation d’un préjudice d’anxiété, à savoir les personnes souffrant déjà des pathologies en question, celles qui ont la seule inquiétude du fait de leur lieu de résidence d’être exposées au chlordécone par leur consommation de produits cultivés, pêchés ou par leur consommation de l’eau du robinet, de produits cultivés et pêchés ; ou encore celles qui invoquent la crainte de développer d’autres maladies que celles reconnues comme pouvant résulter de la contamination au chlordécone.

L’affaire du chlordécone, à l’instar de celle de l’amiante, révèle une nouvelle fois les défaillances de l’État dans la gestion des risques sanitaires et environnementaux. La reconnaissance de sa responsabilité par la cour administrative d’appel de Paris marque un pas important vers une forme de justice environnementale, en soulignant les fautes commises dans l’autorisation, la commercialisation prolongée et la mauvaise gestion des stocks de ce pesticide toxique.

Cependant, la portée de cette décision reste limitée sur le plan de la réparation des préjudices subis par les populations. La reconnaissance timide du préjudice d’anxiété, réservée à un nombre restreint de requérants, reflète les obstacles juridiques persistants à l’indemnisation des victimes de catastrophes sanitaires collectives, en particulier lorsqu’il s’agit d’expositions diffuses et prolongées dans le temps.

La décision du 11 mars 2025, bien qu’importante, constitue donc une étape – mais non un aboutissement – dans la lente construction d’un droit à la réparation des injustices environnementales.

Notes de bas de pages

  • 1.
    Cass. soc., 11 mai 2010, n° 09-42.241.
  • 2.
    CA Paris, 10 mai 2016, n° 14/20623.
  • 3.
    Cass. 2e civ., 5 janv. 2023, n° 21-23.947.
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