Paris (75)

Troisième édition de la Journée du droit au collège Louise Michel à Paris : des ados en prise avec leur société

Publié le 26/10/2020

Le 6 octobre dernier, la troisième édition de la Journée du droit dans les collèges, organisée par le Conseil national des barreaux et l’Éducation nationale, a rencontré un vif succès. Au collège Louise Michel, dans le Xe arrondissement de la capitale, l’avocate Émeline Eraud est intervenue devant une classe de troisième. Pendant ces deux heures, consacrées aux libertés, elle a interagi avec des élèves à l’esprit critique affûté, très conscients des problématiques traversant leur société (égalité femmes-hommes, réseaux sociaux, liberté de s’habiller, etc.). À son contact, ils ont sans nul doute pris conscience à quel point le droit était partout, jusque dans les moindres recoins de leur quotidien.

« Selon vous, c’est quoi un avocat ? », lance Émeline Eraud, pleine d’entrain. De cette avocate volontaire à la voix cristalline, on ne voit pas beaucoup plus qu’une silhouette et des cheveux bouclés, masque oblige. Devant elle, parmi une trentaine d’élèves de troisième, masqués eux aussi, une voix émerge. Ella apporte une réponse bien ficelée : « C’est quelqu’un qui défend des clients, dans des tribunaux, qu’ils soient des victimes ou des présumés coupables ». Une réponse intelligente, qui contient en elle-même un grand principe de droit, celui de la présomption d’innocence. Mais qui est également conforme à l’image que les collégiens se font généralement de l’avocat, façonnée par les affaires les plus médiatiques, et sans doute, par les séries américaines. Dans leur tête, l’avocat est nécessairement pénaliste. Alors Émeline Eraud complète la réponse : « Un avocat peut aussi conseiller un client, peut aider à créer une société ou faire des contrats de travail. Et quelle est l’arme de l’avocat ? » Court silence. « La loi », lance un élève. « Oui, la loi, donc le droit ».

Cette année, la thématique choisie de la Journée du droit dans les collèges est celle des libertés. Véritable fil rouge des débats de société, elles ne cessent de diviser, de fédérer, bref de créer du débat. Les élèves, à coup sûr, n’échappent pas au phénomène : entre la liberté d’expression à l’occasion du procès de l’attentat contre Charlie Hebdo, les questions soulevées par le confinement et l’état d’urgence sanitaire ou encore les déclarations de Jean-Michel Blanquer sur la tenue républicaine.

Grâce à une trame organisationnelle, Émeline Eraud aborde d’abord les libertés et leurs limites. « On ne peut pas tuer, par exemple », lâche Deborah, sûre d’elle. Oui, les libertés sont encadrées. Pour s’y retrouver dans le mille-feuille du droit, Émeline Eraud dessine au tableau une pyramide. Tout en haut, la Déclaration des droits de l’Homme et du citoyen et la Constitution, en bas, la jurisprudence et les règlements. Entre les deux, les lois, les ordonnances… De quoi comprendre, en gros, que le droit se glisse dans toutes les couches de notre système. « Même quand vous achetez un vêtement, vous signez un contrat tacite. Le droit est partout », explique l’avocate.

Les collégiens engagés

Émeline Eraud décide ensuite de donner la parole aux élèves, et ils en ont grand besoin après cette année suspendue, les cours en ligne, la séparation physique avec leurs copains et professeurs. « Êtes-vous libres de retirer votre masque » ? Un « non » général émerge de l’assemblée. On entend ici que « c’est une atteinte à notre liberté de cacher ou non notre visage », qu’« on ne peut plus respirer », mais que « c’est nécessaire pour éviter des dégâts et protéger les autres ».

À la question « Le confinement a-t-il constitué une entrave à vos libertés » ? les réponses fusent. Quand elle déclare qu’elle a « adoré » le confinement, Deborah suscite un murmure dans la classe. Les autres ne sont pas d’accord, mais de façon sous-jacente, elle reconnaît bien qu’elle n’avait plus le droit de sortir. Sa camarade réagit : « Nous avons été privés de notre liberté de déplacement, privés de notre rythme de vie habituel. Cela a créé beaucoup de dépressions, et affecté pas mal de monde », analyse Anna. L’avocate, en les faisant parler, se livrer, espère susciter entre eux des questions presque d’ordre philosophique : jusqu’où accepter la privation de libertés ? Lorsqu’il s’agit d’une pandémie, avec des risques de contaminations et donc de morts, notre liberté prévaut-elle sur le risque de contaminer quelqu’un ? Et alors que les réponses se faisaient timides, les voix se lèvent. Des doutes apparaissent. Mais globalement, les élèves de Louise Michel font preuve d’une grande maturité et ont parfaitement compris que leur privation partielle de libertés était liée à un problème qui les dépasse, d’une « ampleur internationale et d’une grande gravité », comme l’une d’entre eux l’explique. L’occasion, pour Émeline Eraud, de glisser quelques mots sur la création de l’État d’urgence en 1955, la loi du 23 mars 2020 et les décrets d’application qui en ont découlé.

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La liberté de s’habiller

« Une élève arrive au collège en brassière décolletée. En a-t-elle le droit ? ». Si Émeline Eraud a choisi ce cas pratique, ce n’est sans doute pas par hasard vu les réactions suscitées par les déclarations du ministre de l’Éducation en réaction au cas de lycéennes interdites de rentrer dans leur établissement pour cause de crop top. Elle demande par exemple aux élèves de saisir leur règlement intérieur, une façon idoine de démontrer, encore une fois, que le droit est présent dans les moindres recoins de leurs journées. À la section « tenue vestimentaire », le texte se fait laconique. Seule est précisée l’obligation de « respecter les convenances », et de ne pas montrer son « appartenance à un groupe ». Mais que signifie un « groupe » ? Est-ce nécessairement religieux ? « Être vegan, peut-il être considéré comme l’appartenance à un groupe ? », interroge-t-elle.

Pour en revenir à la tenue de l’adolescente du cas pratique, c’est une véritable lame de fond qui soulève la classe, surtout du côté des filles, très loquaces face à des garçons plus effacés, peut-être gênés par la tournure de la conversation. Un garçon téméraire ose néanmoins glisser que les filles ne pourraient pas porter de vêtements trop courts, car « ça excite les garçons ». Réactions immédiates des filles : « Mais nous, quand on vous voit torse nu, on ne se jette pas sur vous ! », s’indigne Rose. Et de faire le constat d’une litanie d’injustices rencontrées au quotidien : « Les gens sont choqués quand on met quelque chose d’osé, on se prend même des insultes ! ». Rose estime que « s’habiller relève de la liberté d’expression. Parfois s’habiller est une véritable façon d’exprimer qui on est ». « Qui peut nous interdire de porter quelque chose ? À la limite nous-même et peut-être nos parents », lâche une autre camarade. « Ce sont leurs habits, c’est leur corps, moi je ne me permettrais jamais de juger ni de faire des remarques », assure une copine. Anna conclut en rappelant, qu’avant, « les chevilles des femmes étaient mal vues. Ca évolue », se rassure-t-elle. Avec leurs nombreuses déclarations, les filles de la classe témoignent d’un engagement étonnant et d’une conscientisation forte des inégalités de traitement entre garçons et filles. « Quand on reçoit une remarque à l’entrée du collège, c’est humiliant et ça casse la journée », entend-on aussi. Finalement, aussi étonnant que cela puisse paraître, la question des insignes religieux passe au second plan.

Le deuxième cas pratique entraîne également de nombreuses réactions : il aborde la question de la mise en ligne sur les réseaux sociaux, de photos d’une collégienne en train de se changer dans les vestiaires, sans son accord, suscitant un tsunami de commentaires négatifs sur la jeune fille. Émeline Eraud est reprise par les élèves : Facebook est tellement daté, qu’aujourd’hui les collégiens ne jurent que par Instagram. Va pour Instagram. Là encore, derrière la question de droit (droit à l’image, droit à la vie privée) se dessine le rapport que ces jeunes entretiennent à leur société, de plus en plus virtuelle et numérique. Pour autant, un consensus se dégage : ces photos n’avaient pas le droit d’être prises ni postées, car « ce n’est pas juste un écran. Derrière, c’est une personne qui va ressentir des choses », lâche Anna. Les élèves évoquent la définition du harcèlement, qu’ils connaissent (notamment son caractère répété) et partagent des expériences personnelles. Ici, un cas de harcèlement scolaire, là une fille qui a voulu porter plainte et en a été dissuadée par des policiers. « Cela ne donne pas confiance en la justice ». « Ah ça, ce n’est pas la justice », corrige l’avocate. « C’est la police. Normalement, ce genre de pratique est interdite : un policier n’a pas le droit de refuser une plainte », prévient alors Émeline Eraud, tout en expliquant l’importance de collecter des preuves, comme des captures d’écran, des attestations de proches et, lorsque les faits se déroulent dans un établissement scolaire et que le conseil de discipline n’a rien donné, d’aller porter plainte au commissariat malgré tout.

Une éducation à la citoyenneté

Les dernières dizaines de minutes sont consacrées aux questions des collégiens. « Comment faites-vous pour défendre un homme qui a violé plusieurs femmes ? », interroge Ella. Émeline Eraud se base sur sa propre expérience : « Les pénalistes sont une toute petite minorité de la profession. Pour ma part, je dois faire 5 % de pénal. Mon pire cas, c’était une affaire d’infanticide », partage-t-elle. « Mais le travail de l’avocat, ce n’est pas de dire si son client est coupable. Par ailleurs, tout avocat a un droit de réserve, garanti par notre Code de déontologie. Il peut refuser de défendre un client ».

On termine la séance avec davantage de légèreté, quand Axel fanfaronne un peu en demandant si en étant avocat, on gagne bien sa vie. Réponse mitigée d’Émeline Eraud : les élèves, encore biberonnés à l’image de l’avocat pénaliste, aisé financièrement, connaissant le Code civil et le Code pénal sur le bout des doigts, n’imaginent pas la paupérisation de la profession d’avocat.

Le lendemain, l’une des organisatrices, Estelle Perron, qui leur enseigne l’anglais, fait le bilan. Les élèves sont satisfaits. Gros coup de cœur pour la première heure : « Les thèmes abordés (masques, confinement, tenu, etc.) les ont beaucoup intéressés. Je pense que cela leur a fait du bien d’en parler car il est vrai que nous avons bien débriefé avec eux à leur retour en juin mais quasiment plus depuis septembre, pris par le temps, les problèmes de rentrée à gérer, les programmes… », explique-t-elle. Les questions de harcèlement – et cela explique sans doute leur bonne connaissance du sujet – avaient déjà été abordées l’année précédente, lors de l’intervention de policiers de la Mission de prévention dans les collèges. De façon plus générale, « Avec leur stage en entreprise et quelques actions comme celles-ci, ce sont leurs seules occasions avant longtemps de pouvoir rencontrer des professionnels. Dans ce cas précis, je pense que le fait que ce soit des avocats qui viennent parler du droit et des droits est particulièrement intéressant. Le métier d’avocat est un métier plutôt admiré et respecté dans la société et les élèves en ont une image positive. C’est bien aussi qu’ils se rendent compte de la grande diversité des avocats et de leurs missions », précise Estelle Perron.

Ça tombe bien, car pour Émeline Eraud, qui exerce depuis 2013, le moteur de ce genre d’intervention, c’est « l’amour de la transmission ». Ce qu’elle fait déjà auprès des stagiaires du cabinet où elle exerce en tant que collaboratrice polyvalente. Alors quand elle sort de ces deux heures auprès des élèves, elle est heureuse de constater que les filles sont « très combatives quant à leurs droits et libertés. À leur âge je ne pensais pas comme elles ». Peut-être aura-t-elle suscité des vocations, même si elle le reconnaît, « le droit, je n’ai commencé à vraiment l’aimer qu’en quatrième année ». La thématique sur les libertés a fait réagir, et tant mieux. « La liberté est tellement centrale qu’on finit par l’oublier ». Ces deux heures ont sans aucun doute permis de réactiver son importance aux yeux des élèves.

LPA 26 Oct. 2020, n° 157e2, p.3

Référence : LPA 26 Oct. 2020, n° 157e2, p.3

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