Grenelle du droit 2 : vers un rapprochement des professions du droit
Le 16 novembre dernier, le second volet du Grenelle du droit, dont la première édition avait été un succès, se tenait au Palais Brogniart, à Paris. La présence du Premier ministre, Édouard Philippe, qui a tenu le discours de clôture, a été perçue comme la marque rassurante d’un soutien du gouvernement à l’idée d’une grande profession du droit. Ce fut également l’occasion de faire le point sur les avancées réalisées depuis un an et de revenir sur les enjeux – démocratiques mais surtout économiques – du droit, comme acteur majeur de l’attractivité des entreprises françaises. Au programme : soft law, simplification du droit, numérique, ou encore naissance espérée de la profession d’avocat en entreprise.
« Pendant une journée (le 16 novembre 2017), plus de mille juristes, avocats, juristes d’entreprise, magistrats, professeurs de droit, notaires, administrateurs judiciaires, policiers, et bien sûr étudiants, tous sont venus échanger autour de l’avenir du droit, de son importance, de sa fabrique, de son rôle dans l’attractivité de l’économie (…). Nous avions promis de nous retrouver pour une seconde édition », a résumé Stéphanie Fougou, présidente de l’Association française des juristes d’entreprise (AFJE), qui co-animait les plénières de ce Grenelle du droit 2. Promesse tenue, un an jour pour jour. Cette année, l’accent était mis sur l’avenir d’une grande profession du droit, les enjeux numériques comme économiques en lien avec le droit. À commencer par la nécessité, vœu renouvelé, de simplifier le rapport au droit afin d’en faire l’outil démocratique qu’il doit être.
Le droit, un outil démocratique
Pierre Berlioz, directeur de l’École de formation du barreau (EFB), a ainsi émis le souhait de changer la façon de parler du droit. « On parle facilement du droit pathologique, du pénal. Mais le droit, c’est ce qui permet à la société de fonctionner et ce qui régit les relations sociales ». Il a par exemple, évoqué une expression délétère pour le droit. « On ne devrait plus dire ’‘traîner en justice’’ », comme s’il s’agissait de quelque chose de péjoratif. « Il faut renverser la tendance, donner une perspective positive au droit et non le réduire à sa dimension pathologique ». Il a ainsi rappelé l’importance de la Nuit du droit, des missions accomplies par l’association InitiaDroit, qui fait intervenir des avocats bénévoles auprès des collégiens et lycéens. Une façon de montrer ce qu’est réellement le droit et de le leur faire aimer. Me Marie-Aimée Peyron, bâtonnier de Paris, a elle aussi souligné le rôle d’InitiaDroit (dans laquelle est engagé le Barreau), qui constitue l’occasion de poser aux jeunes des questions simples comme : « Connaissez-vous le droit, en matière de harcèlement ? De réseaux sociaux ? De circulation routière ? ». À ses yeux, « c’est tout simplement l’accès au droit », et cela réitère « la présence de l’avocat dans la cité ».
Pierre Berlioz a poursuivi en soulignant l’importance d’apprendre à savoir parler aux non-juristes, conscient que le jargon du droit peut être un frein à son entrée dans la société. « Il faut aller chercher le besoin [en droit], il faut benchmarker comme le font les grandes marques de l’électronique en se centrant sur la perception de l’utilisateur, et donc du justiciable ». Ainsi, il met en avant des initiatives qui rendent le droit plus accessible, comme les cliniques du droit, dont l’une est développée à l’école du barreau. « C’est quelque chose d’essentiel, parce que c’est un élément de formation pour les étudiants et élèves des différentes écoles professionnelles : cela leur met le pied à l’étrier, et en même temps, cela ouvre ces lieux de formation au grand public, et permet de faire rentrer le droit dans la cité ».
Vers une formation commune aux professions du droit
Dans le sillon du Grenelle du droit 1, l’un des points centraux du Grenelle du droit 2 fut la création d’une formation commune aux différentes professions du droit. Aurélien Hamelle, actuellement directeur juridique du groupe Total, ancien avocat, a commencé par citer Romain Gary : « Le patriotisme c’est l’amour des siens, le nationalisme c’est la haine des autres ». Par analogie, il a déclaré que « dans nos professions du droit, il faut que l’on passe d’un corporatisme à un professionnalisme » (au sens littéral du terme). Dans la foulée, le directeur juridique de Total a fait une annonce, saluée par l’assemblée : celle d’avoir d’ores et déjà jeté (avec l’Institut des hautes études de la justice, l’ENM, l’EFB, le think & do-tank Tous Droits Devant…) « les bases d’un grand projet de formation continue commune à l’ensemble des professions avocats, juristes, notaires, huissiers ». Dès janvier, un groupe de travail pluridisciplinaire va plancher afin de façonner des cycles de formation continue partagée. « Ces cycles, qui comporteront plusieurs modules, devront nécessairement comporter un passage par un module qui est à l’EFB, un autre à l’ENM, un autre qui sera porté par le think & do-tank Tous Droits Devant, afin que l’on se retrouve tous à fréquenter les lieux des uns et des autres », a-t-il expliqué. Le but ? « Réaliser qu’on a les mêmes besoins de formation ». Des points communs, il en existe de nombreux : le contrat est l’exemple type du process qui, de sa formation au contentieux, concerne autant les avocats et les notaires, qui les rédigent, que les magistrats, qui arbitrent les contentieux. « L’objectif est d’installer les premiers cycles et les premiers modules à partir du second semestre 2019 », a détaillé Aurélien Hamelle.
Bertrand Savouré, président de la Chambre des notaires Paris Ile-de-France, a pu, par le biais des nouvelles technologies, donner d’autres exemples de collaboration interprofessionnelle réussie. Assez fier de l’esprit avant-gardiste des notaires concernant la transition numérique, il a évoqué la création de « l’espace collaboratif des notaires, qui permet de faire travailler plusieurs professions ensemble sur un même dossier ». Cet espace notarial permet d’alimenter toute la documentation d’un même dossier partagé. « Nous partageons donc la documentation, nous échangeons avec d’autres professionnels, notamment les avocats, car sur un dossier immobilier, nous devons échanger les informations et les échanges techniques avec eux », a-t-il détaillé.
Les nouvelles technologies, booster de croissance
Mais Bertrand Savouré a également mis en avant d’autres initiatives de sa profession, afin de faire entrer la digitalisation dans les pratiques. Ainsi, les notaires possèdent déjà la signature électronique des actes, dont « l’authenticité de l’acte elle-même est numérique », ce qui « simplifie grandement la vie de nos clients ». Par ailleurs, deux projets de blockchain devraient permettre de sécuriser cet espace de documentation entre professionnels du droit, « de façon à ce que l’on soit certain que les documents aient été déposés sur l’espace collaboratif au bon moment et que rien n’a été ajouté après la date finale », mais également d’éditer les copies exécutoires électroniques. Derniers efforts : développer des outils de prise de rendez-vous en ligne et finaliser la signature à distance, « pour que le client puisse signer un document chez lui, tout en conférant à l’échange l’authenticité ».
« Ce qui a été fait par les notaires est remarquable, a adoubé Yves Garagnon, CEO de Dilitrust, une entreprise de numérique en contact avec les directions juridiques et qui leur offre des outils leur permettant d’intégrer la transformation numérique. Il reconnaît que parfois les directions juridiques sont plutôt frileuses car elles craignent de « perdre le contrôle ».
À ses yeux, pas de doute : « grâce au numérique, le rôle de la direction juridique change, et permet de s’insérer dans les opérations de l’entreprise, de promouvoir une certaine vision par sa pratique, qui gagne en productivité, efficacité et rentabilité. Elle devient « un atout crédible auprès de la direction générale », tandis que « l’exploitation des data (règlement, lois, codes…) de l’entreprise elle-même, permet d’exploiter son patrimoine interne. »
Petit bémol : « 70 % des regtech sont d’origine anglaise, irlandaise ou américaine, donc nous n’avons pas de champion technologique européen », ont rappelé Stéphanie Fougou, présidente de l’AFJE, et Nicolas Guérin, président du cercle Montesquieu, d’une seule voix. À bon entendeur…
Le besoin de rayonner à l’international
Me Marie-Aimée Peyron, bâtonnier de Paris, en est persuadée : il est indispensable de porter « les couleurs du barreau de Paris à l’étranger », afin de « promouvoir notre droit, notre Code civil à l’étranger. » Et de citer les prochains campus internationaux (Berlin, Tokyo) ou l’importance des conventions de partenariat. « Je viens de signer une convention de coopération judiciaire avec le barreau polonais, dont les avocats sont très demandeurs de notre aide (surtout dans un contexte de durcissement autoritaire). Dans ce cas, ce n’est pas seulement la promotion de notre droit mais un coup de main à la démocratie », estime-t-elle. Particulièrement fière que les Français soient les premiers sur le coup, elle évoque avec joie la création des « chambres commerciales internationales que nous avons créées, qui permettent dans le contexte du Brexit, de développer encore davantage l’attractivité de l’économie par le droit, c’est-à-dire de donner une alternative à la Head Court de Londres qui va perdre l’exequatur de ses décisions en novembre. »
Ce n’est pas Bertrand Savouré (notaire) qui contesterait l’importance de rayonner à l’international. « Dans le monde international, il n’est plus concevable de ne pas travailler avec des partenaires étrangers. Et les clients apprécient tout particulièrement la capacité des juristes, et des notaires en particulier, à développer des partenariats avec d’autres professionnels d’autres pays, pour que la solution que l’on met en place soit une solution optimale dans les différents pays concernés ». Ainsi, pour la première fois le Congrès des notaires aura lieu à Bruxelles cette année. Par ailleurs, les notaires de la Chambre de Paris organisent régulièrement des animations avec différentes filières de formation à l’étranger (Suisses, Belges, Allemands…), sans oublier l’association des Notaires des métropoles européennes.
Du côté de l’EFB, Pierre Berlioz a parlé de ses 450 élèves qui partent en LLM ou en stage à l’étranger chaque année, sans oublier les premières rencontres internationales de l’école (qui se sont déroulées le 28 novembre dernier), sans oublier le Lab, qui a déjà formé 1 600 avocats au numérique (webmarketing, blockchain, modélisation, conception d’un logiciel…) et un projet interprofessionnel numérique européen avec les huissiers et les experts.
Rapport Jean-Michel Darrois, dix ans après
À l’heure où les professions représentées au Grenelle du droit 2 parlent d’une même voix, Thomas Andrieu, directeur des affaires civiles et du Sceau est revenu sur les évolutions qui ont suivi le rapport Darrois, qui alertait sur la nécessaire interprofessionnalité dans le secteur de la justice. « Nous avons fusionné les avocats et avoués (ou plutôt les avoués ont disparu), nous avons fusionné les huissiers et les commissaires priseurs judiciaires, et surtout on a voté l’interprofessionnalité en 2015, tant d’exercice que capitalistique », a-t-il résumé. Pour lui, « la solution viendra des jeunes qui démarrent et qui s’associeront ensemble, dès le début : un avocat avec un notaire. L’unité des professions du droit existe naturellement, l’université y contribue, et je pense que juridiquement on s’en rapproche ».
Le directeur des affaires civiles et du Sceau s’est également risqué à évoquer le « legal privilege », « terrain miné », qui ne pourra que renforcer certains aspects du débat déjà soulevés par le rapport Darrois, notamment sur la souveraineté économique. Est-ce qu’il faudra « délocaliser de l’activité juridique à l’étranger, pour qu’elle soit couverte par le legal privilege, alors qu’elle ne pourrait pas l’être en France ? », a-t-il demandé. « L’efficacité de nos plus puissantes Autorités administratives indépendantes (Autorité de la concurrence, autorité des marchés financiers, juge pénal) reposent sur l’absence de ce secret (…) », a-t-il rappelé. Par ailleurs, « ce n’est que depuis que le parquet national financier demande et obtient des sanctions qui se chiffrent en centaines de millions d’euros que le DOJ (Department of Justice) américain nous regarde avec beaucoup plus de respect dans le cadre d’enquêtes économiques ».
En accord avec le consensus général, Thomas Andrieu a reconnu que « la formation des professions du droit aujourd’hui est beaucoup trop fragmentée. Elle doit être plus professionnalisante, plus tournée vers l’entreprise ».
Enfin, prêchant pour sa paroisse, il a rappelé les engagements de l’État en faveur de la « déjudiciarisation, l’idée de faire autrement, voire mieux ». « Comment avoir moins de juges et moins de violations administratives, mais pas moins de droit, y compris pour les plus faibles de nos concitoyens, mais aussi pour les grandes entreprises ? », a-t-il demandé. Ainsi, il en a appelé à l’imagination des participants, arguant que « les professions du droit pourraient arriver avec des dispositifs que l’on pourrait consacrer dans la loi, et qui permettraient de réguler la société autrement ».