Tribunal d’Évry : « Ma famille, maghrébine, refuse que je vive avec un Noir »

Publié le 02/05/2022

Il est inhabituel qu’une plaignante se constitue partie civile pour porter secours au prévenu. A la surprise générale, au procès de Sako* à Évry (Essonne), Farah* a révélé pourquoi elle a menti en affirmant qu’il l’a battue. Elle a cédé aux pressions de sa famille qui traite son conjoint de « singe » et veut la marier de force à un Marocain.

Tribunal d’Évry : « Ma famille, maghrébine, refuse que je vive avec un Noir »
la 10e chambre correctionnelle du tribunal d’Évry (Photo : ©I. Horlans)

Le 9 avril 2022, Sako a chuté dans l’escalier. Il souffre d’une fracture avec entorse à la jambe droite. Aussi est-il autorisé à rester assis dans le box des prévenus de la 10e chambre correctionnelle du tribunal d’Évry. Il a eu du mal à monter les marches de la souricière au prétoire, les deux policiers qui l’escortent depuis le commissariat de Massy l’ont aidé. Cet homme de 28 ans sort de garde à vue. Il était recherché depuis le 12 avril, date de la rixe lui valant des poursuites contre Farah et sa sœur Dalila*. En comparution immédiate, Sako répond de violence aggravée par trois circonstances : la récidive, sa situation de conjoint et l’usage d’une arme, en l’occurrence ses béquilles.

Oublieux de leur utilité première, de la douleur que lui causerait son pied à terre, il a fait tourner ses cannes comme un moulinet en pleine rue. Selon l’accusation, l’une d’elles a atteint le genou de Dalila (15 jours d’incapacité de travail), l’autre a blessé Farah à l’épaule, une semaine d’arrêt. A l’UMJ (Unité médico-judiciaire), ont été constatés de gros hématomes. Toutefois, l’oralité des débats au procès va lui donner une tournure inattendue.

« Au secours, ils vont tuer mon frère ! »

Livide, Farah est installée près de son avocate au banc des parties civiles. Dalila est absente. Le président Olivier Bachelet rapporte les éléments de la procédure. Le 12 avril, alors que Sako et Farah arpentent les commerces en quête d’un cadeau d’anniversaire, le frère de la jeune femme les croise. Il voit rouge. Cela fait des années que Yacine aide ses parents à chasser de leur existence « le Noir », comme il l’appelle s’ils sont bien lunés. S’ils sont en colère, les insultes atteignent les sommets du racisme. Pour éviter « une embrouille », Sako abandonne sa compagne à ses achats. A ce stade, on est sur une affaire de querelle familiale qui va mal tourner.

Car Sako file en soirée chez les K., où vivent les sœurs. Il veut emmener sa compagne, Yacine s’interpose. Il prend « une droite ». Sako s’en retourne, rameute son propre frère, Mamadou. Le conflit se déplace à un carrefour, sur la voie publique. D’un côté, la fratrie N. ; de l’autre, les K. : West Side Story à Massy. S’il est avéré que les béquilles fendent l’air – un témoin les a vues –, que Yacine chute, la suite est incertaine. Affolée, Dalila alerte la police : « Au secours, ils vont tuer mon frère ! », hurle-t-elle à trois reprises au téléphone, avant de récupérer sa perruque arrachée dans la mêlée. Les gardiens de la paix arrivent, Mamadou et Sako s’enfuient en Citroën C5. Le conducteur sera vite rattrapé, toutefois il a eu le temps de déposer Sako en lieu sûr.

« Tu te rends compte, tu es avec un singe ! »

Il sera interpellé huit jours plus tard. Dans le box, il nie en bloc : « Je n’ai jamais frappé les filles ! Je suis à peine descendu de la C5. Vous voyez mon état ? Je peux à peine marcher avec les béquilles ! L’histoire que j’entends est tout de même un peu confuse, non ? » Les juges en conviennent, aussi l’encouragent-ils à expliquer pourquoi on l’accuserait sans fondement.

« Je vais vous dire, c’est simple : nous sommes en couple depuis 12 ans et sa famille ne m’accepte pas. Ils lui font subir un vrai lavage de cerveau. Ils veulent nous séparer. Au centre commercial, j’ai essayé de parler à Yacine, c’est parti en vrille. Après, dans la rue, on a échangé des mots, oui… »

Et à cet instant, l’audience bascule. Farah, que l’on imaginait réclamer des dommages et intérêts, annonce « se constituer partie civile pour une seule raison : que mes déclarations soient inscrites dans la procédure ». Un léger flottement s’ensuit. Elle est conviée à la barre. Une longue queue de cheval effleure son chemisier beige sur pantalon noir. Nerveuse et très émue, elle s’élance : « Comme il l’a dit, personne ne veut de lui, chez moi. Ma famille, maghrébine, refuse que je vive avec un Noir. J’entends tout le temps : “Tu te rends compte, tu es avec un singe !” Mes parents, mes frères, voudraient m’envoyer au Maroc pour épouser un Marocain qu’ils ont choisi. On veut me marier de force ! » Farah a presque crié.

« Ma mère et ma sœur m’ont forcée à déposer plainte, à mentir »

 Alors que se dessine un drame de société, la jeune femme dévoile sa vérité des faits : « Il ne nous a pas tapées, ni ma sœur ni moi. Dalila s’est blessée seule en tombant. Mes hématomes sont la conséquence des coups portés par ma mère et Dalila. Elles m’ont forcée à déposer plainte, à mentir. Elles m’ont escortée, menacée. Le 17 avril, j’ai retiré ma plainte parce que [Sako] est mon pilier depuis que j’ai eu 16 ans. Alors elles m’ont virée. “Pars avec ton singe !” Je n’ai pas mangé ces dernières 72 heures. Je suis réfugiée dans un foyer. »

Farah reprend son souffle : « C’est ma famille, mon sang, mais je vous dois la vérité. Je suis un agent assermenté, ma conscience dicte ma conduite. » Son avocate, Me Aurore Parcelier, la prie de révéler la raison qui l’a menée ce matin chez son médecin. La voix tremble : « Parce que je suis enceinte. » Sako la fixe et sourit pour la première fois.

Me Parcelier plaide les témoignages attestant « du tiraillement » que subit Farah « entre les siens et l’homme qu’elle aime ». Comment requérir, après de telles émotions ? La procureure Laëtitia Arcaix croit aux pressions « mais d’où viennent-elles ? Dans le public, je vois beaucoup d’amis du prévenu ». Et le casier judiciaire de Sako est un boulet, d’autant plus que parmi dix mentions y figurant, il y a une condamnation pour violence envers Farah. Elle sollicite dix mois de prison, avec un mandat de dépôt à l’audience.

En défense, Me Damien Brossier s’insurge : « Il faut beaucoup d’assurance pour réclamer une condamnation ! Cela signifierait que cette jeune femme ment. Quelle audace ! Prudence, on ne sait pas, il ne suffit pas d’avoir une intuition. Si on a un doute, on s’abstient. »

Le président Bachelet et ses assesseurs suivent l’avocat : Sako est relaxé. Il se redresse sur ses béquilles, sourit à la mère de son futur enfant, s’élance vers la sortie. Ce soir, Farah quittera le foyer et dormira chez lui.

 

*Les prénoms ont été modifiés

Plan
X