La fin de la police judiciaire, une menace pour l’État de droit

Publié le 19/07/2022

Un projet de réforme de la police inquiète actuellement tant les policiers que les magistrats. Il pourrait en effet entraîner la disparition de la police judiciaire. Julien Sapori, commissaire divisionnaire honoraire, explique l’objectif poursuivi et révèle aussi les implications moins visibles de ce projet. 

La fin de la police judiciaire, une menace pour l'État de droit
Photo : ©AdobeStock/Ocean Prod

Au XVIIe siècle, un juge fut convoqué par le roi Henri IV qui lui enjoignit de trancher dans un certain sens une procédure en cours impliquant une personnalité du royaume, le prince De Bouillon. Très respectueusement, le juge lui répondit : « Sire, rien de plus facile, je vous enverrai les pièces et vous jugerez vous-même« . Le bon roi Henri comprit parfaitement le message et laissa le juge statuer, sans plus oser s’immiscer dans la procédure. C’était il y a 400 ans, un siècle avant Montesquieu, et déjà on s’interrogeait sur comment garantir l’autonomie de la justice…

Restructurer la Police Nationale

Or, il existe actuellement dans les cartons du ministère de l’Intérieur un projet de restructuration de la Police Nationale qui représente un enjeu majeur pour le fonctionnement de l’État de droit. Il vise la création de Directions Départementales de la Police Nationale regroupant sous un commandement unique l’ensemble des services de police. L’objectif est de remplacer l’actuelle organisation de la Police Nationale (que ses détracteurs qualifient « en tuyaux d’orgue »), par une organisation en quatre filières de métier fusionnées :

*sécurité et ordre public,

*police judiciaire,

*renseignement territorial,

*frontière et immigration irrégulière.

Cette réforme a déjà été mise en application depuis le 1er janvier 2020 dans plusieurs départements métropolitains et dans l’outre-mer. Elle sera généralisée à la France entière d’ici 2023. Dans le cadre de cette réforme, la Police Judiciaire perdra son autonomie, elle cessera même d’exister, car elle fusionnera avec les Sûretés départementales (de la Sécurité Publique) dans la filière dite « police judiciaire ». Il sera ainsi possible, pour les Directeurs Départementaux de la Police Nationale, de « ventiler » les effectifs en fonction de l’actualité immédiate et des priorités politiques du gouvernement : la répression du trafic de cannabis au pied des immeubles (au lieu de celle contre les filières internationales de « drogues dures »), ou la lutte contre les violences intrafamiliales (au détriment de celle contre la criminalité organisée).

Une recherche d’économies de gestion

Il existe un précédent : dans les années 1990-1991, on avait déjà créé des Directions Départementales de la Police Nationale, chargées de mettre en place une nouvelle politique sécuritaire censée être miraculeuse : c’était la fameuse « police de proximité ». L’expérimentation s’était achevée par un fiasco total et on était revenus à l’organisation par spécialités. En dépit de cet échec, le gouvernement est aujourd’hui décidé à relancer le chantier, n’évoquant plus cette fois-ci le mot magique de « police de proximité », passé de mode, mais deux autres arguments : les économies de gestion et les prétendus conflits entre les directions.

Pour ce qui concerne les économies de gestion, la Cour des comptes a reconnu en 2020 que la fusion des régions réalisée lors du quinquennat Hollande non seulement n’a pas permis d’en réaliser, mais au contraire a été un échec financier. Je n’ai pas la prétention d’apprendre à des énarques comment on fait faire des économies à l’État, car en réalité le nœud de ce projet de réforme de la police est ailleurs : il serait constitué par la prétendue concurrence entre la Police Judiciaire et la Sécurité Publique, qui affecterait l’efficacité des enquêtes.

Je note d’abord que ce projet ne prend nullement en compte la dualité existante en matière d’investigation entre la Police Nationale et la Gendarmerie, dont la répartition des compétences se fonde sur des critères géographiques (zones urbaines/zones rurales) aux contours très discutables et souvent aléatoires, alors qu’on remet en cause celle existant au sein de la Police Nationale, pourtant plus rationnelle puisque basée sur la gravité et la complexité des affaires à traiter. Je note aussi que l’actuel projet de réforme « sanctuarise » les CRS, à qui on laisse leur autonomie : or, ceux qui ont travaillé à Paris savent pourtant à quel point les unités des CRS et celles de la Préfecture de Police sont quotidiennement imbriquées. À cela, on ne touche pas : la pluralité est considérée comme archaïque dans le domaine de l’investigation, mais parfaitement rationnelle en matière de maintien de l’ordre.

La sécurité publique va absorber la police judiciaire

Placer la Police Judiciaire sous un commandement départemental unique, cela aboutira à l’absorber dans la Sécurité Publique. Il existe actuellement neuf Direction Interrégionales de la Police Judiciaire, compétentes en matière de lutte contre le terrorisme, la criminalité organisée et la délinquance dite « en col blancs » (économique et financière), disposant de 57 antennes et 4 000 enquêteurs spécialisés, dont la compétence, l’efficacité et le dévouement sont reconnus et admirés par le monde entier. Pour faire « moderne », on prétend revenir au département, un découpage territorial conçu en 1790, à l’époque où les déplacements se faisaient à pied ou à cheval ! Ce qui était vrai en 1907, lors de la création des « Brigades du Tigres » (ancêtres de la Police Judiciaire) par Georges Clémenceau, qui voulait dépasser le cadre étriqué des vélocipèdes et des premières « voitures automobiles », nous est présenté, à l’heure de la mondialisation, comme un archaïsme.

En arrière-fond, un constat grave et rarement évoqué : les enquêteurs de la Sécurité Publique, submergés par les dossiers, avec des effectifs en berne, un Code de procédure pénale de plus en plus complexe et « paperassier » et une petite et moyenne délinquance qui se généralise, sont confrontés depuis une dizaine d’années à un taux d’élucidation en baisse.

Le nœud de ce projet est véritablement constitué par la mise à mort de la Police Judiciaire. C’est elle qui est clairement visée, le but étant d’appliquer à la France tout entière le schéma déjà existant à la Préfecture de Police, avec un « chef » unique, le Préfet, ayant un « œil » sur toute l’activité policière, y compris les missions à caractère judiciaire, l’argument des économies de gestion ne constituant qu’un « cache-sexe » technocratique risible. Via les Directeurs Départementaux de la Police Nationale, les Préfets pourront suivre le travail d’investigation de la Police Judiciaire. Je n’ergoterai pas sur le sens de ce mot « suivre » lorsqu’il s’agit de dossiers particulièrement sensibles impliquant des personnalités…

Et la séparation des pouvoirs ?

Quel est ce péché majeur que la Police Judiciaire doit expier ? C’est un péché consubstantiel à sa naissance, à sa raison d’être : son autonomie par rapport au pouvoir politico-administratif, qui se traduit par des liens étroits et privilégiés avec l’autorité judiciaire, Procureurs de la République ou Juges d’Instruction. Sans les enquêteurs de la Police Judiciaire, leur savoir-faire exceptionnel, leur spécialisation, leur discrétion, leur disponibilité, les magistrats seront dans l’impossibilité de s’attaquer à des dossiers particulièrement lourds et sensibles relevant des sphères financière ou politique. Derrière des considérations peu susceptibles de mobiliser l’opinion publique, ce projet de réforme cache donc un enjeu qui était déjà d’actualité sous le bon roi Henri, à savoir le principe de la séparation des pouvoirs. C’est un débat qui restera toujours d’actualité, sous des formes changeantes.

Aujourd’hui, l’opinion publique française se désole du spectacle d’un État de plus en plus impuissant, qui se fracture dans l’affrontement quotidien entre Administration et Justice : au lieu de se poser des questions de fond sur l’origine de ce malaise, on a décidé de supprimer ce qui fonctionne (la Police Judiciaire) au profit de ce qui ne marche pas : la Sécurité Publique.

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