Seine-Saint-Denis (93)

« Si on nous enlève la béquille et que nous réussissons à marcher, même si nous boitons, ça sera un très beau symbole »

Publié le 23/09/2021
Procès du Bataclan
BertrandSar/AdobeStock

Le 8 septembre marquait le début du procès tant attendu des attentats du 13 novembre qui ont coûté la vie à 131 personnes. Du Stade de France aux terrasses du XIe arrondissement et bien sûr, au Bataclan le nombre de parties civiles est de 1 800. Un procès historique et hors-norme, attendu de pied ferme par les parties civiles, nombreuses à assister à cette première audience. Entre besoin de vérité et difficultés de se replonger dans de douloureux souvenirs, certaines d’entre elles se sont confiées, comme Paulo Lopes, gravement blessé au Stade de France (93).

« Pour l’instant, je suis assez détaché, mais je m’attends à un contre-coup à n’importe quel moment ». Quelques jours après le début du procès des attentats du 13 novembre, Arthur Dénouveaux, 35 ans, président de l’association Life for Paris et rescapé de l’attaque du Bataclan, apparaît comme serein. Peut-être parce qu’il jette un œil « cartésien » sur le déroulé des audiences, et qu’il ne vient pas seulement « comme victime, mais justement comme président d’association ». Par-dessus tout, il est terriblement occupé, jongle entre les audiences, les dizaines de SMS par jour, les groupes WhatsApp, les sollicitations continues des journalistes, les discussions avec les avocats des deux bords. En flux tendu, son attention est prise et le détourne peut-être temporairement de cette nuit du 13 novembre où il aurait pu perdre la vie. Et puis, voir enfin se concrétiser un procès lui « retire un poids. Désormais, cette affaire appartient à la justice ».

Tout comme lui, en ce jour d’ouverture de procès, ils étaient des dizaines de parties civiles – en tout 1 800 se sont constituées – à être présents sur les bancs qui leur étaient dédiés, le visage grave, installés dans cette salle hors norme de 750 m², comprenant une capacité de 550 places et au coût énorme de huit millions d’euros.

Depuis des mois, Arthur Dénouveaux se préparait à cette confrontation. Il se sentait donc aussi prêt que possible. « Le covid a décalé le début du procès de neuf mois. Cela nous a laissé davantage de temps pour nous préparer. Avec l’association, on a abordé les questions proprement judiciaires : c’est quoi un juge d’instruction ? Un procureur ? Une cour d’assises spécialement composée ? Lors de nos assemblées générales, il y a eu des débats sur le rôle des parties civiles, l’intérêt que cela pouvait avoir de témoigner… ». De son côté, si le procès des attentats du 13 novembre est le plus grand rendez-vous judiciaire, « ce n’est pas le premier. Avec 25 adhérents de l’association, je suis allé au procès de janvier (Charlie Hebdo), qui était un peu comparable, à celui du Thalys, aussi. Nous avons également réalisé le podcast “Parties Civiles”, à hauteur de victimes. Nous avons résumé les 550 pages de l’ordonnance de mise en accusation en un digest de 23 pages, pour qu’elle soit accessible à tous nos membres », explique encore Arthur Dénouveaux.

Voir les accusés en vrai

Faut-il le dire, en ce premier jour d’audience, les regards étaient tous tournés vers le box des accusés, construction de verre d’où treize hommes étaient visibles. Bras croisés, visages fermés, ils avaient pris place, encadrés par des dizaines de gendarmes. Treize noms. Treize visages, beaucoup inconnus du grand public. Mais l’un d’entre eux suscitait un intérêt plus intense. Salah Abdeslam, dont le rôle reste à déterminer, seul survivant de premier plan, alors que les autres terroristes sont morts dans les explosions qu’ils ont déclenchées ou lors de l’assaut de Saint-Denis, le 18 novembre. C’est lui que Paulo Lopes, survivant de l’explosion du Stade de France, tenait à voir. Lui, la cible de son courroux. Arborant un collier vert autour du cou, signe qu’il accepte de parler aux médias, ce ferrailleur de 47 ans a partagé son émotion du premier jour. D’autres, parmi les personnes présentes, arborent un collier rouge : elles n’ont pas envie d’être interrogées. Le teint hâlé, le look décontracté, Paulo Lopes a été gravement blessé au Stade de France (93) par l’explosion d’un « kamikaze à 3,5 mètres de moi », son corps transpercé, ainsi que celui de son ex-femme, par plus de vingt éclats de bombe. Il tenait absolument à être là aujourd’hui : quelques minutes avant l’attentat, il a vu Salah Abdeslam lui-même déposer les attaquants. Mais ce n’est que sur son lit d’hôpital, rétrospectivement, qu’il évoquera ce souvenir aux enquêteurs.

Alors, vu la portée symbolique et politique de ce procès, quand Salah Abdeslam, situé à l’extrémité du box près de la tribune des magistrats et du président de la cour, conseillé par son avocate, la pénaliste Olivia Ronen, prend la parole afin de décliner son identité, la salle retient son souffle. Parmi les personnes présentes, Paulo Lopes le scrute. Après neuf mois d’isolement, Salah Abdeslam allait-il sortir du silence ?

Dès ses premiers mots, le ton a été donné. Glaçant, le regard tout aussi noir que son masque, Salah Abdeslam s’est octroyé la parole et a lâché d’un trait, surprenant le président : « Avant toute chose, je tiens à témoigner qu’il n’y a divinité qu’Allah et que Mohamed est son prophète ». La profession de foi musulmane, il l’a prononcée comme l’étendard de ses convictions, restées inchangées, voire renforcées par la détention. Les saillies ont continué de fuser : « Le nom et le prénom de ma mère n’ont rien à voir ici ». Et enfin, comme réponse à sa profession au moment des attentats : « J’ai quitté toute vie professionnelle pour devenir un combattant de l’État islamique ». « J’avais noté intérim », réplique le président, suscitant dans la salle un rire contenu.

Cette attitude de provocation – qui se poursuivra lors des journées suivantes – n’étonne pas Arthur Dénouveaux. Glaçants, les propos de Salah Abdeslam ? Pas vraiment. « Je ne veux rien attendre du box. Je ne veux jamais dépendre des accusés. Vous savez, quand on est dans la salle d’audience, on voit ces types dans un box de verre, avec 40 malabars qui se tiennent derrière. Franchement, on ne se sent pas en danger. À propos de Salah Abdeslam, on se dit plus que c’est un taré du métro. Et puis, il y a quelque chose que les journalistes n’ont jamais écrit : Salah Abdeslam n’a jamais vu un mort de sa vie. Il n’est pas allé en Syrie. Nous on en a vu, on a marché sur des corps. Donc, l’espèce d’aura de mystère autour de lui, nous on ne le voit pas du tout » !

Ce n’est pas tant le ton qui le dérange, d’ailleurs, que la possibilité d’interruptions intempestives lorsque les victimes témoigneront, ce qui entraînerait des « questionnements stratégiques » à mettre en place pour canaliser la haine de l’accusé et permettre aux témoins de s’exprimer dans la sérénité.

Pour les victimes, se remettre tout doucement

Avant de reprendre une vie « normale », Paulo Lopes a connu un véritable chemin de croix. Mais sa vie a été bouleversée à jamais, assure-t-il : encore aujourd’hui, il ressent des douleurs chroniques, son dos est un champ de bataille qu’il n’a plus la force de regarder. Quand il est rentré dans l’enceinte du palais, l’agent de sécurité lui a fait une remarque sur sa carrure, lui a demandé s’il faisait de la gym. Lui n’a même pas répondu, il ne sait pas qu’il est carré, son dos – fait de cicatrices indélébiles – n’existe plus. Il ressent encore une surréaction aux bruits et la quasi-impossibilité de prendre les transports. Le choc post-traumatique est encore fort. Heureusement, il se raccroche à un signe de la vie. « Ma fille devait venir ce soir-là, et finalement elle est restée à la maison avec sa grande sœur », lâche-t-il, en imaginant le pire au conditionnel.

Après les déclarations de Salah Abdeslam, il fulminait. À ses yeux, Salah Abdeslam a montré ce que serait son comportement tout au long de ce procès : la provocation. Ce ton lui a donné envie d’en découdre, « même si je sais me maîtriser », assure Paulo, qui ressent soudainement l’envie « d’aller boxer ». Si « chaque jour », il repense à ce funeste jour, sa plus belle revanche, il la tient. « Ils ne nous ont pas tous tués »…

À quelques rangs de lui, Daniel Psenny, porte lui aussi un collier vert. Les médias, il connaît bien : c’est un ancien journaliste du Monde. Juste avant l’audience, il se voulait serein. « Je suis quand même allé faire mon petit tour, expliquait-il, évoquant le box des accusés. Mais je m’étais préparé. Maintenant on verra ce qui sortira de ce procès ». Daniel Psenny a été blessé lors de l’attentat du Bataclan en voulant aider un touriste américain. Voisin du lieu de concert, il est le témoin de la sortie paniquée des spectateurs par la porte d’urgence, flot ininterrompu de corps désarticulés par la peur. Opéré le 14 novembre, s’en est suivie une longue période de convalescence, de plusieurs mois. En ce premier jour d’audience, il faisait preuve d’un grand sang-froid, même s’il a lui aussi constaté l’attitude de « rupture de Salah Abdeslam », sans « ouverture possible ».

Il a cependant un maigre espoir : « que toutes ces doléances, toute cette violence, cette souffrance » puissent peut-être déclencher quelque chose chez lui. « Dans tous les cas, la justice des hommes lui sera appliquée, et c’est la plus belle victoire de la démocratie. Elle sera plus forte que la barbarie » assène-t-il, sûr de lui. « Aujourd’hui, commence une autre page de notre résilience ».

Un sentiment probablement ressenti par une majorité des personnes constituées parties civiles. Mais Arthur Dénouveaux ne peut s’empêcher de penser au contexte dans lequel se déroule procès, en pleine année électorale et craint une récupération politique extrême-droitière. « Ce procès réunit tous les thèmes sécuritaires : la route des migrants, la religion, la coopération européenne… Ça peut être une formidable caisse de résonance pour certains candidats. Il va falloir regarder cela de très près », met-il en garde. Donner du sens, à tout prix, à son expérience. La transformer en expertise pour l’après. Car après le temps des procès – première instance, puis éventuellement appel et Cour de cassation – l’association Life for Paris disparaîtra. Pas l’élan de solidarité incroyable qu’elle a rendu possible, mais la structure n’aura plus lieu d’être en l’état. « Si on nous enlève la béquille et que nous réussissons à marcher, même si nous boitons, ça sera un très beau symbole ».

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