Procès des geôliers de Daech : Nemmouche admet le djihad en Syrie mais nie les séquestrations
Glaçant, loquace. Volubile, même. Mehdi Nemmouche, muet durant la procédure qui a duré 10 ans, a enfin décidé de parler, hier, au procès des geôliers de Daech. Se considérant « citoyen du monde », estimant de son devoir « de secourir les opprimés », il a avoué avoir rejoint en 2012 les organisations terroristes en Syrie mais n’endosse pas le rôle de bourreau qui a torturé des otages, dont les quatre journalistes français.

Étrange sentiment, au terme de quelque huit heures de débats nourris, et souvent épuisants. L’homme plutôt fluet, vêtu d’un pull islandais blanc, a un visage lisse, presque figé, un air tantôt effrayant, tantôt jovial, comme lorsqu’il sourit au journaliste Didier François qui pourrait être son « otage favori ». Mais ce dernier, même s’il est sûr d’avoir été gardé et torturé par Mehdi Nemmouche, ne peut être le préféré puisque l’accusé nie avoir, ne serait-ce qu’un jour, séquestré des Occidentaux et ressortissants de pays alliés. « J’étais un combattant », dit Nemmouche qui, pour la première fois, accepte de revisiter son parcours de terroriste.
La cour d’assises spécialement composée de Paris juge depuis lundi 17 février cinq accusés – deux en leur absence et faisant l’objet d’un mandat d’arrêt – de crimes commis en Syrie (voir notre encadré « Repères » sur le contexte, les charges retenues et les victimes), et elle a consacré l’audience de ce jeudi à l’interrogatoire du principal suspect. Lequel, « à l’isolement depuis 11 ans, répondra à tous ceux qui le veulent », indique en préambule son défenseur, Me Francis Vuillemin.
Effectivement, il va répondre à tous, et même profiter à plein de la tribune qui lui est offerte pour rattraper le temps perdu. Curieuse sensation, oui, car l’homme est cultivé et non dénué d’humour. Mais terrifiant.
« Quand la liberté est attaquée, il faut la défendre ! »
Mehdi Nemmouche se révèle donc aussi glacial que volubile, le débit est si rapide qu’il faut le freiner, mais voilà qu’il est lancé et trace sa route. La Syrie ? « Oui, j’ai rejoint Jabhat al-Nosra le 31 décembre 2012, France Info avait parlé d’eux », convient-il, badin, détaillant son parcours : le Liban, la Turquie, l’arrivée parmi les djihadistes salafistes. Toutefois, précise-t-il, s’il est parti « sur un coup de tête » avec 8 000 € en poche, il a vite estimé que sa place était parmi les combattants qui luttaient contre Bachar el-Assad, président maintenant réfugié en Russie. Son engagement, il le justifie par les actions de l’envahisseur américain, « les civils innocents qui sont tués », par la répression française en Algérie. Fervent anticolonialiste, il indique qu’entre [l’ancien Président] Vincent Auriol et Hô Chi Minh [le communiste vietnamien], j’aurais choisi Hô Chi Minh ». Il se dit touché par le témoignage d’Edouard Elias, non pour ce qu’il a subi mais parce que son grand-père a été soldat en Indochine. À propos des Anglo-Saxons qu’il pilonne d’un débit de mitraillette, il se tourne vers la famille britannique de David Haines, otage décapité, assise dans la salle, et cite les parents absents de James Foley, décapité ; Nemmouche n’entend froisser personne.
La rhétorique est bien huilé, on l’entend à chacun des procès de terroristes. « Quand la liberté est attaquée, il faut la défendre ! », reprend l’accusé en transe extatique, index en l’air, moulinets du bras droit, face au président Laurent Raviot, d’une patience à toute épreuve. Il écoute l’homme isolé en détention, l’assassin condamné pour l’attentat au Musée juif de Bruxelles en 2014, qui digresse – « si les Japonais étaient envahis, j’irais » –, aussi les Hmong du Laos « mais je ne connais pas de Hmong », les Palestiniens. « Je me considère comme apatride, je suis un citoyen du monde », conclut-il (il n’est pas encore 11 heures).
Du « Secret défense » aux répliques de Jean Gabin
Mehdi Nemmouche est volontiers prolixe, cependant, attention, il est hors de question d’apparaître en bourreau qui arrachait des ongles, électrifiait, lynchait, pendait par les bras. Il admet avoir tué des Syriens, « pas assez, sinon la guerre aurait fini plus tôt », mais jamais il n’a touché un innocent. On l’a dit antisémite après la tuerie au Musée juif ? « C’est faux. » Du reste sa kounya n’était pas Abou Omar : « C’était Abou Daniel, le prophète [de la Bible hébraïque] jeté dans la fosse aux lions. Ça vous étonne, hein ? Je pense avoir été le seul Abou Daniel en Syrie », précise-t-il, rigolard.
Les Juifs exécutés à Bruxelles ? « Secret défense » – comprendre : ce n’est pas lui, le condamné à perpétuité sur un malentendu. Son adoration pour Mohamed Merah, l’assassin de Toulouse et Montauban qui a exécuté sept personnes, dont trois enfants juifs ? « Faux ! Je suis un enfant de la DDASS, je ne cautionne pas ça. Je sacralise l’enfance ! » Seule obsession concédée : les Bosniaques écrasés par les Serbes entre 1992 et 1995 : le génocide des musulmans à Srebrenica l’a marqué.
À toutes les questions qui le rapprochent des otages Nicolas Henin, Didier François, Edouard Elias assis face à lui (Pierre Torres est absent), il répond d’une pirouette ou d’un « secret défense ». Il cite Napoléon quand Laurent Raviot insiste – « la meilleure pédagogie est la répétition », secret défense, donc –, paraphrase Jean Gabin dans « Deux Hommes dans la ville » : « À force de chercher un coupable, on finit par le trouver. »
Guerrier, oui, « terroriste si vous voulez, j’en suis un au regard de la loi », ni geôlier ni bourreau. Ainsi soit-il, ce jeudi 27 février. Sa logorrhée peut cependant l’avoir trahi : Didier François n’a-t-il pas reconnu la voix de ce tortionnaire « trop bavard » qui « les faisait chier des heures » ?
On verra, ce vendredi, comment il réagira aux confrontations prévues avec les otages.
À 16h45, Nemmouche a un peu perdu de sa superbe : la cour a projeté des vidéos où il est identifié dans les sous-sols de l’hôpital ophtalmologique à Alep, occupé à garder des Syriens. Il a chaussé sa fine paire de lunettes, a observé et assené : « Je ne comprends pas qu’on trouve une ressemblance avec moi. Ce n’est pas moi, je suis formel ! »
Il a dû se rassoir, et a paru soudain aussi blanc que son pull islandais.
Repères
Le contexte
Les faits se sont déroulés en Syrie, principalement à Alep et Cheikh Najjar, de 2012 à 2014, alors que s’affrontaient les rebelles syriens et les soldats de Bachar el-Assad (le président déchu le 8 décembre 2024). Jabhat (Front) al-Nosra, le groupe terroriste d’idéologie salafiste djihadiste fondé par Abou Mohamed al-Joulani (renommé Ahmed al-Charaa depuis qu’il est devenu président par intérim de la Syrie le 29 janvier 2025), branche syrienne d’Al-Qaïda en Irak, occupe les trois hôpitaux d’Alep. Al-Nosra les transforme en lieux de détention et de torture.
En 2012, les djihadistes accueillent des centaines de combattants étrangers, dont les accusés. En avril 2013, lors d’une scission, un groupe d’al-Nosra rejoint les Irakiens d’Abou Bakr al-Baghdadi (mort en 2019). Ils se fédèrent sous le nom d’Etat islamique en Irak et au Levant (EIIL). D’autres restent avec Al-Qaïda. Le 29 juin 2014, les rebelles d’al-Nosra et de l’EIIL fondent l’organisation Etat islamique (Daech), qui instaure un califat et forme un proto-Etat, régime totalitaire connu pour ses milliers de massacres.
À partir du 22 novembre 2012 et jusqu’en 2014, 25 otages occidentaux ou ressortissants de pays alliés sont enlevés puis séquestrés dans « les centres de formation de la terreur » – selon la formule du PNAT (Parquet national antiterroriste).
Les victimes et parties civiles au procès
Quatre otages français se sont constitués parties civiles. Didier François et Edouard Elias, enlevés le 6 juin 2013 près d’Alep ; Nicolas Henin et Pierre Torres kidnappés le 22 juin 2013 à Raqqa, à trois heures d’intervalle. Après dix mois de torture dans les sous-sol de l’hôpital d’Alep, d’une menuiserie à Cheikh Najjar et de quatre autres lieux, les journalistes sont libérés le 18 avril 2014.
Sont aussi parties civiles l’humanitaire italien Federico Motka kidnappé le 12 mars 2013 avec son collègue britannique David Haines – décapité le 13 septembre 2014 –, la famille de ce dernier et leur employeur, Acted (ils ont été joints à la procédure par deux réquisitoires supplétifs) ; le compagnon de l’humanitaire Américaine Kayla Mueller enlevée le 2 août 2013, tuée le 6 février 2015 (elle fut « la propriété » du calife al-Baghdadi) ; Daniel Rye Ottosen, photographe danois enlevé le 17 mai 2013 et libéré 13 mois plus tard ; la sœur du photographe britannique John Cantlie (présumé mort) et les parents de l’humanitaire américain Peter Kassig kidnappé le 1er octobre 2013, décapité le 16 novembre 2014.
Les terroristes d’al-Nosra, de l’EIIL, de l’EI ont aussi décapité l’ingénieur russe Sergueï Gorbunov, les journalistes américains James Foley et Steven Sotloff, l’humanitaire britannique Alan Henning. Louisa Akavi, infirmière néozélandaise, est présumée morte.
Des otages espagnols, suédoise et belge, revenus de l’enfer, ont témoigné la semaine dernière.
Les accusés
Mehdi Nemmouche, 39 ans, dit Abou Omar, est le principal mis en cause. Sa voix a été identifiée par plusieurs otages après l’attentat au Musée juif à Bruxelles le 24 mai 2014 (quatre morts). Il est poursuivi pour association de malfaiteurs terroriste, actes de torture et de barbarie, séquestrations en relation avec une entreprise terroriste, préparation d’actes terroristes dans dix pays dont la Syrie. Il encourt la réclusion criminelle à perpétuité.
Abdelmalek Tanem, Franco-Algérien de 35 ans, est suspecté des mêmes faits (sauf les actes de torture) en Turquie et en Syrie.
Kaïs al-Abdallah, Syrien âgé de 41 ans, est soupçonné des séquestrations en relation avec une entreprise terroriste commis au préjudice de Nicolas Henin et Pierre Torres et d’association de malfaiteurs terroriste. Il encourt 20 ans de réclusion criminelle.
Deux autres individus font l’objet d’un mandat d’arrêt et sont jugés en leur absence : Salim Benghalem, Franco-Algérien de 44 ans, reconnu comme étant « le chef des geôliers qui décidait pour la torture », et Oussama Atar, un Belge de 40 ans déjà condamné à perpétuité en 2005 pour appartenance à Al-Qaïda et soupçonné d’être en lien avec les plus hauts chefs de l’EIIL, devenu Daech. Tous deux sont accusés des mêmes faits que Nemmouche.
Référence : AJU497107
