L’arrêt du Tribunal suprême espagnol du 20 juillet 2023 : un tournant dans les procès climatiques contre l’État

Publié le 26/09/2023
Tribunal suprême espagnol, Madrid, Espagne
Fernando Valero Lopez/Wirestock

Le Tribunal suprême de Madrid, l’équivalent de notre Cour de cassation, a rendu le 24 juillet 2023 un arrêt déboutant les ONG qui l’avaient saisi pour qu’il enjoigne à l’État espagnol de modifier sa politique climatique pour accélérer sa transition énergétique. Constatant la conformité de cette politique avec le droit interne, le droit de l’Union et ne reconnaissant pas à l’Accord de Paris force exécutoire (comme l’a fait avant lui le Conseil d’État en France), le Tribunal refuse de s’ingérer dans des décisions gouvernementales. Il refuse également d’assimiler lutte contre le réchauffement climatique et droits fondamentaux comme le droit à la vie et le droit à une vie privée et familiale normale issus de la Convention européenne des droits de l’Homme. Cet arrêt est ainsi d’une grande actualité alors que la Cour européenne des droits de l’Homme examine les recours d’enfants et de femmes âgées qui entendent relier ce qu’ils considèrent comme « inaction climatique » des États à une violation de ces droits.

Tribunal suprême de Madrid, 24 juill. 2023, n° 1079/2023 : https://lext.so/kn2r5w

Le Tribunal suprême de Madrid, l’équivalent de notre Cour de cassation, a par un arrêt du 24 juillet 20231 débouté un collectif d’organisations non gouvernementales (ONG), comprenant notamment Greenpeace et Oxfam. Ce collectif avait attaqué l’État espagnol en décembre 2020 pour n’avoir pas encore adopté une stratégie climatique comme l’y obligeait le droit de l’Union. Après l’adoption fin 2020 par l’Espagne de son plan national Énergie/Climat pour 2021-2030 (le « plan ») et de sa stratégie de décarbonation pour 2050, le collectif a déposé un nouveau recours en mai 2021. Les deux assignations, celle de 2020 et celle de 2021, ont été jointes.

À titre principal, les requérants demandaient au Tribunal d’enjoindre le gouvernement espagnol de modifier ce plan en portant de 23 % à 55 % le taux de réduction des émissions de gaz à effet de serre d’ici 2030 par rapport à 1990. À titre subsidiaire, ils demandaient au juge d’annuler le plan.

Le Tribunal a rejeté d’une manière ferme et étayée les moyens procéduraux et de fond du recours. Il a analysé les conditions dans lesquelles le public devait être consulté sur le plan, la valeur juridique de l’accord de Paris, l’atteinte alléguée aux droits fondamentaux et les bases constitutionnelles du contrôle par le juge espagnol des actes administratifs tels que le plan national Énergie/Climat soumis à son appréciation. En tous points, l’arrêt se démarque des décisions d’autres cours suprêmes en Europe, singulièrement la Cour suprême néerlandaise et le Tribunal constitutionnel de Karlsruhe.

À titre liminaire, le Tribunal souligne les incohérences du recours. En effet, les requérants auraient dû logiquement demander, en premier lieu, l’annulation du plan et, seulement à titre subsidiaire, sa modification. Aussi, le Tribunal examine-t-il d’abord les violations alléguées de la procédure dont la confirmation aurait conduit à l’annulation du plan, avant de s’attacher à apprécier la légalité interne dudit plan.

Un arrêt confirmant la conformité de la législation de l’Espagne et de son plan Climat/Énergie au droit de l’Union

Le Tribunal précise d’abord le cadre juridique dans lequel s’insèrent les plans nationaux Énergie/Climat par référence au droit de l’Union et au droit national. Il rappelle que ces plans ont été conçus comme un « mécanisme de gouvernance » de la politique énergétique de l’Union européenne (UE), qui se décline en cinq piliers (i) la sécurité d’approvisionnement énergétique, la solidarité et la confiance, (ii) la pleine intégration du marché européen de l’énergie, (iii) l’efficacité énergétique comme moyen de modérer la demande, (iv) la décarbonation de l’économie et (v) la recherche, l’innovation et la compétitivité.

Prescrits par le règlement (UE) n° 2018/1999 du 11 décembre 2018, les plans nationaux Énergie/Climat détaillent, sur une période de 10 ans, les objectifs de l’État membre dans les cinq domaines de l’Union de l’énergie ainsi que les mesures prises pour les atteindre dans une perspective de court et long terme. Chaque État membre notifie son plan à la Commission européenne qui procède à son évaluation. Cette dernière peut adresser des recommandations à l’État membre sur « le niveau d’ambition des objectifs généraux, des objectifs spécifiques et des contributions en vue de la réalisation collective des objectifs de l’Union de l’énergie » (article 9.2.a) du règlement (UE) n° 2018/1999 précité). Dans ce cas, la Commission doit rapidement émettre sa recommandation « dès lors que, d’une part, la Commission doit additionner certaines contributions quantifiées prévues de tous les États membres pour évaluer l’ambition au niveau de l’Union et, d’autre part, il faut laisser à l’État membre concerné suffisamment de temps pour prendre dûment en considération les recommandations de la Commission avant d’établir la version définitive de son plan national, et éviter le risque que le plan national de l’État membre ne soit retardé » (cons. 54).

Le Tribunal évoque ensuite le règlement (UE) n° 2018/842 du 30 mai 2018 qui impose aux États membres des « contributions minimales » pour la période 2021-2030 en vue d’atteindre l’objectif de l’Union de réduire d’ici 2030 les émissions de gaz à effet de serre de 30 % par rapport aux niveaux de 2005. Sont par ailleurs fixées les règles de calcul des quotas annuels d’émissions et les modalités d’évaluation des progrès accomplis par les États membres. Les contributions minimales sont établies en fonction des capacités techniques et financières de chaque État « de manière à assurer une répartition juste et équilibrée de l’effort ».

Outre diverses communications de la Commission européenne (notamment celle du 8 mars 2022 (RePowerEU)2), le Tribunal cite le règlement (UE) n° 2021/1119 du 30 juin 2021, dit Loi européenne sur le climat. Adopté dans le prolongement de la communication de la Commission du 11 décembre 2019 sur un Pacte Vert pour l’Europe, ce règlement rend contraignant l’objectif de neutralité carbone pour 2050. Il tend néanmoins à concilier développement économique et transition énergétique considérant que « l’action pour le climat devrait être une occasion, pour tous les secteurs de l’économie de l’Union, de contribuer à assurer la primauté industrielle dans l’innovation mondiale ».

Le Tribunal mentionne le « conseil scientifique consultatif européen » créé par ce règlement pour analyser les conclusions du groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC), recenser les actions nécessaires à la réalisation des objectifs climatiques de l’Union et sensibiliser au changement climatique en stimulant la coopération entre organismes scientifiques européens. Il prend acte de ce que le règlement élève l’objectif de réduction dans l’Union des émissions nettes de gaz à effet de serre à 55 % d’ici 2030 par rapport au niveau de 1990.

Après ce tour d’horizon des obligations pesant sur l’Espagne en matière climatique, le Tribunal examine la loi n° 7/2021 du 20 mai susvisée qui prévoit une réduction de 23 % des émissions de gaz à effet de serre d’ici 2030 comparé à 1990 tout en promouvant les technologies de décarbonation (ex. capture de CO2) pour concilier lutte contre le changement climatique avec politique industrielle et renforcer la compétitivité du pays.

Le Tribunal estime que tant cette loi que le plan espagnol, adoptés concomitamment, respectent le droit de l’Union, qu’il s’agisse des objectifs de la transition énergétique ou des actions menées pour les atteindre.

Une approche flexible des procédures requises de consultation du public

Les requérants soutenaient que l’élaboration du plan Énergie/Climat avait été irrégulière faute pour l’administration d’avoir organisé une consultation publique avant sa validation par la Commission européenne. Ils reprochaient en outre au gouvernement de n’avoir prévu lors de cette consultation qu’une alternative : l’approbation ou la désapprobation du plan.

Alors que les ONG invoquaient tant la législation européenne que la convention d’Aarhus sur la participation du public au processus décisionnel en matière environnementale3, le Tribunal a estimé que la référence valable était le droit de l’Union. C’est à cette aune et plus particulièrement à l’aune de l’article 10 du règlement européen n° 2018/1999 qu’il a vérifié la régularité de la procédure.

Cet article distingue deux modalités d’association du public.

La première tend à le faire participer « de façon précoce et effective à la préparation du plan national Énergie/Climat » de sorte que le projet notifié à la Commission européenne soit assorti « d’un résumé des vues ou points de vue provisoires du public ». L’État est invité à s’assurer que « le public est informé, par des avis publics ou par d’autres moyens appropriés, comme les médias électroniques » (cons. 29).

La deuxième modalité, cette fois-ci facultative s’agissant des plans nationaux Énergie/Climat, est prévue à l’article 11 du règlement. La consultation a lieu dans le cadre d’un « dialogue multiniveaux sur le climat et l’énergie, conformément à la réglementation nationale, dans le cadre duquel les autorités locales, les organisations de la société civile, le monde des entreprises, les investisseurs et les autres parties prenantes concernées ainsi que le grand public peuvent s’investir activement et discuter des différents scénarios envisagés pour les politiques en matière d’énergie et de climat, y compris sur le long terme, et examiner les progrès, à moins qu’il ne dispose déjà d’une structure ayant la même finalité ». Ce dialogue « peut avoir lieu à travers toute structure nationale, telle qu’un site internet, une plateforme de consultation publique ou un autre outil de communication interactif » (cons. 30).

En Espagne, la participation du public à l’élaboration du plan national Énergie/Climat a été organisée par la loi sous la forme d’un dialogue multiniveaux au sein d’une « assemblée citoyenne » dont les membres ont été désignés à l’échelle nationale et des communautés autonomes pour refléter la diversité du pays.

S’écartant du strict formalisme, le Tribunal remarque que l’ensemble des documents nécessaires à la consultation publique sur le plan a été intégré sur une plateforme numérique accessible à tous même si le public n’a été consulté qu’après l’approbation du plan par la Commission, le règlement européen n’imposant aucun calendrier. Par ailleurs, le Tribunal a estimé qu’il n’appartenait pas à l’administration de se départir des objectifs fixés par la loi de sorte que le public n’avait pas à proposer de les modifier.

Le Conseil d’État en France ne requiert pas non plus un strict formalisme dans l’organisation de la concertation avec le public sur des projets à impact environnemental (dont le plan national Énergie/Climat).

Dans un arrêt du 15 novembre 20114, à propos d’un projet de centrale de production d’électricité soumis à consultation publique en application de l’article L. 121-8 du Code de l’environnement, le Conseil d’État s’est appuyé sur l’article 7 de la charte de l’environnement reconnaissant à « toute personne (…) le droit, dans les conditions et les limites définies par la loi, d’accéder aux informations relatives à l’environnement détenues par les autorités publiques et de participer à l’élaboration des décisions publiques ayant une incidence sur l’environnement » pour considérer en effet qu’il suffisait que la procédure de concertation suivie ait « permis au public de faire valoir ses observations et ses avis en temps utile », pour que la décision de l’administration soit régulière. La référence à la notion de « temps utile » indique que le projet doit être soumis à consultation publique en amont, mais cette jurisprudence ne concerne pas le plan national Énergie/Climat.

La réaffirmation du caractère non exécutoire de l’accord de Paris

Comme c’est le cas dans la plupart des procès climatiques, les ONG requérantes n’invoquaient sur le fond aucune violation précise de la législation de l’Union ou du droit interne, ce que le Tribunal n’a pas manqué de relever. Elles se limitaient à prétendre que les objectifs de réduction des émissions de gaz à effet de serre prévus par le plan national espagnol n’étaient pas en phase avec les objectifs de l’accord de Paris et devaient être sensiblement rehaussés.

Le Tribunal reconnaît que les traités5 en matière environnementale ratifiés par l’Espagne l’obligent comme tous autres traités. Toutefois, il constate que l’accord de Paris laisse aux États parties la libre détermination des moyens permettant d’atteindre les objectifs qu’il fixe. Il note que cet accord n’est autre en réalité qu’une conférence des Nations unies sur le changement climatique – la CNUCC – dont la mission est de réexaminer tous les cinq ans l’application des objectifs de l’accord dans les programmes nationaux et régionaux6.

Se référant à l’article 31 de la convention de Vienne sur le droit des traités du 23 mai 1969 suivant lequel « un traité doit être interprété de bonne foi suivant le sens ordinaire à attribuer aux termes du traité dans leur contexte et à la lumière de son objet et de son but », le Tribunal met l’accent sur le concept de « progressivité » retenu par l’accord de Paris dans les efforts que doivent déployer les États pour lutter contre le changement climatique. Il fait valoir qu’en dépit de l’ambiguïté des stipulations de cet accord, celui-ci ne rend obligatoires que (i) la communication aux COP (Conferences Of the Parties, en anglais) des progrès réalisés par les États et (ii) l’octroi d’aides financières et techniques aux pays en voie de développement par les États signataires plus riches. Dès lors, selon le Tribunal, l’accord de Paris n’a pu être méconnu.

Tout en condamnant l’État pour « inaction climatique », le Conseil d’État, dans l’arrêt Grande Synthe du 19 novembre 20207, tient un raisonnement comparable en ce qui concerne l’accord de Paris. Il considère que la France, en ratifiant cet accord, ne s’est engagée à réduire les émissions de gaz à effet de serre imputables aux activités humaines que « par étapes successives » et l’accord est en tout état de cause « dépourvu d’effet direct » car il requiert « l’intervention d’actes complémentaires pour produire des effets à l’égard des particuliers »8.

Le refus de faire de la trajectoire climatique un outil de protection des droits fondamentaux

Pour élargir le champ de leur contestation planétaire, les ONG qui intentent des procès climatiques s’efforcent de faire admettre par les juges que l’insuffisance des mesures prises par les États pour combattre le réchauffement climatique est en soi une atteinte aux droits de l’Homme : droit à la santé, droit à la vie (consacré à l’article 2 de la Convention européenne des droits de l’Homme), droit à une vie privée et familiale normale (protégé par l’article 8 de cette Convention et que les requérants devant le Tribunal espagnol interprètent comme le « droit à la protection paisible du domicile »), droit au logement, droit à la justice (consacré à l’article 13 de la Convention) etc.9 Est aussi invoqué un droit des générations futures à créer pour l’occasion.

Ce type d’argumentation par référence à la Convention européenne des droits de l’Homme est de plus en plus fréquemment soutenu lors des procès climatiques. Cette problématique visant à transformer les insuffisances supposées de la lutte contre le changement climatique en des atteintes aux droits fondamentaux est tout l’enjeu des trois recours très médiatisés contre les gouvernements portés devant la Cour européenne des droits de l’Homme, l’un intenté par des femmes âgées suisses10 et l’autre par des enfants portugais11.

Une association de femmes suisses ayant en moyenne 73 ans ainsi que quatre autres femmes à titre individuel ont attaqué la Suisse en alléguant que la politique climatique du gouvernement était « clairement inadéquate » au regard des objectifs de l’accord de Paris. Les requérantes dans cette affaire KlimaSeniorinnen sont des militantes engagées qui considèrent que la surconsommation dans les pays du Nord est à l’origine de la faim dans les pays du Sud. Déboutées par leur juridiction nationale, elles entendent faire juger par la Cour européenne des droits de l’Homme que les déficiences de la politique climatique de la Suisse constituent une atteinte aux droits humains reconnus par la Convention européenne des droits de l’Homme, et plus particulièrement leur droit à la vie (art. 2), à une vie familiale normale et au respect de leur domicile (art. 8) et à un recours effectif à la justice (art. 13).

En parallèle, des enfants et des jeunes de 8 à 21 ans ainsi que deux adultes se sont joints pour attaquer devant la Cour de Strasbourg « l’inaction climatique » de 33 États, dont les 27 États membres de l’Union européenne ainsi que la Norvège, le Royaume-Uni, la Russie, la Suisse, la Turquie et l’Ukraine. Ils arguent que les défaillances de ces gouvernements en matière climatique sont à l’origine des pics de chaleur et des feux de forêts, et de ce fait violent leur droit à la vie, altèrent leur santé physique et mentale et équivalent à une discrimination à leur égard dans la mesure où, étant jeunes, ils auront à supporter plus longtemps que leurs aînés les conséquences du réchauffement climatique. Comme dans le cas des femmes suisses, leur recours s’inscrit dans le cadre d’une série d’actions militantes judiciaires et extrajudiciaires comme des manifestations de rue et un activisme en ligne.

Dans la même veine, l’ancien maire de Grande Synthe en son nom propre, dont le recours avait été rejeté comme irrecevable par le Conseil d’État pour défaut d’intérêt à agir comme simple citoyen, s’est pourvu devant la Cour européenne des droits de l’Homme en invoquant également l’atteinte à ses droits fondamentaux. Il soutient que la carence des autorités françaises à prendre les mesures permettant à la France de respecter les niveaux d’émissions de gaz à effet de serre qu’elle s’est elle-même fixés constitue une violation de l’obligation de garantir son droit à la vie et son droit à une vie privée et familiale normale12.

Le Tribunal suprême de Madrid a refusé d’entrer dans cette logique. Il a relevé que le débat sur les droits fondamentaux engagé par les ONG requérantes était tronqué, car elles omettaient d’y inclure l’impact qu’aurait sur la vie des citoyens un durcissement aussi considérable des mesures climatiques du plan contesté que celles demandées. Le Tribunal n’a pas manqué de souligner combien ces conditions de vie se trouvaient déjà affectées du fait de la guerre en Ukraine et de la pandémie du Covid-19.

Pour écarter le moyen, le Tribunal se réfère à l’arrêt de la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) du 25 mars 202113 ayant rejeté le recours de M. Armando Carvalho et 36 autres requérants tendant à faire annuler le paquet climatique législatif européen. Alors que l’intérêt à agir des particuliers devant le juge de l’Union est subordonné à des conditions strictes – être personnellement et individuellement affecté par l’acte attaqué – les requérants dans cette affaire faisaient valoir que le « paquet » litigieux attentait à leurs droits fondamentaux à titre individuel et personnel rendant la Cour compétente au sens de l’article 263, quatrième alinéa du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne14. Ils invoquaient leur droit à l’égalité et à la non-discrimination (Charte des droits fondamentaux de l’UE, art. 21), leur droit à exercer une profession (art. 15, § 1), leur droit de propriété (art. 17, § 1) et – last but not least – les droits des enfants à la protection et aux soins nécessaires à leur bien-être (art. 24). En rejetant le recours pour irrecevabilité, la Cour européenne avait fermé la porte à cette argumentation.

Le Tribunal suprême espagnol, quant à lui, entend clairement mettre un terme à toute tentative de faire des stratégies climatiques jugées insuffisantes une atteinte per se à des droits fondamentaux.

En cela, il semble rejoindre l’approche de la juridiction administrative française. Dans l’arrêt Grande Synthe précité de 2020, le Conseil d’État a refusé en effet de voir, dans les insuffisances de la politique climatique de l’État (qu’il a cependant admises), une quelconque violation du droit à la vie consacré par l’article 2 de la Convention européenne des droits de l’Homme. Le rapporteur public avait fait valoir dans ses conclusions que ce droit ne pouvait être invoqué en matière environnementale que dans le domaine spécifique des activités dangereuses, citant à titre d’exemple un arrêt de la Cour européenne des droits de l’Homme rendu à propos d’une explosion accidentelle de méthane dans une décharge d’ordures15. Pour écarter l’argumentation des ONG et des collectivités territoriales dans l’affaire Grande Synthe, le rapporteur public soulignait que l’« on voit la difficulté d’exiger de la part de l’État, au-delà d’activités dont il est établi qu’elles présentent un danger immédiat pour la vie humaine, de prendre des mesures coercitives et drastiques à chaque fois qu’une activité ne garantit pas par elle-même un risque zéro »16.

De même, dans son jugement du 3 février 2021 contre Oxfam France, Notre Affaire À Tous, Greenpeace France et la Fondation pour la Nature et l’Homme17, le tribunal administratif de Paris n’a pas répondu aux arguments tirés de la Convention européenne des droits de l’Homme par les ONG, refusant par suite, implicitement mais nécessairement, de rattacher l’obligation générale de l’État de lutter contre le changement climatique à des droits comme le droit à la vie et le droit à une vie privée et familiale normale.

Un arrêt qui s’inscrit en faux contre les précédents néerlandais et allemands

Tant la Cour suprême des Pays-Bas que la Cour constitutionnelle allemande ont admis de fonder les obligations climatiques de l’État sur des droits issus de la Convention européenne des droits de l’Homme et même pour la Cour allemande sur un droit nouveau dit des générations futures.

Dans son arrêt du 20 décembre 2019, Urgenda18, une fondation environnementale, la Cour suprême néerlandaise a décidé qu’en raison d’objectifs jugés insuffisants de réduction des émissions de gaz à effet de serre, l’État néerlandais avait méconnu la Constitution ainsi que les articles 2 et 8 de la Convention européenne des droits de l’Homme sur le droit à la vie et le droit au respect d’une vie privée et familiale normale.

La Cour néerlandaise est semble-t-il la seule à ce jour à avoir imposé à l’État une réduction chiffrée des émissions de gaz à effet de serre. Elle a estimé que si un État ne pouvait être rendu responsable du changement climatique en tant que dommage global à la planète, la responsabilité de l’État pouvait être engagée s’il n’avait pas pris sa part dans la lutte contre le réchauffement climatique. Elle a tiré cette conclusion du principe général no harm, ayant inspiré selon elle l’accord de Paris, impliquant une obligation positive de l’État de prendre sa part dans « la riposte mondiale à la menace des changements climatiques », selon l’expression utilisée à l’article 2 de l’accord.

Avant tout, la Cour néerlandaise, avec la Cour allemande, est la seule à ce jour en Europe à assimiler « inaction climatique » et violation des droits de l’Homme, en l’occurrence le droit à la vie et le droit à une vie familiale normale (Conv. EDH, art. 2 et 8), estimant que la protection de l’environnement ne peut être mise en balance avec d’autres intérêts de la société.

Le Tribunal constitutionnel de Karlsruhe retient une approche similaire. Par son arrêt Neubauer19 du 24 mars 2021, il juge insuffisante la loi allemande sur la protection du climat du 12 décembre 2019 reprenant les objectifs de l’accord de Paris. De ce fait, cette loi méconnaît un droit des générations futures que le juge dégage de la Loi fondamentale de 1949, la Constitution allemande. Pour consacrer ce droit, il explique que le caractère déficient des mesures climatiques prises par le gouvernement d’ici 2030 obligerait les jeunes à déployer des efforts démesurés après cette date pour éviter de subir les conséquences catastrophiques du réchauffement climatique. Leurs libertés seraient violées si l’État ne redoublait pas d’efforts avant l’échéance de 2030.

Pour dégager un droit des générations futures, la Cour s’est fondée sur l’article 20 de la Loi fondamentale qui énonce que : « Assumant sa responsabilité pour les générations futures, l’État protège les fondements naturels de la vie et les animaux ». Comme l’ont relevé des commentateurs avertis, la décision du Tribunal constitutionnel de Karlsruhe consacre de façon prétorienne une « garantie intertemporelle »20 de respect des droits fondamentaux, en ce sens que les citoyens allemands et les résidents en Allemagne se voient reconnaître une protection de leurs libertés contre les atteintes du réchauffement climatique, en quelque sorte par anticipation, « par-delà le temps et les générations » selon les termes de la Cour 21. À partir de l’obligation positive incombant à l’État de lutter contre le changement climatique, est ainsi sanctionné par le juge allemand, à travers le droit des générations futures, l’effet « anticipé » du réchauffement climatique sur les libertés (que le juge n’énumère d’ailleurs pas).

Par contraste, l’arrêt du Tribunal suprême de Madrid se garde d’évoquer toute idée d’une « justice générationnelle » opposant les jeunes aux plus anciens, pas plus qu’une éventuelle prise en considération par anticipation d’atteintes aux libertés dans un avenir incertain22.

Le souci du juge espagnol de respecter la séparation des pouvoirs

L’arrêt du Tribunal espagnol est également intéressant en ce qu’il rappelle les limites du contrôle juridictionnel sur les politiques publiques. En l’espèce, les requérantes cherchaient à tirer de l’accord de Paris et des droits de l’Homme universels un fondement juridique légitimant l’injonction par le juge faite au gouvernement de modifier sa politique climatique. Le Tribunal explicite les raisons pour lesquelles un tel pouvoir d’injonction n’est pas dans ses compétences.

Si le plan national espagnol Énergie/Climat (approuvé en conseil des ministres) est un acte réglementaire, donc soumis à son appréciation au titre de l’article 106 de la Constitution, le Tribunal n’en conclut pas moins qu’il ne lui appartient pas de se substituer à l’administration. Pour le Tribunal, dès lors que la loi espagnole, précisant les conditions d’élaboration du plan, est conforme au droit de l’Union et que le contenu du plan est aussi conforme, il n’est pas selon lui dans ses pouvoirs de contrôler, comme le demandent les requérantes, la trajectoire climatique arrêtée par l’État en lui imposant un pourcentage de réduction des émissions de gaz à effet de serre différent de celui fixé par le plan.

Si le Conseil d’État, sans fixer les mesures à prendre, s’est quant à lui estimé compétent pour contrôler la trajectoire climatique du gouvernement en France, c’est au prix, dans l’affaire Grande Synthe précitée, d’une réinterprétation de la portée de l’article L. 100-4 du Code de l’énergie. Le Conseil constitutionnel avait considéré cet article, qui définit les objectifs de la politique énergétique nationale en fixant notamment des pourcentages23 de réduction des émissions de gaz à effet de serre, comme relevant des « lois de programmation ». Mais le Conseil d’État lui a implicitement attribué une force normative. Le contrôle par le juge administratif en France de la politique climatique du gouvernement s’est également développé en marge de la jurisprudence traditionnelle sur l’erreur manifeste d’appréciation. Suivant cette jurisprudence, le contrôle du juge est restreint lorsqu’il doit apprécier des décisions administratives fondées sur des connaissances techniques et scientifiques24. Or dans les procès climatiques, depuis l’affaire Grande Synthe, le Conseil d’État exerce un contrôle entier sur la politique climatique de la France, pourtant le fruit de rapports techniques et scientifiques.

Le Tribunal espagnol n’a pas abordé ce point en considérant que le plan national Énergie/Climat respectait le droit de l’Union et la loi interne. Dans un but à l’évidence pédagogique, il a cependant tenu à expliquer pourquoi le contrôle juridictionnel de la trajectoire climatique de l’État aurait été délicat.

Citant plusieurs instruments de l’ONU dont la Déclaration de Rio de 199225, il rappelle que ces textes promeuvent « un juste équilibre » entre les efforts demandés au titre de la lutte contre le changement climatique, d’une part, et le bien-être des citoyens et le développement économique, d’autre part26. Eu égard à la nécessité de faire la balance entre ces intérêts en conflit, il considère qu’enjoindre au gouvernement de nouveaux objectifs de réduction des émissions de gaz à effet de serre l’obligerait à renégocier son plan avec la Commission européenne alors même que celle-ci n’y a rien trouvé à redire : « Faire droit à la demande des requérantes serait clairement attenter aux pouvoirs de l’exécutif en matière de négociations avec l’UE autant qu’au pouvoir de réglementation qu’il exerce sur le fondement de l’article 97 de la Constitution »27.

Pour appuyer son raisonnement, le Tribunal cite un arrêt de la CJUE du 25 juin 2020, A e.a.,28 concernant l’évaluation des projets ayant des incidences notables sur l’environnement avant leur adoption. Dans cet arrêt, le juge de l’Union estime que des projets qui n’ont pas été régulièrement évalués peuvent malgré tout être maintenus pour garantir la sécurité d’approvisionnement en électricité du pays ; une façon de montrer que l’argument climatique doit être mis en balance avec celui de la sécurité de l’approvisionnement énergétique.

Le message adressé par le Tribunal suprême de Madrid est donc clair : le juge doit faire preuve de réserve lorsqu’il s’agit de remettre en cause une trajectoire climatique et, même en matière climatique, la conciliation entre divers intérêts – ici publics – en jeu doit être assurée.

Notes de bas de pages

  • 1.
    Tribunal suprême de Madrid, 23 juill. 2023.
  • 2.
    2 COM (2022) 108 final.
  • 3.
    Il s’agit de la convention de la commission économique pour l’Europe des Nations unies sur l’accès à l’information, la participation du public au processus décisionnel et l’accès à la justice en matière d’environnement du 25 juin 1998 : https://lext.so/3M21CB.
  • 4.
    CE, 15 nov. 2021, n° 434742, Force S. V. également CE, 10 juill. 2023, n° 457659, Sté Port d’Ostende.
  • 5.
    L’Espagne est un État moniste ainsi qu’il résulte de l’article 96.1 de la Constitution selon lequel : « Les traités internationaux régulièrement conclus et une fois publiés officiellement en Espagne feront partie de l’ordre juridique interne ».
  • 6.
    Suivant l’article 4, paragraphe 1, de l’accord de Paris, cité par le Tribunal, les parties s’engagent à « élaborer, mettre en œuvre, publier et mettre à jour régulièrement des programmes nationaux et, le cas échéant, régionaux contenants des mesures visant à atténuer les changements climatiques, en tenant compte des émissions anthropiques par les sources et de l’absorption par les puits de tous les gaz à effet de serre (…), ainsi que des mesures visant à faciliter une adaptation adéquate aux changements climatiques ».
  • 7.
    CE, 19 nov. 2020, n° 427301.
  • 8.
    Pour S. Hoynck, rapporteur public dans l’Affaire Grande Synthe, l’accord de Paris n’est pas opposable car sa « construction même est de requérir l’intervention des États parties pour définir la teneur de leur obligation » (séance du 9 novembre 2020). V. P. Thieffry, « Les instruments procéduraux en matière climatique : les mécanismes de “gouvernance de l’union de l’énergie” et de “transparence-facilitation” de l’accord de Paris », Europe 2019, comm. 7 ; sur ces conclusions, v. L. Dermenghem et D. Deharbe, in BJCL 2020, n° 10 ; F.-X. Fort et C. Ribot, « Commune de Grande-Synthe : tsunami juridique ou décision de circonstance ? », JCP A 2021, 36.
  • 9.
    C. Rodriguez Garavito, « Le contentieux relatif à l’urgence climatique : l’essor mondial des litiges fondés sur les droits de l’Homme concernant l’action climatique » RID comparé 2022, p. 97-125.
  • 10.
    CEDH, 7 sept. 2020, n° 53600/20, Verein KlimaSeniorinnen Schweiz et a. c/ Suisse.
  • 11.
    CEDH, 7 sept. 2020, n° 39371/20, Duarte Agostinho et a. c/ Portugal et 32 autres États. Dans cette affaire, des enfants portugais font valoir que les incendies de forêts au Portugal sont dus au réchauffement climatique et que leur santé en pâtit car ils éprouvent une grande anxiété. Ils invoquent la violation par 33 États des articles 2 et 8 de la Convention européenne des droits de l’Homme, lus à la lumière des engagements pris dans le cadre de l’accord de Paris ainsi qu’une violation de l’article 14 de la Convention combiné avec les articles 2 et/ou 8, arguant que le réchauffement climatique touche plus particulièrement leur génération. Selon l’article 14 de la Convention : « La jouissance des droits et libertés reconnus dans la (…) Convention doit être assurée, sans distinction aucune, fondée notamment sur le sexe, la race, la couleur, la langue, la religion, les opinions politiques ou toutes autres opinions, l’origine nationale ou sociale, l’appartenance à une minorité nationale, la fortune, la naissance ou toute autre situation ».
  • 12.
    CEDH, communiqué de presse, 7 juin 2022, CEDH 184 (2022).
  • 13.
    CJUE, 25 mars 2021, n° C-565/19, Armando Carvalho.
  • 14.
    Selon cette disposition : « Toute personne physique ou morale peut former (…) un recours contre les actes dont elle est le destinataire ou qui la concernent directement et individuellement, ainsi que contre les actes réglementaires qui la concernent directement et qui ne comportent pas de mesures d’exécution ».
  • 15.
    CEDH, 30 nov. 2004, n° 48939/99, Öneryıldız c/ Turquie.
  • 16.
    Conclusions de Stéphane Hoynck du 9 novembre 2020.
  • 17.
    TA Paris, 3 févr. 2021, nos 1904967, 1904968, 1904972, 1904976/4-1, Assoc. Oxfam France, Notre Affaire À Tous, Fondation pour la Nature et l’Homme, et Greenpeace France.
  • 18.
    Cour suprême des Pays-Bas, 20 déc. 2019, n° 19/00135, Urgenda.
  • 19.
    Tribunal constitutionnel de Karlsruhe, 24 mars 2021, Neubauer and Others c/ Germany [2021], 1 BvR 2656/18 - 1 BvR 78/20 - 1 BvR 96/20 - 1 BvR 288/20.
  • 20.
    A. Gaillet, professeur de droit public, et D. Grimm, ancien juge à la Cour constitutionnelle fédérale allemande (1987-1999), « La décision Climat de Karlsruhe », AJDA 2022, p. 166.
  • 21.
    Pt 142 de la décision.
  • 22.
    Une bonne partie de la doctrine se montre favorable aux innovations permettant de faire du juge, au-delà même du contrôle de la légalité des mesures climatiques prises par les États et les entreprises, l’initiateur de stratégies climatiques plus offensives palliant les « carences » des pouvoirs publics. V. not., M. Torre-Schaub, « La “doctrine” à la rescousse de la justice climatique. Les “principes doctrinaux de Strasbourg” », JCP G 2022, 48.
  • 23.
    Cons. const., DC, 13 août 2015, n° 2015-718, Loi relative à la transition énergétique pour la croissance verte. Dans cette décision, constatant que « l’article L. 100-4 fixe les objectifs quantitatifs assignés à la politique énergétique », le Conseil avait rangé ces dispositions dans « la catégorie des lois de programmation » sans portée normative.
  • 24.
    V. par ex., CE, 17 mai 1991, n° 108903, Assoc. SOS Environnement Var, sur une demande tendant à ce que soit pris un arrêté de biotope en vue de protéger les posidonies de la baie d’Agay à Saint-Raphaël – CE, 9 mai 2012, nos 347116 et 347206, à propos de l’interdiction par arrêté interministériel de l’usage d’eaux usées pour l’irrigation – CE, 4 oct. 2013, n° 356700, à propos des décisions de l’Agence française de sécurité sanitaire des produits de santé. Un même contrôle restreint est exercé sur l’appréciation du risque liée à une activité ou un produit, notamment au regard du principe de précaution : CE, 6 déc. 2004, n° 260438, Association pour la protection des animaux sauvages – CE, 19 juill. 2010, n° 328687, Association du quartier « Les Hauts de Choiseul » – ou sur une mesure conservatoire destinée à protéger la santé ou l’environnement, comme jugé le 12 juillet 2021, CE, 12 juill. 2021, n° 424617, Union des industries de la protection des plantes.
  • 25.
    La déclaration de la conférence des Nations unies sur l’environnement et le développement faite à Rio de Janeiro en juin 1992, dite Sommet Planète Terre, est l’une des premières à placer les questions écologiques et de développement durable au rang des préoccupations de la communauté internationale.
  • 26.
    Cette motivation renvoie à l’article 6 de la charte de l’environnement annexée à la Constitution française suivant lequel « les politiques publiques doivent promouvoir un développement durable. À cet effet, elles concilient la protection et la mise en valeur de l’environnement, le développement économique et le progrès social ».
  • 27.
    Selon l’article 97 de la Constitution espagnole : « Le gouvernement dirige la politique intérieure et extérieure, l’administration civile et militaire et la défense de l’État. Il exerce la fonction exécutive et le pouvoir réglementaire conformément à la Constitution et aux lois ».
  • 28.
    CJUE, 25 juin 2020, n° C-24/19, A e.a. c/ Gewestelijke stedenbouwkundige ambtenaar van het departement Ruimte Vlaanderen, afdelingOost-Vlaanderen.
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