Affaire Taha Bouhafs : et s’il fallait préciser la définition du journaliste professionnel ?

Publié le 22/01/2020

Vendredi 17 janvier, au Théâtre des Bouffes du Nord à Paris, on donnait La Mouche. Taha Bouhafs qui se qualifie de « journaliste des luttes » signale sur Twitter qu’il est assis trois rangs derrière le président de la République Emmanuel Macron. Il précise : « Des militants sont quelque part dans le coin et appellent tout le monde à rappliquer. Quelque chose se prépare la soirée risque d’être mouvementée ». Puis dans un autre tweet, il demande sur le mode de la plaisanterie s’il doit lancer une chaussure sur le président. A l’extérieur du théâtre, une manifestation contre Emmanuel Macron s’organise. Taha Bouhafs est arrêté à la sortie, puis placé en garde à vue pour, selon l’AFP, «participation à un groupement formé en vue de commettre des violences ou des dégradations». Taha Bouhafs sera finalement relâché et placé sous le statut de témoin assisté. La personnalité complexe de l’intéressé, à mi-chemin entre politique et journalisme, suscite la polémique et pose notamment la question de savoir ce qu’est un « journaliste professionnel », juridiquement ? Des éléments de réponse avec  Emmanuel Derieux, professeur à l’université Panthéon-Assas et auteur de Droit des médias, droit français, européen et international

Actu-Juridique : Ce week end, une polémique est née sur le point de savoir si Taha Bouhafs est journaliste ou pas.  Cela soulève la question de la définition du journaliste professionnel en France. Qu’en est-il juridiquement ? 

Emmanuel Derieux : Il existe, en droit français, au moins deux définitions du « journaliste professionnel ». La première est celle de l’article L. 7111-3 du Code du travail qui pose qu’« est journaliste professionnel toute personne qui a pour activité principale, régulière et rétribuée, l’exercice de sa profession dans une ou plusieurs entreprises de presse, publications quotidiennes et périodiques ou agences de presse, et qui en tire le principal de ses ressources ».  Le même article détermine la condition supplémentaire, liée à la perception de « rémunérations fixes », en tant que salarié ou mensualisé (distingué, dans ce cas, des « pigistes » rémunérés à la tâche, en fonction du nombre et du volume de leurs contributions), qui permet à un « correspondant » (pas davantage défini ou identifié) de se prévaloir de la qualité de « journaliste professionnel ». En dépit du caractère imprécis et incomplet d’une telle définition, l’article L. 7111-4 du même Code, accroissant la confusion, assimile, « aux journalistes professionnels », pourtant bien mal définis, « les collaborateurs directs de la rédaction» dont il énumère diverses fonctions. Certaines ne correspondent pratiquement plus aujourd’hui à des situations ou activités réelles (telles que celles de « sténographes rédacteurs »), tandis que, du fait de l’évolution des techniques (audiovisuel, services numériques) et de leurs usages, d’autres probablement sont apparues.

Affaire Taha Bouhafs : et s'il fallait préciser la définition du journaliste professionnel ?
Sorcom/AdobeStock

Actu-Juridique : Et l’autre définition, quelle est-elle ?

ED. : Elle figure à l’article 2 de la loi du 29 juillet 1881. Elle y a été introduite par la loi du 4 janvier 2010 relative à la protection du « secret des sources des journalistes ». A cette fin et de manière quelque peu différente et un peu plus précise et explicite que ce que pose le Code du travail, y est considérée comme « journaliste (…) toute personne qui, exerçant sa profession dans une ou plusieurs entreprises de presse, de communication au public en ligne, de communication audiovisuelle ou une ou plusieurs agences de presse, y pratique, à titre régulier et rétribué, le recueil d’informations et leur diffusion au public ». Notons que le texte évoque alors le « journaliste », sans le qualificatif de « professionnel »

Actu-Juridique : Existe-t-il un article spécifique pour la presse en ligne ? 

ED. : Aux termes de l’article L. 7111-5 du Code du travail, « les journalistes exerçant leur profession dans une ou plusieurs entreprises de communication au public par voie électronique » (radio, télévision, services de presse en ligne) « ont la qualité de journaliste professionnel ». S’agissant des « services de presse en ligne », l’actuel article 1er de la loi du 1er août 1986, relative au statut des entreprises éditrices de presse, pose que, « pour les services de presse en ligne présentant un caractère d’information politique et générale », la reconnaissance de cette nature entraîne leur soumission à certaines obligations spécifiques et leur admission au bénéfice de certains avantages (en matière d’aides de l’Etat, sous forme d’un régime fiscal notamment). Encore faut-il que de tels services emploient, « à titre régulier, (d’)au moins un journaliste professionnel au sens de l’article L. 7111-3 du Code de travail ». C’est donc parce qu’ils emploient « au moins un journaliste professionnel » que ces services peuvent se prévaloir de cette nature ou qualité. Et c’est parce qu’ils y travaillent que certains peuvent prétendre au statut de « journaliste professionnel ». Compte tenu de ces différents éléments, les journalistes étant ceux qui font du journalisme et le journalisme étant l’activité des journalistes, de telles définitions sont tautologiques et assez insatisfaisantes.

Actu-Juridique : La qualité de journaliste est-elle attachée à la carte de presse ? 

Affaire Taha Bouhafs : et s'il fallait préciser la définition du journaliste professionnel ?
Richard Villalon/AdobeStock

ED. : L’appartenance à cette catégorie de « journaliste professionnel », au sens du Code du travail tout au moins, est attestée par l’attribution d’une « carte d’identité professionnelle ». Celle-ci est délivrée par une Commission composée, pour moitié, de représentants des employeurs et de représentants des journalistes.  Ne constituant pas une condition d’accès à la dite « profession », la détention de cette carte atteste cependant qu’il a été considéré que l’intéressé(e) satisfait aux éléments, fort imprécis et incomplets, de la définition légale du « journaliste professionnel » (tels que précédemment mentionnés : « activité principale, régulière et rétribuée », au sein d’un média et en tirer « le principal de ses ressources»).  Mais il est possible d’exercer cette activité et d’être reconnu comme journaliste, sans avoir la carte de presse. De même que la détention de cette carte peut être contestée et remise en cause. La question peut être soumise au tribunaux, dans le cadre de litiges opposant des individus se réclamant de la qualité de journalistes et des employeurs, ou encore entre ces mêmes individus et l’administration fiscale. Cela donne lieu à des décisions des juridictions judiciaires ou administratives qui peuvent apparaître assez incertaines sinon incohérentes et contradictoires en raison même de l’imprécision des textes.

Actu-juridique : Pourquoi ces définitions sont elles si floues ? 

ED. : En principe, une « profession » se caractérise par des exigences de formation et de compétences identiques ou partagées, des similitudes dans les activités exercées, le respect de règles communes garantissant la qualité du service rendu et conditionnant la confiance accordée par le public, un contrôle d’accès… Mais la volonté, au nom du principe de « libre communication des pensées et des opinions », consacré par l’article 11 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, de faire du journalisme une « profession ouverte », librement accessible par tous, semble interdire, aux yeux de certains, toute condition ou préoccupation de ce type. Cela résulte en réalité d’une confusion.  Ce n’est pas la même chose en effet de jouir d’une liberté ou d’exercer une « profession ». Est-il légitime de revendiquer le statut de « professionnel », et les protections et les avantages qui y sont liés, sans en supporter les contraintes et les obligations ? Toute la difficulté de définir le journalisme tient dans la très grande variété de ses formes et lieux d’exercice.

Actu-Juridique : Comment la jurisprudence précise-t-elle la définition du journaliste ? 

ED. : Au-delà des définitions légales imprécises et incomplètes, les juges ont notamment dû préciser qu’il s’agissait d’un travail, de type intellectuel, de collecte, traitement, mise en forme… d’informations en relation avec des faits ou événements d’actualité. Même la définition de l’activité de l’entreprise pour laquelle travaille le journaliste n’est pas un critère absolu. Il est ou non admis, par la jurisprudence, que l’entreprise (SNCF, FNAC, syndical professionnel, institution publique…) peut ne pas relever de la « branche » ou du secteur de l’information, et toutefois employer des personnes pouvant invoquer leur qualité de journaliste dès lors que, en son sein, une certaine indépendance est accordée à ceux qui y contribuent.

Actu-Juridique : Il faut donc exercer dans une entreprise de presse – ou au moins accordant une relative indépendance -,  une activité intellectuelle en lien avec l’information. Cela pose la question des personnes dotées d’un portable et d’un compte twitter qui s’arrogent le titre de « journaliste »

ED. : En effet. Travailler au sein d’une rédaction, dans une entreprise, bénéficiant ainsi de l’appui et de la reconnaissance d’une collectivité, constitue assurément une condition de la confiance accordée par le public, sinon un label de qualité. Par ailleurs, la loi du 14 novembre 2016 a introduit un article 2 bis dans la loi du 29 juillet 1881 qui fait désormais obligation aux médias qui emploient des journalistes d’élaborer une « charte déontologique » au respect de laquelle chacune des parties s’engage. C’est assurément là une condition et composante du caractère professionnel de l’activité exercée et de la confiance que le public est susceptible de leur accorder.

Actu-Juridique : Il y a aussi une condition de ressources…

ED. : Pour pouvoir se prévaloir de la qualité de « journaliste professionnel », cette activité, mal définie, doit être, pour l’intéressé(e), son occupation « principale, régulière ». De cette activité « rétribuée », l’intéressé(e) doit, de plus, tirer « le principal de ses ressources », par rapport à d’autres revenus professionnels. Ces « ressources », fixes ou variables, selon les conditions d’exercice de l’activité, en tant que « mensualisé » ou « pigiste », doivent être la contrepartie du travail accompli. Outre leur montant, la transparence et l’identification de l’origine de ces revenus et de l’identité de celui qui les verse est une condition et garantie de l’indépendance de ceux qui les perçoivent et de la confiance qui leur est accordée par le public. Cela pose la question de la rémunération complémentaire tirée d’autres activités. Sont-elles compatibles notamment au regard de l’exigence d’indépendance ou de l’absence de conflits d’intérêts ? Pour en revenir au sujet d’actualité qui nous occupe, même si l’expression d’opinions relève évidemment de la liberté de communication, et sans imposer aux journalistes un devoir de neutralité ou une obligation de réserve, peut-on cependant admettre de ceux qui prétendent être des « journalistes professionnels », que le militantisme, pour quelle que cause que ce soit, l’emporte sur la recherche, l’analyse, l’explication et la diffusion de l’information ?

Affaire Taha Bouhafs : et s'il fallait préciser la définition du journaliste professionnel ?
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Actu-Juridique : Que pensez-vous de ces personnes qu’Internet permet de se positionner comme journaliste, sans en justifier ?

ED. : Le développement d’Internet a fait apparaître de prétendus et bien mal dénommés « journalistes amateurs ». Ceux-ci ne satisfont aucun des critères et des conditions leur permettant de se voir accorder la qualité de « journalistes professionnels ». Parfois à l’origine d’informations qu’ils ont pu contribuer à faire ressortir, nombre d’entre eux diffusent également, plus ou moins intentionnellement, ou par méconnaissance ou incompétence, toutes sortes de rumeurs et de fausses informations. Ils n’agissent pas, dans la recherche, le traitement, la vérification… des informations, comme le public est en droit de l’attendre de « journalistes professionnels ». Vous feriez-vous soigner par un chirurgien ou un dentiste… « amateur » ? Iriez-vous ou retourneriez-vous chez un boulanger ou un coiffeur… « amateur », n’ayant pas suivi une formation adaptée et attestée par l’obtention d’un diplôme, de quelque niveau qu’il soit ? Le journalisme pourrait-il être la seule activité, prétendument « professionnelle », qui pourrait être ainsi totalement librement exercée ? Les médias et les « journalistes professionnels » n’ont aucun intérêt à laisser entretenir une telle confusion. Il y va de leur crédibilité.

Actu-Juridique : Comment pourrait-on préciser la définition du journalisme ? 

ED. : Cela suppose de répondre à une question préalable. Peut-on, compte tenu de la variété des modes d’exercice de ce métier, rédiger une définition unique ? Ou bien conviendrait-il de procéder à des distinctions en fonction : de la nature des publications (presse, radio, télévision…), de leur ligne éditoriale (d’information politique et générale, spécialisée, d’opinion…), des tâches (enquêteur, rédacteur, éditorialiste…) et des responsabilités assumées par les personnes concernées… ?  Il n’est ni possible ni justifié d’attendre de tous la même chose et la même nature et qualité de l’information diffusée. Les médias et les journalistes n’ont pas intérêt à entretenir pareille confusion. Tous ne participent pas de la même façon à la diffusion d’informations et au débat d’idées nécessaires à la démocratie. Ils ne méritent pas la même confiance du public. Ils ne justifient pas de bénéficier du même statut, des mêmes protections et des mêmes aides publiques (à titre personnel, par un régime fiscal de faveur, ou au profit des entreprises qui les emploient)…

Actu-Juridique : Est-ce à dire qu’il faudrait réduire l’accès à la profession ? 

ED. : Dans les limites de la loi, chacun doit pouvoir s’exprimer librement. Une confusion ne peut cependant pas être établie entre l’activité des « journalistes professionnels » et celle de « journalistes amateurs » ou, peut-être encore moins, de « journalistes militants ». Le crédit des « journalistes professionnels » et la confiance du public en dépendent. Sans exigence de formation, contrôle d’accès, engagement de respect de règles de bonnes pratiques… les journalistes peuvent-ils encore se prévaloir de la qualité de « professionnels » ? Est-il légitime de revendiquer cette nature et qualité de « profession », et le bénéfice des droits qui y sont attachés, sans en offrir les conditions et les caractéristiques et en supporter les contraintes ? Une distinction doit être faite entre l’exercice d’une « profession », et les garanties que le public en attend, d’une part, et la jouissance de la « liberté de communication », théoriquement ou officiellement offerte à « tout citoyen », d’autre part. A défaut de réduire ou de contrôler l’accès à la « profession », une distinction des fonctions et de responsabilités, et une claire information du public à cet égard, pourraient apparaître nécessaires et justifiées.

Affaire Taha Bouhafs : et s'il fallait préciser la définition du journaliste professionnel ?
Nic_Ol/AdobeStock

Actu-Juridique : Taha Bouhafs, qui se désigne lui-même sur son compte Twitter comme « journaliste des luttes », a été comparé ce week-end à Albert Londres et Albert Camus. Une manière de rappeler qu’il y a eu, dans l’histoire du journalisme français, des journalistes engagés, y compris inscrits à des partis politiques. Qu’en pensez-vous ? 

ED. : N’offensons pas les grands noms d’Albert Londres et d’Albert Camus ! L’appel, relayé au travers des réseaux sociaux, par quelqu’un qui se présente comme « journaliste de luttes » ou « journaliste militant », à se rassembler et à pénétrer, par la force, dans quelque lieu que ce soit, ou à s’en prendre au Président de la République ou à toute autre personne ou institution, ne peut évidemment pas, dans un régime démocratique, relever de la fonction de journaliste. Il n’est pas possible d’être à la fois acteur, ou encore moins activiste, et observateur. Et pour prendre un autre exemple d’actualité, ne relèvent pas davantage de l’activité journalistique et de la satisfaction de l’information du public, à mon sens, la collecte et l’exploitation, partisanes, unilatérales et exclusives, sur Internet, sans vérification des sources et détermination du contexte et des circonstances, d’extraits de séquences vidéo dans lesquelles ne sont retenus que les coups portés par les forces de l’ordre, sans que l’on en sache les raisons, et sans faire état des violences que policiers et gendarmes subissent et des exactions auxquelles, par leur légitime intervention, ils tentent de mettre fin. Un « journaliste professionnel » ne peut pas avoir d’autre exigence et activité que celle de la recherche de l’exactitude et de la qualité de l’information. La confiance du public en dépend. Un « journaliste digne de ce nom ne confond pas son rôle » (pour reprendre la formule de la charte de déontologie de 1918) avec toute autre fonction ou activité et notamment, au-delà de la libre expression d’une opinion, toute action militante !

Actu-Juridique : Quelle leçon tirez-vous des évolutions actuelles sur notre droit des médias ? 

ED. : Plus qu’elle n’est la cause de problèmes nouveaux, préalablement inexistants, l’évolution des techniques de communication et de leurs usages rend, s’agissant de la définition du « journaliste professionnel » comme sur bien d’autres aspects du droit de médias, seulement plus sensibles certaines insuffisances et imperfections anciennes du droit. Elle pourrait être l’occasion de chercher à y remédier. Le militantisme ne devrait pas être ici celui d’un prétendu « journalisme » qui n’en aurait que l’apparence trompeuse ou le nom. Mais, à travers le droit et une définition plus précise et rigoureuse de ladite « profession » de journaliste, l’objectif devrait être celui d’une meilleure qualité de l’information et du service rendu au public et, en conséquence, de la confiance, aujourd’hui limitée, que celui-ci leur accorderait.

Propos recueillis par Olivia Dufour

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