Lawyers for Women : « La loi est belle mais les mentalités ne sont pas au niveau » !

Publié le 08/03/2022
Lawyers for women
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Depuis juillet 2019, une association d’avocats français réfléchit aux solutions pouvant être mises en œuvre pour améliorer l’efficacité du droit dans la lutte contre les violences faites aux femmes. Lawyers for Women (L4W) propose ainsi des formations pour différents acteurs (hôpitaux, policiers, avocats…), organise des rencontres dans des établissements scolaires, afin de sensibiliser les professionnels et les lycéens à cette question, et met en place des conférences et partenariats internationaux avec des juristes étrangers lancés, eux aussi, dans cette bataille.

« Il y a 2 semaines, j’ai plaidé en correctionnelle. Ma voix tremblait, un silence s’est installé dans la salle. Le procureur m’a ensuite remerciée pour cela. Pourtant, il me semble normal de montrer que, même en tant qu’avocat, on peut être touché ; nos clientes, avant d’être des dossiers, sont des personnes » ! À chaque nouvelle affaire, Khadija Azougach, spécialisée dans le traitement des violences conjugales, fait preuve du même engagement, avec la même énergie et croit en l’utilisation du droit comme vecteur de changement.

La genèse de l’association

Lunettes noires sur le nez, longs cheveux noirs qui encadrent son visage, Khadija Azougach parle, avec fougue, de l’association qu’elle a co-fondée, en juillet 2019. Lawyers for Women vise à mieux former les acteurs du droit à ces questions spécifiques et à créer des échanges internationaux pour s’inspirer de corpus juridiques innovants. Avec sa double casquette d’avocate et d’anthropologue juridique [spécialiste des crimes dits d’honneurs, ndlr], elle se rappelle la genèse de l’association. « Avec nos compétences en droit, nous nous sommes demandé ce que nous pouvions faire à notre échelle, quelle était la plus-value que nous pouvions apporter par rapport aux associations de défense des femmes. Car c’est par le biais du droit que nous voulons mettre un terme à ce fléau », explique-t-elle. Elle ne cessait de s’étonner « qu’avec tout notre arsenal juridique, on soit encore en train de décompter les meurtres afin de sensibiliser aux violences faites aux femmes dans une société dite démocratique et égalitaire. La loi est belle mais les mentalités ne sont pas au niveau ! Notre droit mérite beaucoup mieux et Lawyers for Women essaie d’aller vers plus d’effectivité ». À ses côtés, deux étudiantes en droit. L’une d’elles, Tess Delepierre, a tout juste 18 ans et est en première année de droit. Quant à Victoria Sainz, elle est étudiante en master 2 de droit à la Sorbonne et est membre de la clinique du droit de son université. En ligne, Carole Pascarel, vice-présidente.

Une surreprésentation des femmes avocates dans la défense des victimes

Ainsi, l’association regroupe une armée de femmes pour défendre les femmes, qui constituent 85 % des victimes des violences conjugales. Les hommes avocats seraient-ils moins sensibles au sujet ? « C’est un éternel débat. Les femmes sont toujours surreprésentées dans les domaines où il y a une approche psychologique des choses », analyse Carole Pascarel. Une étude de 2018 sur les stéréotypes de genre réalisée par la commission Égalité du barreau de Paris – dont faisait partie Khadija Azougach – illustre ce phénomène. « Malheureusement, aujourd’hui encore, à l’EFB, on oriente plus facilement les garçons vers le domaine des affaires ou vers le pénal, et les filles vers le droit de la famille. On semble ainsi dévaloriser tout ce qui relève de l’intime, de la famille. Forcément, implicitement, nous sommes tout de suite associées au droit de la famille en traitant des violences faites aux femmes puisqu’il s’agit de violences intrafamiliales ». Les membres de l’association le déplorent, d’où leur satisfaction de compter dans leurs rangs des avocats hommes, comme Emmanuel Daoud ou Benjamin Pitcho. « Fréquemment, lorsque les hommes sont sensibilisés à ces sujets, ils sont très bons. Je pense à ce président de la cour d’appel de Paris qui rend des arrêts incroyables où il énonce qu’un homme violent est un mauvais père », rappelle Khadija Azougach.

Des biais de genre pourraient donc expliquer la présence importante des femmes avocates dans les représentantes de parties civiles. Khadija Azougach le reconnaît : « C’est vrai que lorsqu’on va au procès au pénal, on est souvent parties civiles. Néanmoins, alors qu’il y a 10 ans, on nous donnait l’impression que notre place était subsidiaire en nous glissant qu’il fallait laisser du temps à la défense, aujourd’hui, on ressent une véritable évolution. Récemment, un procureur est venu plaider à mes côtés – je ne parle pas de réquisitoire – en se mettant au même niveau que moi. Ainsi, il me semble qu’on ne considère plus que la place de la victime, partie civile, est accessoire. Nous sommes porteurs de cette parole ; il s’agit d’un moment où on doit nous entendre. Il faut nous voir en parties civiles ! », plaisante l’avocate, évoquant la fougue de leur engagement.

Car il est loin le temps où les avocats des victimes étaient taxés de voyeurisme. En effet, auparavant, « les violences conjugales étaient considérées comme relevant de l’intime », rappelle Khadija Azougach. Aujourd’hui, ces violences sont mises en lumière. « L’intime est sorti de l’anonymat dans lequel on le plongeait. Dans une société assez machiste, il est essentiel que ces questions sortent de l’anonymat et du huis clos », énonce Carole Pascarel.

La médiatisation des dossiers peut aider, même si ce sont les grands procès d’assises qui tiennent le haut du pavé. « Les procès d’assises font rêver parce qu’ils touchent aux questions les plus graves et profondes de notre société. Mais aujourd’hui, lorsqu’il y a un féminicide, on en parle tout autant qu’une autre affaire de meurtre ou d’assassinat et ces affaires attirent des avocats qui vont plus se diriger vers la défense du prévenu, il est vrai, mais cela constitue une déformation professionnelle ; en tant qu’avocat, nous aimons les défis, nous sommes excités à l’idée de défendre l’indéfendable. Pour autant, le véritable honneur, dans notre association, c’est la défense des victimes », avance la vice-présidente.

Un travail d’accompagnement des victimes

Défendre, certes, mais aussi accompagner. « Au sein de notre association, nous avons un rôle d’explication permanent vis-à-vis des victimes, et cela commence dès le dépôt de plainte. Il faut préparer les femmes face à certaines questions qui peuvent leur être posées comme celles portant sur leur habillement. Le policier le fait pour purger toutes les accusations que va lancer l’auteur dans sa défense. Ainsi, notre travail est de tout leur expliquer et également de leur préciser que la justice ne peut pas mettre un gendarme derrière chaque personne », détaille Carole Pascarel. Khadija Azougach confirme : « Notre travail n’est pas que juridique. Cela demande beaucoup d’énergie ; c’est de la confiance, du coaching. Mais cela est nécessaire car, malheureusement, on ne sort pas indemne de 2 ou 3 ans de procédure », confie-t-elle, visiblement émue. Au-delà de l’aspect purement juridique, il n’est donc par rare qu’elle conseille à ses clientes de faire du sport ou de retrouver une vie sociale ; il s’agit d’éviter qu’elles tombent malades. En somme, les avocates doivent prendre soin de leur binôme. Puisque « si l’on gagne, c’est grâce à elles ». « Je leur dis qu’elles sont des partenaires ». Tess Delepierre abonde dans ce sens ; pour elle, il s’agit de sortir de l’idée reçue « des femmes victimes, forcément vulnérables ». Pourtant, Khadija Azougach se rappelle d’un épisode ayant eu lieu avec l’une de ses clientes : « Après avoir passé beaucoup d’énergie, d’investissement, de temps pour la préparer et la mettre en confiance, une seule remarque d’une magistrate lancée à ma cliente – « vous êtes bien jolie pour une victime » – a sapé le travail des deux dernières semaines. Ma cliente a fondu en larmes. Même mon confrère de la défense a été choqué » ! Finalement, un rapport d’incident d’audience a été rendu suite à cet événement et la magistrate a été dessaisie de ce dossier d’ordonnance de protection.

Ainsi, les procédures ne laissent pas non plus les avocats indemnes, mais pour cette profession libérale « souvent perçue comme ne travaillant qu’avec de l’argent et peu avec la matière humaine », imaginer la mise en place de groupes de supervision, comme en bénéficient pourtant les soignants, « serait perçue comme un aveu de faiblesse », déplore Me Azougach.

Une société qui change…

Le credo de l’association Lawyers for Women repose sur les 3 P de la convention d’Istanbul : prévenir, punir, protéger. « Ainsi, mettre l’accent sur la prévention est essentiel si on veut lutter contre les violences et les mentalités sexistes existant dès le plus jeune âge », explique Khadija Azougach, évoquant des interventions dans des lycées. Un terrain d’autant plus nécessaire à appréhender lorsqu’on sait que les violences n’épargnent pas les plus jeunes. Même son de cloche pour Carole Pascarel : « Nous faisons de la sensibilisation auprès de tous les acteurs – dans les commissariats de police ou encore dans les hôpitaux. Ce qui est important c’est de faire connaître la loi puisqu’on rencontre beaucoup de personnes qui ne savent pas quelles protections existent et peuvent être mises en place par la loi ».

L’association, qui a publié une tribune sur le site de Franceinfo à la fin du mois de janvier dernier, entrevoit les solutions possibles pour améliorer le traitement judiciaire des violences conjugales. Cela passerait, par exemple, par une motivation des classements sans suite, face à une « insuffisance de preuves » qui ne les convainc pas. « Il y a toujours des pièces dans un dossier. Pourquoi un dossier médical ou un enregistrement ne serait-il pas probant ? », s’interroge Carole Pascarel.

Les membres de l’association sont convaincues que si les lois, évidemment perfectibles, étaient appliquées, ce serait déjà une belle avancée. Heureusement, des notions comme l’emprise [qui est rentrée dans le Code pénal en 2021, suite au Grenelle des violences conjugales, ndlr] sont de mieux en mieux comprises. « Cela permet, par exemple, aux médecins de signaler une victime de violences sans son consentement ».

…mais pas assez vite

Cependant, des freins économiques demeurent. Malgré les efforts budgétaires consentis par le ministère de la Justice, « la France reste très en-dessous de son voisin européen, l’Espagne. Là-bas on consacre 15 euros par personne pour lutter contre les violences faites aux femmes, en France, c’est seulement 6 euros, alors que notre PIB est plus important », regrette Khadija Azougach, consciente que ce manque de moyens s’accompagne d’un manque de volonté politique.

Pour Carole Pascarel, certains freins sont mentaux : « Il est très difficile de faire comprendre le mécanisme qui consiste à subir des violences et à rester. Dans notre société, les victimes « agacent », comme l’a dit notre président Michelle Dayan. Mais c’est comme le déni de grossesse : beaucoup pensent qu’il n’est pas possible d’avoir un ventre qui ne grossit pas pendant 9 mois et pourtant, c’est le cas. De la même manière, face à un phénomène d’emprise, il est possible d’être victime, de rester à son domicile et de vouloir que ça s’arrête »…

Ainsi, le chemin des victimes de violences conjugales est semé d’embûches : en effet, entre le désarchivage de dossiers qui dure 3 mois, les préjugés persistants sur les victimes, l’attribution opaque des bracelets ou des téléphones grand danger et le manque de suivi après un procès, nombreux sont les points d’améliorations pour lesquels l’association s’engage.

Des propositions pour gagner en efficacité

Les avocates sont d’accord sur un point : l’arsenal du droit français est suffisant et la France n’a pas besoin d’une juridiction d’exception, parce que « ces violences ne constituent pas des exceptions, mais une partie de la société », analyse Khadija Azougach. Dernièrement, des dispositifs se sont ajoutés à ceux existants – comme le devoir d’information de la victime. « Cela est une très bonne chose », estiment les deux avocates. En revanche, elles revendiquent des parquets spécialisés, afin que « l’officier de police judiciaire ne s’adresse pas à un parquet qui s’occupe de vols à l’étalage ».

Khadija Azougach est absolument convaincue que « lorsqu’une victime passe la porte d’un commissariat pour porter plainte, accompagnée par un avocat, les choses changent ». En l’absence d’avocat, la victime se trouve « face à ses peurs, dans un état de sidération… Des éléments essentiels peuvent ne pas être dits à ce moment-là et cela peut se retourner contre elle lors de la suite de la procédure. Ainsi, puisque toutes les femmes ne peuvent pas être accompagnées sur des critères sociaux, nous demandons que l’aide juridictionnelle soit mise en place dès le dépôt de plainte, sans attendre l’ouverture du procès », tranche l’anthropologue juridique.

L’international : clé de voûte d’un fléau global

Si l’association est née autour de réflexions portant sur le rôle du droit, les mêmes questionnements émergent ailleurs dans le monde face à un fléau qui n’a pas de frontières. Car l’un des axes d’action de Lawyers for Women se nourrit précisément des échanges réalisés avec d’autres pays, et d’autres corps de métiers, avec des professeurs de droit ainsi que des magistrats mobilisés autour des questions des violences faites aux femmes. Aujourd’hui, 20 partenariats ont été passés (avec Bruxelles, la Tunisie, le Brésil, le Mexique…)

« L’idée n’est pas que nous Occidentaux apportions les bons exemples. Mais on peut s’inspirer d’autres dispositifs pour créer un nivellement par le haut et non pas par le bas. En Europe, on a un bon élève, l’Espagne, mais également de très mauvais élèves, les pays nordiques, dont notamment la Suède, contrairement aux idées reçues », rappelle Khadija Azougach.

Afin de mieux appréhender le phénomène des violences faites aux femmes à travers le monde, l’ONU a recommandé que tous les pays puissent avoir recours aux mêmes identifiants de violence. Mais ce n’est pas le cas : « Dans certains pays, les féminicides sont sous-estimés. Par exemple, en Iran, le nombre de féminicides total n’est pas donné, puisqu’on parle des féminicides par conjoint, alors qu’il existe beaucoup de crimes d’honneur et autres violences faites aux femmes du fait de leur genre par d’autres auteurs », explique l’avocate.

La collaboration avec l’international peut s’avérer fructueuse ; cela a notamment été le cas avec le Mexique, qui enregistrait dix meurtres de femmes par jour, et qui a introduit dans sa loi la notion de féminicide. « Nous sommes parties faire du terrain et les accords se sont rapidement effectués avec des acteurs de terrain comme l’université de Mexico ou de Chihuahua pour mettre en place des cliniques juridiques. Puisque la grande problématique pour les victimes de violences conjugales – on parle souvent des féminicides mais on parle peu des autres violences, psychologiques, physiques, économiques, sexuelles… – c’est d’accéder à la loi et à un avocat. Or à Mexico, il est très dur de trouver un avocat formé et sensibilisé. Nous leur avons parlé de notre exemple français ; alors que je fais, à la base, du doit des affaires, depuis des années, je me suis sensibilisée aux violences. Ce n’est donc pas une matière ingrate, au contraire, c’est une matière gratifiante. Nous avons signé une charte avec les avocats de Mexico pour prendre en charge au moins une victime à titre pro bono dans l’année », détaille Khadija Azougach, qui se réjouit que le diplôme universitaire (DU) portant sur les violences de genre que l’association a créé là-bas soit reconduit cette année.

Des projets en cours qui ne manquent pas d’audace et une relève assurée ; l’association est, en effet, très fière de sa « force jeunes », constituée d’une quinzaine d’étudiants en droit, comme Tess Delepierre et Victoria Sainz, pour qui l’engagement en faveur des droits des femmes semble dessiner d’ores et déjà les contours d’une future carrière.

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