Premiers jugements sur le fondement de la loi sur le devoir de vigilance des entreprises : le juge des référés entre pédagogie et (sur)interprétation

Publié le 03/05/2023
Devoir de vigilance, attention, prévention
Nuthawut/AdobeStock

Le 28 février 2023, le tribunal judiciaire de Paris s’est prononcé pour la première fois, en référé, sur l’application du devoir de vigilance issu de la loi n° 2017-399 du 27 mars 2017 dans une affaire relative au méga projet pétrolier mené par TotalEnergies et ses filiales en Ouganda et en Tanzanie, à la suite de l’assignation de différentes organisations non gouvernementales françaises et ougandaises. Cette affaire, la première du genre, s’inscrit dans la mise en œuvre d’une loi dont les députés français espéraient qu’elle « marque une rupture dans la mondialisation ».

TJ Paris, 28 févr. 2023, no 22/53942 : https://lext.so/XFW7e8

TJ Paris, 28 févr. 2023, no 22/53943 : https://lext.so/fH1TA0

Faisant application de la loi sur le devoir de vigilance, TotalEnergies a publié en mars 2019 un plan de vigilance pour l’exercice clos en 2018, intégrant le méga projet pétrolier qu’elle développe avec ses filiales en Ouganda et en Tanzanie. Dès le mois de juin 2019, les six organisations non gouvernementales (ONG)1 à l’origine de l’action ont mis TotalEnergies en demeure de modifier ce plan de vigilance afin de se conformer aux exigences légales et, dans l’intervalle, de suspendre les travaux afférents à ce projet qu’elles jugeaient à l’origine de « graves atteintes ou risques d’atteintes aux droits des personnes et de l’environnement », en particulier des atteintes liées à l’éviction forcée des populations locales, à la liberté d’expression et à l’environnement (émissions massives de gaz à effet de serre, forage de centaines de puits de pétrole dont certains à l’intérieur du parc national, construction de routes goudronnées, pompage d’importantes quantités d’eau en provenance du lac Albert, passage de l’oléoduc par des zones protégées).

À l’issue d’un délai de trois mois suivant la mise en demeure, les ONG ont, en octobre 2019, saisi le tribunal judiciaire de Nanterre en référé afin qu’il soit enjoint, sous astreinte, à TotalEnergies de respecter ses obligations légales en matière de devoir de vigilance.

Aux termes d’un jugement rendu en état de référé2 inhabituellement extensif (24 pages), faisant montre d’une pédagogie peu commune et après plus de trois ans de procédure, la juridiction des référés a finalement déclaré les demandes des ONG irrecevables.

Avant d’analyser en détail ces jugements et leurs enseignements, il convient de revenir sur le contexte procédural dans lequel ils ont été rendus.

L’exception d’incompétence ou l’anéantissement de la célérité de la procédure de référé

Le rappel du tribunal selon lequel « le référé est un dispositif permettant un examen rapide du contentieux » pourrait prêter à sourire lorsque l’on sait que, dans cette affaire, trois ans et demi se sont écoulés entre l’assignation initiale des ONG et les jugements de première instance.

Ce délai particulièrement long s’explique principalement par l’exception d’incompétence soulevée devant le tribunal initialement saisi. TotalEnergies a contesté la compétence matérielle du tribunal judiciaire de Nanterre, soutenant que l’action relevait de la compétence exclusive du tribunal de commerce. Le tribunal judiciaire de Nanterre puis la cour d’appel de Versailles ont fait droit à la position de TotalEnergies. La Cour de cassation leur a finalement donné tort, considérant qu’il existait une option de compétence au bénéfice des associations3.

La chronologie peut ensuite paraître cynique puisque, en février 2021, alors que l’affaire était enfin renvoyée devant le tribunal judiciaire de Nanterre, le législateur a créé une nouvelle compétence exclusive du tribunal judiciaire de Paris pour connaître des actions relatives au devoir de vigilance4, en référé comme au fond, rendant les tergiversations procédurales dans ce dossier définitivement vaines. Par ordonnance du 21 avril 2022, le tribunal judiciaire de Nanterre s’est déclaré incompétent au profit de la juridiction des référés près le tribunal judiciaire de Paris.

Sur le terrain procédural, l’adoption de cet article L. 211-21 du Code de l’organisation judiciaire est indéniablement utile :

  • (i) elle évitera à l’avenir toute exception d’incompétence matérielle ou territoriale, qui (même sans être dilatoire) a nécessairement pour effet de faire « perdre » du temps avant l’examen d’une action que le législateur a voulu préventive ;

  • (ii) elle permettra une spécialisation des magistrats professionnels parisiens, face à un contentieux présentant une forte spécificité.

Enfin, la durée de la procédure s’explique également par la tentative de médiation imposée par le juge aux parties : cette volonté de résolution amiable du litige colore d’ailleurs l’ensemble des décisions.

Un effort considérable de pédagogie

Première juridiction à faire application de la loi sur le devoir de vigilance, la juridiction des référés du tribunal judiciaire de Paris a fait preuve d’une pédagogie exceptionnelle. Ainsi, ces jugements, qui semblent s’adresser tout particulièrement aux non-professionnels du droit, prennent-ils le soin d’analyser le contexte et le contenu de la loi, mais exposent également en des termes simples les pouvoirs du juge des référés en général et s’agissant du devoir de vigilance en particulier.

Pour éclairer son analyse, face aux nécessaires généralités et lacunes d’une loi très brève, le tribunal s’est adjoint l’expertise de trois professeurs d’université spécialistes du devoir de vigilance, intervenus en qualité d’amici curiae5, démarche peu fréquente devant la juridiction des référés. On ne peut que regretter que leur audition du 26 octobre 2022 n’ait pas été publiée, en ce qu’elle aurait constitué un complément utile dans l’élaboration de cette jurisprudence et dans l’analyse des jugements rendus.

Le tribunal n’a pas botté en touche en retenant l’irrecevabilité de l’action et s’épargnant ce faisant toute analyse de la loi. Au contraire, il a procédé à une véritable démonstration pour aboutir à l’irrecevabilité des demandes qui lui étaient soumises et, comme pour prévenir la critique, indique à titre surabondant que, au-delà de la fin de non-recevoir retenue, les demandes des ONG n’entraient pas dans les pouvoirs du juge des référés, juge de l’évidence. Il se justifie ainsi doublement de ne pas se prononcer sur le bien-fondé des demandes d’injonction qui lui ont été soumises. Si la démarche du tribunal est louable, on peut se demander toutefois si, dans sa volonté d’explication, les juges ne seraient pas allés au-delà des termes de la loi.

Une analyse critique de la loi sur le devoir de vigilance et de ses lacunes

Si la France est pionnière dans l’adoption du devoir de vigilance des entreprises, il faut rappeler que la loi sur le devoir de vigilance adoptée le 27 mars 2017 se résume en réalité à l’introduction de deux articles dans le Code de commerce6, prévoyant deux mécanismes : un contrôle ex ante du plan de vigilance que les « grandes » entreprises doivent intégrer à leur rapport de gestion annuel reposant sur un contrôle du juge saisi par « toute personne justifiant d’un intérêt à agir », afin qu’il soit enjoint à ladite entreprise, le cas échéant, sous astreinte, de respecter ses obligations, d’une part ; un contrôle ex post reposant sur le mécanisme de la responsabilité civile, d’autre part.

Dans ses jugements du 28 février 2023, le tribunal judiciaire de Paris a procédé tout d’abord à un inventaire négatif, il liste ainsi tout ce qui, selon lui, fait défaut : absence de référence à des principes directeurs, des normes internationales préétablies7, ni de nomenclature ou de classification des devoirs de vigilance ; le « droit positif » ne prévoyant pour sa part aucun référentiel, aucune typologie précise des droits concernés ou des mesures au sens de cette loi ; absence aussi de modus operandi, de schéma directeur, d’indicateurs de suivi, d’instruments de mesure pour l’élaboration et la mise en œuvre du plan de vigilance ; absence d’organisme de contrôle indépendant, de moniteur ou d’indicateurs de performance.

Le tribunal souligne également que le décret d’application, pourtant prévu par le texte initial, n’est pas intervenu à ce jour, six ans après l’adoption de la loi. Cela semble procéder pourtant d’une intention politique assumée, la direction des affaires civiles et du Sceau du ministère de la Justice ayant expliqué ne pas avoir identifié, à ce stade, de besoin de précision des mesures de vigilance8. On peut donc légitimement s’interroger sur la volonté politique de permettre une mise en œuvre exigeante effective du devoir de vigilance.

En somme, le tribunal conclut que le seul contrôle revient au juge, muni d’un unique outil, la notion standard de « caractère raisonnable » des mesures, dont il semble regretter le caractère « imprécis, flou et souple » face aux « buts monumentaux » assignés par la loi aux entreprises.

Sur ce point, on relèvera que la notion de « raisonnable » est un outil courant au service du juge dans l’application de la loi, qui permet dans de nombreuses situations une véritable adaptabilité de la loi aux évolutions de la société9 et une réelle efficacité dans l’appréhension des faits par le droit.

Ainsi, on peut imaginer que le juge, même à le considérer chichement armé par le législateur, puisse opérer un contrôle réel de la mise en œuvre du devoir de vigilance, en procédant à une analyse du caractère raisonnable des mesures et en allant puiser, au besoin, dans les principes internationaux de droit souple (Organisation des Nations unies, OCDE, etc.). Même si en l’espèce on comprend, au moins pour partie, les critiques (à peine voilées) des juges parisiens face à l’immense tâche qui leur incombe.

La « découverte » du modus operandi implicite de la loi et la consécration d’une fin de non-recevoir

Poursuivant ces prolégomènes, le tribunal opère ensuite un travail d’exégèse et découvre, malgré la parcimonie du législateur que le tribunal déplore, le modus operandi que prescrirait le texte.

En effet, il déduit du fait que l’article L. 225-102-4 du Code de commerce prévoie que l’élaboration du plan doit se faire « en association avec les parties prenantes » que le législateur aurait « expressément manifesté son intention de voir ce plan de vigilance élaboré dans le cadre d’une co-construction et d’un dialogue entre les parties prenantes de l’entreprise et l’entreprise ». Or, le seul cadre formel contenu dans la loi est l’exigence d’une mise en demeure de la part de « toute personne qui y a intérêt » préalable à la saisine du juge.

Aussi, le tribunal (sur)investit cette mise en demeure comme véhicule du « processus collaboratif » d’élaboration du plan, garant de l’institution d’une « phase obligatoire de dialogue et d’échange amiable ». Le tribunal – présidé par monsieur Fabrice Vert, magistrat connu pour son implication dans la promotion de la résolution amiable des conflits10 – mène ce raisonnement jusqu’à son terme, considérant que la phase de négociation amiable préalable à la saisine du juge serait obligatoire et que l’effectivité de cette négociation amiable ne serait assurée que par une mise en demeure « ferme et précise pour permettre d’identifier les manquements imputés au plan », il en déduit que le défaut d’une telle mise en demeure ne pourrait qu’entraîner « l’irrecevabilité de la demande d’injonction formée auprès du juge ».

En l’espèce, le tribunal déclare irrecevables les demandes formées par les ONG à raison précisément de ce défaut de mise en demeure. Pourtant, les ONG avaient adressé une mise en demeure à TotalEnergies plus de trois mois avant la saisine du juge en 2019, mais le juge considère que cela n’est pas suffisant.

En effet, le tribunal ne se contente pas d’exiger qu’une mise en demeure ait effectivement été adressée, ni même qu’il y ait une adéquation entre les termes de la mise en demeure et l’assignation. Le tribunal va plus loin encore en exigeant une adéquation entre les griefs contenus dans la mise en demeure initiale et ceux présentés au soutien des demandes formulées au jour des débats devant le tribunal.

Ainsi, le tribunal explicite la fin de non-recevoir opposée aux ONG demanderesses en indiquant que « les présentes demandes se fondent sur plus de deux cents nouvelles pièces par rapport à celles annexées à la mise en demeure de 2019, de sorte qu’il y a lieu de considérer que les griefs, objet des demandes formées par les demanderesses relativement au plan de vigilance pour l’année 2021 n’ont pas été notifiés à la société TotalEnergies par une mise en demeure préalable à la saisine du juge ».

Ce raisonnement interroge et trois séries d’observations peuvent être formulées.

Première observation : faut-il considérer qu’une nouvelle mise en demeure devrait être adressée pour chaque nouveau plan de vigilance ?

Différents scénarii peuvent être envisagés : si la société ne fait pas évoluer les dispositions de son plan de vigilance d’une année sur l’autre, la mise en demeure initiale serait-elle toujours valable ? À l’inverse, si le plan de vigilance évolue d’une année sur l’autre, une nouvelle mise en demeure devrait-elle être adressée, faisant alors courir un nouveau délai de trois mois préalable à la saisine régulière du juge ?

Si l’on prend en compte le délai moyen nécessaire à une juridiction de première instance, y compris en référé, pour rendre une décision, il apparaît avec une certaine évidence que les juges saisis ne seront pas en mesure de se prononcer sur les demandes formées avant qu’un nouveau plan soit publié, nécessitant l’envoi d’une nouvelle mise en demeure, sans que l’on voie bien ce qui pourrait arrêter ce mouvement de pendule (hors l’absence persistante de plan de vigilance) pour permettre au juge de statuer sur les respects des obligations de vigilance mises à la charge des entreprises.

Pourtant, il semble que ce soit la position du tribunal, notamment lorsqu’il relève que, « suite à l’assignation, la société TotalEnergies a publié de nouveaux plans de vigilance pour les années 2019, 2020 et 2021 apportant de nombreuses modifications au premier plan de vigilance » et reproche ensuite aux ONG l’absence de mise en demeure concernant le plan de vigilance pour 2021.

Cette interprétation apparaît d’autant plus sévère que la Cour de cassation a, de longue date, considéré les demandes en justice, sous toutes leurs formes, comme valant en principe mise en demeure11. Dans ces conditions, le tribunal aurait pu identifier dans les conclusions successives des ONG demanderesses une interpellation suffisante adressée à TotalEnergies de modifier son plan de vigilance valant mise en demeure au sens de la loi.

Deuxième observation : en reprochant aux parties d’avoir produit au cours de l’instance des pièces nouvelles qui n’étaient pas annexées à la mise en demeure initiale, le tribunal s’oppose à la pratique procédurale habituelle et aux prescriptions du Code de procédure civile (CPC)12 et, ce faisant, semble aller au-delà de l’intention du législateur.

En effet, la position adoptée par le tribunal revient à exiger que les « parties prenantes » aient déjà fait part de l’ensemble de leurs griefs à l’égard du plan de vigilance critiqué, des demandes qu’ils sous-tendent et des pièces à leur soutien au moment où l’instance judiciaire s’ouvre.

Le juge interviendrait ainsi en dernier ressort, après l’échec consommé d’un dialogue argumenté. Cela revient à redessiner l’office du juge et, nous semble-t-il, à vider le procès d’une partie importante de sa substance tout en laissant les « parties prenantes » sans autre solution que de cantonner leurs demandes aux griefs initiaux, certains « périmés » ou en passe de l’être.

Si l’article 4 du CPC dispose que l’objet du litige est déterminé par les prétentions des parties, fixées pour la demanderesse par l’acte introductif d’instance, il prévoit également que l’objet du litige peut « toutefois » être modifié par des demandes incidentes lorsque celles-ci se rattachent aux prétentions originaires par un lien suffisant. L’article 70 du CPC prévoit quant à lui la possibilité de demandes additionnelles sous les mêmes réserves.

Or, il ne ressort pas des termes des jugements que le tribunal aurait recherché si les demandes qui lui étaient in fine soumises étaient identiques ou présentaient un lien suffisant avec celles présentées dans la mise en demeure initiale.

Il semble en toute hypothèse difficile d’inférer un tel bouleversement du paradigme judiciaire des deux dispositions nouvelles issues de la loi sur le devoir de vigilance, muettes qui plus est sur l’office du juge et les principes directeurs du procès civil, sauf à rappeler que la juridiction compétente peut enjoindre à la société de respecter les obligations fixées par la loi.

Si on peut être tenté d’expliquer la position des juges parisiens par une visée pédagogique servant la méthodologie à suivre par les futurs plaideurs et qui consisterait à limiter les demandes de référé aux griefs évidents affectant un plan de vigilance précis (ou son inexistence) et relevés dès la mise en demeure, on n’en reste pas moins circonspect devant le raisonnement proposé.

Enfin, troisième observation : si la loi sur le devoir de vigilance prévoit que « le plan a vocation à être élaboré en association avec les parties prenantes de la société, le cas échéant dans le cadre d’initiatives pluripartites au sein de filières ou à l’échelle territoriale »13, l’approche adoptée par le tribunal ne manque pas d’interroger quant à sa mise en œuvre effective : la coconstruction, la collaboration et le dialogue sont-ils véritablement adaptés dans une relation structurellement déséquilibrée entre, d’une part, des sociétés par essence importantes (étant donné les seuils d’application prévus par la loi14) et, d’autre part, des particuliers, des associations, etc. ? On peut considérer que le juge devrait, par son office, offrir une alternative à l’échec éventuel – et en l’occurrence avéré – de cette collaboration entre entreprises et parties prenantes pour atteindre l’objectif fixé par la loi.

Il est vraisemblable que la voie du référé choisie par les ONG à l’origine de l’action explique, au moins en opportunité, la solution retenue par le tribunal mais les interrogations demeurent quant à sa transposition dans le cadre d’une instance au fond puisque l’article L. 225-102-4 du Code de commerce ne fait aucune distinction.

En l’état, l’interprétation extensive faite par le tribunal de l’exigence de mise en demeure, si elle était reprise par les juges du fond, pourrait aboutir à paralyser définitivement le juge dans son rôle de contrôle ex ante du devoir de vigilance.

La détermination de l’office du juge des référés face au devoir de vigilance

La loi sur le devoir de vigilance a expressément introduit une option au bénéfice des demandeurs de saisir le juge du fond ou le juge des référés.

Dans les décisions commentées, le tribunal conjugue les spécificités de la loi sur le devoir de vigilance avec les pouvoirs du juge des référés tels que définis par le CPC qui limite son intervention à l’édiction de mesures provisoires urgentes, en présence d’un dommage imminent ou d’un trouble manifestement illicite ou en l’absence de contestation sérieuse.

Il en déduit que le juge des référés ne pourra délivrer une injonction de respecter son devoir de vigilance que lorsque la société visée n’a pas établi de plan de vigilance ou lorsque le caractère sommaire des rubriques du plan confine à une inexistence du plan ou, enfin, lorsqu’une illicéité manifeste sera caractérisée avec l’évidence requise en référé. En revanche, il ne reviendrait pas au juge des référés d’apprécier le caractère raisonnable ou non des mesures contenues dans le plan et de leur mise en œuvre.

Cette approche semble effectivement conforme aux pouvoirs du juge des référés.

En ce sens, l’information donnée aux futures « parties prenantes » tentées de saisir un juge est claire, sauf à ce qu’il n’y ait pas de plan de vigilance établi ou que son imprécision confine à une absence de plan, il conviendra de saisir le juge du fond.

La solution retenue par les jugements du 28 février 2023 est par nature provisoire et devrait évoluer à l’avenir sous l’impulsion conjuguée de la jurisprudence et du droit européen

En premier lieu, les jugements commentés ont été rendus en première instance et il conviendra donc de voir si la cour d’appel éventuellement saisie confirmera la lecture du tribunal.

En outre, le devoir de vigilance et les mécanismes issus de la loi sur le devoir de vigilance pourraient être intégralement refaçonnés sous l’influence européenne. En effet, poussée par une résolution du Parlement européen, la Commission européenne a publié le 23 février 2022 une proposition de directive sur le devoir de vigilance des entreprises en matière de durabilité. Ce texte ambitieux prévoit l’instauration d’une autorité nationale de contrôle de la mise en œuvre des obligations par les entreprises prévues dans les dispositions nationales15. Ces autorités seraient en mesure d’ouvrir des enquêtes de leur propre initiative ou à la suite de la communication de rapports, de réaliser des inspections, d’ordonner la cessation d’infractions, d’imposer des sanctions pécuniaires et d’adopter des mesures provisoires pour éviter le risque d’atteinte grave et irréparable.

L’office du juge pourrait alors être amplement concurrencé par la mise en place d’une autorité administrative chargée d’une véritable politique publique de prévention.

Ainsi, il est probable que le juge civil retrouve finalement sa place usuelle, acteur central du contrôle ex post, y compris en matière de responsabilité, pour laquelle les précisions de l’article L. 225-102-5 du Code de commerce introduit par la loi sur le devoir de vigilance n’apportent pas de solution nouvelle et laissent au contraire entrevoir les immenses difficultés probatoires qu’implique la démonstration d’un « préjudice que l’exécution de ces obligations aurait permis d’éviter ». Bon courage !

Notes de bas de pages

  • 1.
    Les Amis de la Terre, Survie, The National Association of Professional Environmentalists, Africa Institute for Energy Governance, Civic Response to Environment and Development et Navigators of Development Association.
  • 2.
    Conformément à CPC, art. 487, « le juge des référés a la faculté de renvoyer l’affaire en état de référé devant la formation collégiale de la juridiction à une audience dont il fixe la date ». Ce qui a été fait en l’espèce.
  • 3.
    Cass. com., 15 déc. 2021, n° 21-11882.
  • 4.
    COJ, art. L. 211-21, créé par L. n° 2021-1729, 22 déc. 2021, pour la confiance dans l’institution judiciaire.
  • 5.
    Marie-Anne Frison-Roche, professeure de droit de la régulation et de la compliance, Bruno Deffains, professeur de droit privé, et Jean-Baptiste Racine, professeur d’économie.
  • 6.
    C. com., art. L. 225-102-4 – C. com., art. L. 225-102-5. La loi comportait initialement une disposition supplémentaire, l’introduction d’une amende civile plafonnée à 10 millions d’euros, retoquée par le Conseil constitutionnel (Cons. const., DC, 23 mars 2017, n° 2017-750).
  • 7.
    Un certain paradoxe apparaît dans cette décision qui prend toutefois le soin de rappeler la filiation de la loi avec les principes préexistants de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE). Cette observation apparaît donc parfaitement incompatible avec la présentation de la loi comme un instrument juridique isolé, insusceptible d’être éclairé par une quelconque référence à d’autres dispositions. Ainsi, la doctrine considère-t-elle qu’il revenait aux entreprises de se rattacher aux décisions des points de contacts nationaux de l’OCDE et aux bonnes pratiques sectorielles dans la mise en œuvre de leur devoir de vigilance (v., par ex., S. Brabant, C. Michon et E. Savourey, « Le plan de vigilance, clé de voute de la loi relative au devoir de vigilance », Rev. int. Compliance 2017, n° 4, étude 93).
  • 8.
    AN, rapp. d’information n° 5124, 24 févr. 2022, sur l’évaluation de la loi du 27 mars 2017, p. 58 – CGE, rapp. à Monsieur le ministre de l’Économie et des Finances, janv. 2020, Évaluation de la mise en œuvre de la loi n° 2017-399 du 27 mars 2017 relative au devoir de vigilance des sociétés mères et des entreprises donneuses d’ordre, A. Duthilleul et M. de Jouvenel, p. 15.
  • 9.
    Ainsi, le Code civil connaît depuis 1804 la notion de « délai raisonnable » en matière d’offre contractuelle ; de même, le droit positif utilise les notions de « coût raisonnable », de « personne raisonnable » ou de « soin raisonnable » dans des situations variées (par ex., C. civ., art. 1222 – C. civ., art. 1301-1 – C. civ., art. 1962).
  • 10.
    Il est vice-président de Gemme France (groupement européen des magistrats pour la médiation), il enseigne également les modes amiables de résolution des différends, et on notera, parmi ses publications, F. Vert et M. Boittelle-Coussau, « Le rôle essentiel de l’avocat accompagnateur en médiation », Dalloz actualité, 13 janv. 2022 ; F. Agostini et F. Vert, « La médiation : d’un changement de culture vers une politique nationale ? », Dalloz actualité, 9 sept. 2022 ; F. Vert et M. Chapuis, « Un moyen disruptif pour réduire les stocks des tribunaux : et si on essayait l’amiable », Dalloz actualité, 1er mars 2021 ; F. Vert, « Sortie de crise de la justice civile : la piste de la voie amiable », Dalloz actualité, 27 avr. 2020 ; F. Vert, « Le juge des référés et l’amiable », GPL 22 mai 2018, n° GPL322m6 ; F. Vert, « Des avantages de la médiation judiciaire », GPL 24 mai 2014, n° GPL179n8 ; F. Vert, « L’office du juge : conciliation et médiation », Les annonces de la Seine, 22 avr. 2013, n° 27 ; F. Vert, « La médiation judiciaire : bilans et perspectives », ICC France, 2e trimestre 2011.
  • 11.
    Cass. 1re civ., 23 mai 2000, n° 97-22547 – Cass. 1re civ., 9 mars 1970 : Bull. civ. I, n° 85 – Cass. 1re civ., 12 févr. 1964 : Bull. civ. I, n° 82 – Cass. com., 30 juin 1966 : Bull. civ. IV, n° 332 – Cass. 1re civ., 10 févr. 1969 : Bull. civ. I, n° 66.
  • 12.
    Notamment le respect du principe du contradictoire tel qu’il découle des articles 15 (« Les parties doivent se faire connaître mutuellement en temps utile les moyens de fait sur lesquels elles fondent leurs prétentions, les éléments de preuve qu’elles produisent et les moyens de droit qu’elles invoquent, afin que chacune soit à même d’organiser sa défense ») et 132 et suivants du CPC.
  • 13.
    C. com., art. L. 225-102-4, créé par L. n° 2017-399, 27 mars 2017, sur le devoir de vigilance.
  • 14.
    La loi s’applique aux sociétés anonymes employant au moins 5 000 ou 10 000 salariés en son sein et dans ses filiales directes ou indirectes selon que son siège social soit fixé sur le territoire français ou à l’étranger (C. com., art. L. 225-102-4, I).
  • 15.
    Comm. UE, proposition de directive du Parlement européen et du Conseil sur le devoir de vigilance des entreprises en matière de durabilité et modifiant la directive (UE) 2019/1937, 23 févr. 2022.
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