Tribunal de Bobigny : « Il a pleuré durant trois heures aux UMJ ! »

Publié le 04/05/2021

Depuis sa naissance au Gabon, en 1998, Sab essuie des vents contraires. Sa situation illustre la misère des migrants qui imaginent qu’en France, avec de la chance, ils trouveront un travail qui les fera vivre. Grâce à son avocate, il a échappé au pire. Mais pour combien de temps ?

Tribunal de Bobigny : « Il a pleuré durant trois heures aux UMJ ! »
Palais de justice de Bobigny (Photo : ©M. Barbier)

 

Devant la 17e chambre correctionnelle de Bobigny (Seine-Saint-Denis), Sab comparaît détenu. Arrêté le 7 avril à Noisy-le-Sec, il n’a pas pu être jugé à l’issue de sa garde à vue, faute d’interprète. Il a donc dormi dans un lit et mangé à sa faim durant 21 jours. Aux sans-abris, parfois, la prison redonne un peu de forces.

Ainsi, vendredi 30 avril, affronte-t-il courageusement ses juges, bien qu’il se sache en péril : en situation irrégulière, Sab est prévenu de détention de tabac manufacturé sans autorisation et de violence envers deux policiers. Son avocate, Me Saïma Rasool, a beau dire que « c’est un bon petit gars », l’affaire est mal engagée.

« Je mène l’instruction comme je veux ! »

En survêtement à bandes rose fluo sous un anorak vert pâle, petites tresses dressées sur la tête, Sab se tient droit et n’esquive aucune question. Oui, il est entré en France illégalement, il y a deux ans. Oui, il avait 63 paquets de cigarettes dans son sac à dos. Oui, il a fui devant les policiers qui l’ont vite maîtrisé au moyen de deux décharges de Taser. Non, il ne les pas frappés à la mâchoire et à l’œil. Pas plus qu’il n’a tenté de les mordre ou ne leur a craché au visage, comme ils le prétendent.

Les victimes, absentes, ne sont même pas représentées. Aussi le président Jean Corbu s’en fait-il le porte-parole, détaillant les blessures (un à quatre jours d’ITT), énumérant leurs griefs, s’emportant tellement qu’il en oublie l’interprète, incapable de restituer simultanément le flux continu de mots. A tel point que Me Rasool se dresse, appelle le juge à la patience. « Je mène l’instruction comme je veux ! », rétorque-t-il sèchement. Soudain glaciale, l’atmosphère fige le traducteur qui bégaie en dialecte fang.

« Je me suis excusé d’avoir fui… »

 « – Bon, on ne va pas passer l’après-midi sur ce dossier ! Reconnaît-il s’être rebellé, oui ou non ?

– Je ne voulais pas être arrêté mais je n’ai frappé personne. Je n’aurais pas pu à cause du Taser.

– Les policiers ont donc tout inventé ? Jusqu’à leurs blessures ?

– Je ne sais pas. Je me suis excusé d’avoir fui… »

L’audition des agents aurait permis de clarifier les événements. Toutefois, il apparaît que Sab a dû se débattre, a sans doute porté des coups, mais lui seul a passé des heures à l’unité médico-judiciaire (UMJ) afin d’y être soigné. Le Gabonais de 23 ans tente de s’expliquer auprès de l’interprète, lequel finit par se taire sous les réprimandes du président Corbu.

Ce dernier semble excédé. Est-ce à cause des journées surchargées, comme celle de mercredi 28 avril qui s’est achevée à 3h30 du matin ? Ou parce que la lassitude le gagne à force de voir les clandestins échouer au tribunal de Bobigny ? Juge des libertés et de la détention, Jean Corbu officie à l’annexe judiciaire de Roissy où, depuis le 26 octobre 2017, se tiennent les audiences en zone d’attente pour personnes en instance (ZAPI). Il y examine jusqu’à 40 dossiers d’étrangers « indésirables » par jour, soit des milliers par an. Le magistrat sait que les immigrants qui échappent à l’expulsion finissent par enfreindre la loi pour survivre. Il est témoin, quotidiennement, de leur infortune.

« Je n’ai pas les moyens de prouver que mon client a été passé à tabac »

Comme son collègue du siège, la procureure Delcourt n’est pas chargée de la politique migratoire, de ses stratégies, de ses conséquences. Alors, confrontée à un homme « qui n’assume pas » et dont la version « est peu crédible », elle requiert huit mois de prison ferme.

Me Rasool semble sonnée. Quelques secondes seulement, car elle compte parmi les avocats aguerris du barreau de Seine-Saint-Denis qui se tiennent aux côtés des « maintenus » de la ZAPI. Elle a l’habitude de voir la justice s’exercer fermement. « Je n’ai pas les moyens de prouver que mon client a été passé à tabac, argumente-t-elle, mais il a pleuré durant trois heures aux UMJ. Ce n’est pas pour rien ! Je souhaite que l’on descende du TGV qu’est cette instruction à l’audience, que l’on n’envoie pas en détention un jeune homme au motif qu’il est SDF. »

Saïma Rasool plaide « le parcours très compliqué » de Sab : sa mère morte en lui donnant naissance, l’exode à travers le continent africain pour finir en Italie, d’où il a été chassé. Terminus en région parisienne, la rue, la faim, la vente à la sauvette de cigarettes pour 15 euros par jour : « Il a déjà la tête sous l’eau, faut-il la lui enfoncer plus ? Ne faites pas un délinquant de cet émigré sans casier judiciaire. » Sab ajoute une phrase vite traduite : « Je ne suis pas quelqu’un de violent. »

« Les héros, ça finit dans un cercueil »

En attendant le délibéré, l’avocate commise d’office défend cette fois Yahia qui, à 18 ans, va devenir père dans un mois. Son passé de mineur abonné au tribunal pour enfants l’a conduit en prison le 26 mars dernier. Comme son ami Yan, libre, il est prévenu d’extorsion par la menace du téléphone portable d’un lycéen, à Montreuil. Yan reconnaît les faits, Yahia jure qu’il faisait juste le guet. Hélas, pour calmer un professeur qui s’interposait, il lui a dit : « Les héros, ça finit dans un cercueil. » De toute façon, guetteur ou voleur, il est autant responsable du traumatisme causé. La procureure requiert 12 mois fermes contre Yahia, 8 mois sous bracelet électronique à l’encontre de Yan. Dure journée pour Me Rasool.

Finalement, elle quitte l’audience rassérénée. Yahia verra naître son bébé, la peine requise ayant été réduite de moitié, avec sursis, dont Yan bénéficie aussi. Quant à Sab, il est libre : les 8 mois requis sont assortis du sursis. Il ne manifeste aucune émotion. On ne saura pas s’il est satisfait de regagner sa tente aux abords du périphérique. En revanche, il est presque certain que les exploiteurs de misère, basés à Saint-Denis, l’utiliseront à nouveau pour écouler leur stock de tabac issu de la contrebande.

Tribunal de Bobigny : « Il a pleuré durant trois heures aux UMJ ! »
Me Saïma Rasool au tribunal judiciaire de Bobigny, vendredi 30 avril (Photo : ©I. Horlans)

 

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