Rentrée solennelle du TC de Bobigny

À Bobigny, la vague annoncée des dépôts de bilan est arrivée en 2024

Publié le 27/02/2025
Tribunal de commerce
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Le 22 janvier dernier, lors de l’audience solennelle de rentrée, le tribunal de commerce de Bobigny a dressé le bilan d’une année 2024, intense, marquée par les défaillances d’entreprises. Les explications d’Éric Mathais, procureur de Seine-Saint-Denis, d’Isabelle Minguet, procureure adjointe en charge des affaires économiques et financières et de Claude Dufaur, président du tribunal de commerce.

Dix nouveaux juges ont pris leurs fonctions au tribunal de commerce de Bobigny. Une promotion importante : face à l’accroissement de l’activité du tribunal, le garde des Sceaux a permis l’augmentation des effectifs, qui compte désormais 81 juges. Parmi ce nouveau contingent, trois femmes. « Une pierre modeste à l’édifice de la féminisation de notre tribunal, qui progresse sans pour autant atteindre la parité », a concédé le président du tribunal, Claude Dufaur.

Présent aux côtés du président, Éric Mathais, procureur de Seine-Saint-Denis, a répété son attachement à la justice consulaire. Dans le département de Seine-Saint-Denis, choisi par de grandes entreprises pour installer leur siège social, elle est intense, tant en matière contentieuse qu’en procédure collective. En 2024, la situation économique fut difficile, marquée par une très forte hausse des défaillances, « alors même que la dégradation des comptes publics a limité la possibilité pour l’État de venir en aide aux entreprises en difficulté ». Résultat : la vague des dépôts de bilan attendue depuis plusieurs années est enfin arrivée en 2024.

 La lutte contre les fraudes aux finances publiques occupe une place essentielle

Dans ce contexte, le tribunal doit agir pour prévenir les difficultés des entreprises, mais aussi lutter contre la fraude aux finances publiques, a insisté le procureur, avant de dérouler des chiffres édifiants.  En 2024, a-t-il rappelé, les montants mis en recouvrement après le contrôle fiscal ont atteint 15, 2 milliards d’euros. L’échappement à l’impôt s’est monté à 60 voire 80 milliards d’euros. La fraude sociale, quant à elle, a atteint 13 milliards d’euros dont 2,1 milliards ont été détectés et redressés. « Cette situation nuit à nos finances publiques, entraîne d’importantes distorsions de concurrence et sape la confiance des citoyens dans notre système économique et social », a insisté Éric Mathais. « Le niveau de fraude est impressionnant en Seine-Saint-Denis. La notion d’ordre public doit y avoir un sens encore plus républicain qu’ailleurs. En dépit du sous-dimensionnement du parquet de Bobigny, j’ai donc toujours fait en sorte de préserver autant que possible les effectifs en charge de la matière économique et financière.

À Bobigny comme ailleurs, le nombre de parquetiers est ridiculement faible par rapport à la moyenne européenne. Éric Mathais l’a longuement rappelé, chiffres d’un rapport de la Commission européenne pour l’efficacité de la justice rendu en octobre 2024 à l’appui. Ce document, comparant la situation de 47 pays du Conseil de l’Europe, a mis en évidence qu’avec 3,2 procureurs pour 100 000 habitants, la France fait, de loin, partie des pays les plus mal. À titre de comparaison, la médiane européenne est de 11 procureurs pour 100 000 habitants, soit près de quatre fois plus. « Les procureurs français ont en outre le plus grand nombre de missions. En France, chaque procureur gère en moyenne 2 027 affaires par an, contre une médiane de 204 affaires dans les autres pays du Conseil de l’Europe », a insisté Éric Mathais. « En Seine-Saint-Denis, nous sommes 58 parquetiers, pour un effectif théorique de 63. Si nous étions dans la moyenne européenne, je serais à la tête d’un parquet de 205 procureurs ! »

Aux côtés d’Éric Mathais se trouvait Isabelle Minguet, procureure adjointe en charge des affaires économiques et financières. Toutes les semaines, elle tient les audiences de procédures collectives. « La division des affaires économique et financière de Bobigny compte 8 magistrats, 4 assistants spécialisés, une attachée de justice. Outre son rôle auprès du tribunal de commerce, elle est en charge de l’ensemble de la délinquance économique et financière du département, depuis l’enquête jusqu’à l’audience », a-t-elle détaillé. Cette division s’occupe d’un contentieux aussi lourd que varié : escroqueries, trafic de tabac, blanchiment d’argent en bande organisé, accident du travail et habitat indigne. « La lutte contre les fraudes aux finances publiques occupe une place essentielle : en 2024 plus de 200 enquêtes pénales ont été diligentées en matière de travail dissimulé pour un préjudice total de près de 130 millions d’euros ».

La division, pourtant, ne peut se déployer comme elle le devrait. Depuis des années, les effectifs manquent pour mener des enquêtes en matière économique et financière. Et cela ne s’arrange pas. « Le groupe eco-fin du groupe départemental de la police judiciaire est passé de 14 fonctionnaires en 2012 à …7 en 2024 », a précisé la magistrate. « Nous sommes donc contraints de limiter le nombre d’ouverture d’enquêtes pénales et de prioriser celles à forts enjeux ». En 2024, près de 40 millions d’euros, correspondant au produit des infractions commises, ont néanmoins été saisis par la division économique et financière du parquet de Bobigny. Une hausse de 47 % par rapport à 2023.

Outre les moyens d’enquêtes, la juridiction manque également de capacité de jugement pour ces dossiers, d’où des délais très longs qui nuisent à la lisibilité de la réponse des pouvoirs publics.

« Nous faisons au mieux, avec des moyens très loin d’être à la hauteur des enjeux ». Une situation d’autant plus regrettable que les recrutements, en matière économique et financière, peuvent assez rapidement s’avérer rentables pour les finances publiques, chaque renfort permettant d’ouvrir de nouvelles enquêtes et de pratiquer de nouvelles saisies. « C’est même un des emplois les plus rentables de toute l’administration française », a souligné Isabelle Minguet, précisant emprunter une formule souvent répétée par son supérieur, Éric Mathais. Elle a illustré ce constat par un exemple concret. Il y a un an et demie, une assistante aux saisies a été recrutée au parquet de Bobigny. Elle a permis de traiter des signalements de Tracfin et de saisir de ce fait 14 millions d’euros.

En 2024, le parquet a obtenu 346 requêtes en ouverture de procédure collective et il était présent à l’ensemble des audiences de chambre du conseil. Il a également été très mobilisé en matière de sanction commerciale : grâce au travail des mandataires judiciaires, les sanctions personnelles sur requête du parquet ont augmenté. En 2024, 341 mesures d’interdiction de gérer et de faillite personnelle ont ainsi été prononcées, contre 249 en 2023. 16 débiteurs ont été sanctionnés dans le cadre d’action en responsabilité.

La vague des dépôts de bilan attendue depuis plusieurs années est enfin arrivée…

Le président du tribunal de commerce, Claude Dufaur a, dans une longue prise de parole, confirmé les dires du parquet. L’année a été dense et rythmée par une forte augmentation (de 31 %) des procédures collectives. 2 621 jugements d’ouverture de procédures ont eu lieu, dont 357 ouvertures de redressement, et 11 ouvertures de sauvegarde. « Nous avons dépassé le chiffre de référence de 2 341 procédures collectives ouvertes en 2019, avant le Covid. 8 095 salariés sont concernés, dont 8 000 sont pris en compte par AGS. Les déclarations de cessation de paiements sont supérieures à celles 2019, tout comme les assignations ». Ce « nombre alarmant » d’ouverture de procédure collective ne concerne pas uniformément tous les secteurs. Les plus touchés sont le bâtiment/immobilier (45 %), le commerce (21 %), les transports routiers (9 %), l’hébergement et restauration (8 %) et le service à la personne (7 %). Une situation imputable, d’après le président, à la crise économique et énergétique, l’instabilité politique, l’inflation et la hausse des taux d’intérêt.

Avec 177 681 entreprises inscrites au registre du commerce et des sociétés, pour un chiffre d’affaires de 215 milliards d d’euros, le département est cependant toujours l’un des plus dynamiques de France. L’immense majorité des nouvelles immatriculations sont des TPE, un peu plus de 14 000. 108 sociétés inscrites cette année ont enregistré plus d’un million d’euros de chiffre d’affaires. 17 000 radiations d’office ont été réalisées par le greffe, contre 11 000 en 2023, soit une hausse de 51 %.

Autre constat important : de plus en plus de sociétés déposent leurs comptes : 47 000 comptes annuels ont ainsi été déposés en 2024, contre 33 000 en 2023. Néanmoins, en 2024, plus de 45 % des sociétés ne les ont pas déposés – contre 55% en 2023. Si l’amélioration existe, due selon le président aux injonctions faites par les juges délégués, la marge de progression reste importante. « Il convient de maintenir nos efforts avec le parquet pour inciter les entreprises à déposer leurs comptes. 82 % des entreprises ayant fait l’objet d’une procédure collective cette année n’avaient jamais déposé de comptes annuels. Cette carence pénalise les missions des juges de la prévention », a insisté Claude Dufaur. Sa priorité est d’œuvrer plus efficacement pour la prévention. « Compte tenu du contexte économique, le tribunal doit apparaître comme une aide aux entreprises et non comme un fossoyeur. Nous le disons tous les jours : « N’ayez pas peur du tribunal, venez nous voir avant qu’il ne soit trop tard  ! « ». Le président ambitionne de convoquer a minima 1 200 entreprises et surtout de s’appuyer sur les éléments fournis par l’Urssaf et la Direction départementale des finances publiques pour connaître en amont de l’entretien le quantum des dettes publiques.

Pour développer la prévention, le tribunal a créé une « mission conciliation », très importante pour le tribunal. En 2024, 402 convocations ont été prononcées, soit 10 % de plus qu’en 2023. Le taux de présence aux entretiens est de l’ordre de 87 % après une deuxième convocation. « L’objectif principal de l’entretien est d’analyser la situation avec le chef d’entreprise et ses conseils, et de détecter un éventuel état de cessation de paiements », a insisté Claude Dufaur.

Le président du TC a également souligné le « rôle fondamental de police économique » des juges commis à la surveillance du registre du commerce. Ils ont, en 2024, rendu plus de 25 000 ordonnances, parmi lesquelles les liquidations d’astreinte ont représenté près de 8 millions d’euros. En matière de contentieux, « socle du tribunal, là où sont formés les juges à leur arrivée », le nombre de décision au fond a baissé de 10%. En 2024, le taux d’infirmation en appel était de 0,43 % seulement. Le délai moyen entre la première audience et la mise à disposition du jugement a augmenté : il est de 170 jours, contre 161 l’année précédente. Autre priorité du tribunal : la lutte contre l’exercice illégal de la profession d’expert-comptable, que le président espère intensifier avec le concours de l’ordre des experts-comptables d’Île-de-France en 2025.

Les défis à venir pour le TC de Bobigny

Le bilan de l’année 2024 dressé, Claude Dufaur a esquissé les priorités de l’année 2025. Elle sera marquée par l’entrée en vigueur du tribunal des activités économiques, qui auront à connaître l’ensemble des procédures de prévention et des procédures collectives. Malgré la déception toujours présente de ne pas avoir vu la juridiction de Bobigny sélectionnée pour cette expérimentation, le président y voit « un dossier fondamental pour l’avenir des tribunaux, qui consacre une reconnaissance de l’institution consulaire et la qualité des travaux de ses juges ». La loi de programmation pour la justice 2023-2025 a prévu que cette expérimentation dure 4 ans. Claude Dufaur souhaiterait que cette expérimentation soit raccourcie. « Laisser deux juridictions économiques avec des attributions différentes fonctionner pendant aussi longtemps peut créer un fossé entre les tribunaux », a-t-il averti.

Autre chantier en 2025, le Guichet unique, instauré par la loi Pacte en vue de simplifier les démarches des entrepreneurs. Alors qu’il aurait dû être pleinement opérationnel depuis janvier 2023, il n’a permis de traiter en 2024 que 2 226 formalités contre 27 837 pour Infogreffe, censée n’être pourtant qu’une « procédure de secours ». « Il faut espérer que le Guichet unique présenté comme un dispositif de simplification fonctionne. Mais les premiers retours suscitent des inquiétudes. Dans un rapport de 2023, la Cour des comptes s’inquiétait que le fonctionnement soit préjudiciable aux entreprises ».

Pour terminer, Claude Dufaur a rendu hommage aux juges consulaires, dont un grand nombre continue de venir aider au tribunal, même après avoir atteint l’âge de 75 ans, limite pour être en activité. « Les juges ne peuvent accomplir leur tâche que grâce au soutien inconditionnel de leurs familles et de leur entreprise », a rappelée le président avant de lever l’audience.

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