Report du lancement Apple Intelligence, coup de frein dans l’innovation, la réglementation européenne en cause…
Le 21 juin 2024, Apple a décidé de reporter le lancement de son système d’IA générative, Apple Intelligence, dans l’Union européenne, invoquant des « incertitudes réglementaires » liées au règlement européen Digital Markets Act (DMA). Deux autres services, iPhone Mirroring et les nouvelles fonctionnalités de SharePlay, sont également concernés.
L’annonce du lancement d’Apple Intelligence, en partenariat avec OpenAI, avait fait grand bruit lors de la Apple Worldwide Developers Conference (WWDC) 2024, mettant l’accent sur la stratégie de la firme de Cupertino. Un tel rapprochement marque clairement la volonté d’Apple de diminuer l’écart avec ses concurrents dans le développement de l’IA générative sur ses appareils.
Invoquant des difficultés à se conformer aux nouvelles normes européennes, c’est tout simplement l’utilisateur européen qui se trouve pénalisé puisque privé des dernières innovations en la matière pour son iPhone. Ainsi, il ne pourra pas bénéficier du nouvel assistant personnel Siri entraîné par l’IA générative ainsi que des nouveaux outils de texte intelligent, de retouche photo et vidéo.
Cette décision de report sine die par Apple s’inscrit dans un contexte de pression entre le fournisseur et la Commission européenne qui a d’ailleurs lancé, le 24 juin 2024, deux procédures – un avis préliminaire et une ouverture d’enquête – à son encontre, pour non-conformité au DMA1.
I – Rappel des objectifs du DMA
Vivement contesté par les GAFAM, le DMA est le règlement européen visant à réguler les activités des grandes plateformes numériques pour garantir des marchés plus équitables et ouverts. Adopté par le Parlement européen le 14 septembre 2022, il est progressivement entré en vigueur le 2 mai 2023 et totalement depuis le 6 mars 2024. Destiné à réguler l’espace numérique, ce texte vise à lutter contre les pratiques anticoncurrentielles de ces fournisseurs devenus incontournables, désignés sous la terminologie de « contrôleurs d’accès » (ou gatekeepers en anglais), en raison de leur position dominante sur le marché.
Pour être considérés comme contrôleurs d’accès, plusieurs conditions sont requises telles que la réalisation d’un chiffre d’affaires d’au moins 7,5 milliards d’euros, l’enregistrement d’un nombre d’utilisateurs de plus de 45 millions d’Européens par mois et 10 000 professionnels par an pendant les 3 dernières années.
La Commission européenne a désigné six acteurs, dont Apple, Meta (Facebook, Instagram, WhatsApp), Microsoft, Alphabet (Google), Amazon et ByteDance (TikTok).
Parmi les mesures destinées à limiter le pouvoir de marché des contrôleurs d’accès, le DMA leur interdit de favoriser leurs propres produits par rapport à ceux de tiers, ou encore d’exiger des développeurs d’applications qu’ils utilisent certains de leurs services pour apparaître dans leurs magasins d’applications.
II – Les nouvelles pratiques d’Apple dans la ligne de mire de la Commission européenne
Plusieurs pratiques d’Apple posent un problème au regard du DMA malgré la mise sur le marché de la version 17.4 de l’iOS de l’iPhone.
À la suite d’une enquête menée en mars 2024 et l’envoi de ses conclusions préliminaires, la Commission estime que les règles de l’App Store d’Apple ne respectent pas le droit de la concurrence en Europe. En effet, elle constate que les règles d’orientation d’Apple ne permettent pas aux développeurs de guider librement leurs clients vers des options d’achat moins coûteuses. Aux dires de Thierry Breton, commissaire au marché intérieur, les conditions commerciales actuelles imposées par Apple restreignent les développeurs en les empêchant de fournir des informations sur les prix ou de promouvoir des offres alternatives. Bien que les développeurs puissent inclure des liens redirigeant les utilisateurs vers des pages web pour conclure des achats, ces liens sont soumis à de nombreuses restrictions.
À ce titre, Margrethe Vestager, vice-présidente exécutive chargée de la politique de concurrence, a déclaré, le 24 juin 2024 qu’« Apple n’autorise pas totalement l’orientation des utilisateurs (steering). Le steering est essentiel pour que les développeurs d’applications soient moins dépendants des magasins d’applications des contrôleurs d’accès (gatekeepers) et pour que les consommateurs soient informés des meilleures offres. »
De plus, Apple facture des commissions excessives pour chaque achat effectué via ces liens dans les sept jours suivant leur utilisation, ce qui dépasse ce qui est strictement nécessaire pour ce type de service.
La Commission enquête également sur les nouvelles exigences contractuelles applicables aux développeurs d’application et boutiques d’applications tierces et de la mise en place d’une nouvelle redevance.
S’il est désormais possible aux utilisateurs européens de télécharger des applications depuis d’autres marketplaces que l’App Store d’Apple, la réalité est bien moins rose pour le développeur d’applications puisque tout est fait pour qu’il renonce à ce choix alternatif. En effet, les développeurs d’applications iOS pourront échapper à la commission de 30 % applicable sur l’App Store d’Apple, mais à condition de payer la « Core Technology Fee » fixée à 0,50 € par installation d’application, applicable à chaque première installation au cours des 12 derniers mois. Sur le papier, cela semble intéressant mais en pratique les montants demandés par Apple au-delà du million d’installations sont considérables. À titre d’exemple, la redevance demandée par Apple pour une application gratuite distribuée en dehors de l’App Store et téléchargée 3 millions de fois s’élèverait à 83 000 € par mois2 !
La Commission européenne considère cette pratique comme contraire au libre jeu de la concurrence, ce que l’on peut aisément comprendre tant le nouveau modèle économique proposé par Apple semble intenable pour les développeurs.
Elle examinera également le processus utilisateur d’Apple pour télécharger des applications alternatives et les conditions d’éligibilité des développeurs pour proposer ces options, notamment l’adhésion au programme Apple Developer. Des investigations préliminaires sur les contrôles de téléchargement hors App Store sont également en cours.
En définitive, selon la Commission, Apple devrait simplifier le processus d’installation et supprimer les obstacles, tels que les nombreuses étapes et les avertissements dissuasifs qui compliquent l’installation de ces magasins alternatifs.
III – Apple s’expose à un risque de sanction très élevé
Certaines pratiques d’Apple étant visées comme contraires au libre jeu de la concurrence, le géant américain s’expose à des sanctions pouvant atteindre jusqu’à 10 % de son chiffre d’affaires mondial et jusqu’à 20 % en cas de récidive, en application du DMA.
Rappelons qu’Apple est dans le collimateur de la Commission européenne qui, il y a encore quelques mois, l’a sanctionné à hauteur de 1,8 milliard d’euros pour abus de position dominante en matière de streaming musical à la suite d’une plainte déposée par Spotify en 20193. À ce titre, l’institution européenne a constaté « qu’Apple imposait aux développeurs d’applications des restrictions les empêchant d’informer les utilisateurs d’iOS que d’autres services d’abonnement musical moins chers étaient disponibles en dehors de l’application ».
Si le point de vue préliminaire de la Commission devait finalement être confirmé, une décision pourrait être prise, constatant le non-respect du DMA, dans un délai de 12 mois à compter de l’ouverture de la procédure le 25 mars 2024.
IV – Pourquoi Apple a-t-elle décidé de reporter Apple Intelligence ?
Le report en Europe du lancement de son intelligence artificielle à destination du grand public semble s’inscrire plus globalement dans une stratégie de riposte de la part d’Apple, destinée à faire pression sur les instances européennes au regard des restrictions imposées par le DMA.
Pour justifier ce report et contester les premières positions prises par la Commission européenne, Apple affirme que les conditions d’application du DMA sont incertaines. Apple expose les raisons suivantes.
D’abord, Apple considère que les règles imposées par le DMA sont peu claires, rendant son application et ses conséquences difficiles à appréhender compte tenu des difficultés d’interprétation d’un texte par nature à portée très générale. Toutefois, cet argument nous semble peu convaincant de la part d’un tel acteur qui a suivi de très près les débats tout au long de la phase d’adoption à Bruxelles. Il est évident qu’Apple ne cherche in fine qu’à maintenir son modèle économique en verrouillant son écosystème, tout en limitant la possibilité aux utilisateurs et aux développeurs d’opter pour un choix alternatif.
Ensuite, Apple invoque aussi un risque pour l’utilisateur au regard notamment de la sécurité des produits téléchargés sur son application et qui n’auraient pas fait l’objet d’un contrôle suffisant par Apple.
Alors jusqu’où ira Apple dans son bras de fer contre les autorités européennes pour préserver son positionnement sur le marché ?
V – Une offre innovante réduite pour l’Europe et un partenariat avec OpenAI controversé
Les récentes annonces d’Apple en matière d’IA générative, notamment dans la refonte complète de l’application Siri, attisent les préoccupations du régulateur européen. En effet, en s’alliant à ChatGPT d’OpenAI pour traiter certains prompts, Apple écorne son image de protecteur de la vie privée en s’appuyant sur des solutions tierces et externalisées pour le traitement des données des utilisateurs.
En effet, rappelons qu’Apple a toujours œuvré pour véhiculer une image de champion de la sécurité en misant sur des environnements fermés et contrôlés, notamment pour y limiter le risque d’introduction de virus ou malware. Avec l’évolution des technologies, Apple s’est tourné depuis lors vers le cloud, s’exposant à un risque plus fort de vulnérabilité face aux cyberattaques et ce malgré la mise en place d’un dispositif sécuritaire élevé.
Le partenariat avec OpenAI est d’autant plus préoccupant que l’intégration au modèle ChatGPT portera sur des données d’utilisateurs d’iPhone et de ses applications grand public. Ces données serviront encore à alimenter le modèle d’IA, au risque pour l’utilisateur d’atteinte à sa vie privée, à la confidentialité de ses données ou encore des droits d’auteur de tiers, ce qui suscite bien des controverses.
Et, à ce jour, OpenAI ne propose pas de garanties suffisantes pour limiter ces risques.
En outre, le risque de biais et d’hallucinations demeure important dans le développement de l’IA générative. La question de la responsabilité se pose et des garanties de la chaîne d’approvisionnement doivent encore être apportées.
Ces préoccupations reflètent la volonté du Parlement européen de trouver un équilibre entre l’innovation dans le domaine du numérique et la protection des droits fondamentaux des citoyens. C’est d’ailleurs en ce sens que l’IA Act4 a été bâti selon une approche destinée à favoriser l’innovation tout en cadrant le risque lié à l’émergence de cette révolution technologique.
En conclusion, le report du lancement d’Apple Intelligence dans l’Union européenne reflète les tensions persistantes entre le géant technologique et les régulateurs européens. La décision d’Apple de reporter ses nouvelles offres pour le marché européen soulève des questions sur la stratégie de l’entreprise face aux nouvelles régulations. Les pressions exercées par la Commission européenne, au regard des pratiques anticoncurrentielles d’Apple, témoignent de la volonté de l’UE de garantir un marché numérique équitable. Ce contexte complexe met en lumière les défis auxquels Apple doit faire face pour concilier innovation technologique et conformité réglementaire, tout en préservant son modèle économique et sa position de leader sur le marché. Le partenariat controversé avec OpenAI, malgré ses promesses d’innovation, suscite également des préoccupations quant à la protection des données et des droits des utilisateurs.
La suite de ce bras de fer entre Apple et les autorités européennes sera déterminante pour l’avenir de la régulation du marché numérique et du développement de l’IA en Europe.
Référence : AJU014s6