Val-de-Marne (94)

À Créteil, une audience de rentrée en petit comité, mais avec de grands objectifs

Publié le 09/02/2021

À Créteil, une audience de rentrée en petit comité, mais avec de grands objectifs

Lors d’une audience solennelle en catimini, le président du tribunal judiciaire de Créteil, Éric Bienko Vel Bienek, ainsi que la procureure de la République, Laure Beccuau, sont revenus sur une année de grands changements au sein de la juridiction et sur le territoire du Val-de-Marne de façon générale. Ils ont également annoncé les objectifs des années à venir, sans résignation aucune.

Ce matin d’hiver, une longue file d’attente s’est formée devant le tribunal judiciaire de Créteil. Quand nous traversons le hall, qui ressemble presque à la nef d’une cathédrale, la cohorte des clients rejoint celle des avocats. Au balcon, devant la salle H récemment rénovée et d’ordinaire réservée aux référés, le vice-procureur en charge du secrétariat général, Antoine Pesme, nous accueille. L’audience solennelle de rentrée va commencer, et elle se fera en tout petit comité. Les grandes figures de la justice et du monde pénitentiaire du Val-de-Marne, les députés ainsi que le préfet arrivent au compte-gouttes, en costumes d’apparat.

Une quarantaine de personnes triées sur le volet se partagent un siège sur deux face à une poignée de représentants du tribunal. La raison de ses aménagements ? Le Covid-19 et son cortège de mesures barrières, bien sûr, mais également la double session d’assises et les travaux d’ampleur qui ont déjà posé leur marques à l’arrière de la haute tour du tribunal que borde l’A86.

La voix douce et posée du président, Éric Bienko Vel Bienek ouvre le bal. « Permettez-moi tout d’abord de vous présenter, au nom de la juridiction, tous mes vœux de réussite, de bonheur et bien évidemment de santé pour l’année qui vient de débuter. Vœux qui ont aujourd’hui un tout autre écho que les années précédentes, à l’heure où beaucoup des douces et paisibles certitudes qui nous animaient continuent à être mises à rude épreuve ». C’est après ces mots d’usage que le haut magistrat a adressé une pensée particulière à un membre de son équipe, Mme Collin, greffière, exerçant dans cette juridiction depuis de nombreuses années et décédée du Covid au mois d’avril dernier.

Le maintien des activités, malgré un contexte de crises à répétition

En janvier 2020, c’était le mouvement des avocats qui s’était invité dans la majorité des audiences solennelles de rentrée. Un mouvement qui a eu des effets considérables sur les délais de traitement des procédures par les renvois massifs auxquels il avait conduit de janvier à mars 2020. La plaquette informative mise à disposition des invités le montre bien : 21 % des 4 087 affaires civiles et familiales audiencées ont ainsi été renvoyées ainsi que 22 % des 1 783 affaires pénales appelées devant le tribunal correctionnel. Par conséquent, les stocks et les délais de traitement ont augmenté au civil avec un taux de couverture global de 92 %, qui cache des disparités importantes puisque 4 des 6 chambres affichent chacune des taux de couverture approchant ou dépassant les 100 %.

Mais cette année, c’est bien le Covid-19 qui est le sujet d’entame des discours des présidents de juridiction et procureurs de la République. Si la justice ne s’est arrêtée qu’un petit moment, les magistrats, avocats, greffiers et agents n’ont pas fait montre de lâcheté et ont été des maillons indispensables du fonctionnement de notre pays. Et le président a salué « l’investissement et la mobilisation de chacun au sein de la juridiction qui ont permis de maintenir une activité, et de rendre effective l’obligation qui nous est faite par l’article L. 111-4 du Code de l’organisation judiciaire, celle d’assurer toujours la permanence et la continuité du service public de la justice en dépit de la pandémie ». En des mots emplis d’un profond respect, le président du tribunal a remercié l’ensemble des magistrats, personnels et usagers pour ce maintien d’activité : « Je ne peux que saluer, avec force, l’engagement des magistrats et fonctionnaires qui ont rendu cette organisation possible, avec le concours précieux du directeur de greffe et de son équipe que je remercie. Et je salue également leur courage car il en fallait pour se rendre au tribunal alors que les conditions de transmission du virus et ses effets à court et moyen termes n’étaient pas connus – mais le sont-ils totalement aujourd’hui ? – et alors que les moyens de se protéger, gels et masques, étaient plus que comptés ».

À la fin de son discours, le magistrat enfonce le clou avec emphase : « J’avais, l’année passée, introduit mon propos en citant Victor Hugo qui considérait que “Les plus belles années d’une vie sont celles que l’on n’a pas encore vécues”. Les circonstances qui ont suivi, vous l’imaginez bien, m’ont amené à m’interroger sur la justesse de cette pensée. Mais être le témoin du dépassement constant de certains dans l’épreuve, voir se concrétiser en si peu de temps des avancées médicales exceptionnelles permettant l’élaboration d’un vaccin et participer pour la première fois à la mise en œuvre concrète du principe selon lequel la vie humaine et la santé de tous doivent l’emporter sur toute autre considération, continuent à me donner confiance et à me laisser croire que Victor Hugo ne se trompait pas » !

Des mots très forts, à la hauteur d’une mobilisation qui a porté ses fruits pendant le premier confinement : en effet, toutes les audiences ont été maintenues. Pour le pénal toutes les audiences correctionnelles ou devant le juge des enfants mettant en jeu des mesures de détention et de contrôle judiciaire, toutes les audiences de comparution immédiate, toutes les présentations nécessaires devant les juges d’instruction, les juges des libertés et de la détention et les juges des enfants, les débats et commissions relevant de la compétence des juges de l’application des peines y compris au centre pénitentiaire de Fresnes, ont perdurés. Pour le civil, les audiences de référés justifiées par une urgence avérée, les audiences des juges aux affaires familiales statuant sur les demandes de protection, les permanences consacrées au traitement des requêtes urgentes, les audiences devant les juges des libertés et de la détention en matière d’hospitalisations sous contrainte et les audiences d’assistance éducative devant les juges des enfants à la suite d’ordonnances de placement provisoire se sont également tenues.

Si la procureure de la République a elle aussi souligné le fait que tout le tribunal était au rendez-vous des défis de 2020, elle a rappelé dès le début de sa prise de parole que le tribunal faisait face à des problèmes structurels qui ont cours depuis de nombreuses années, et se sont trouvés empirés par la crise du Covid : sous-équipement informatique, déficit de greffe et de fonctionnaires, et stocks accrus dans les services : « Sans dissimuler ces faiblesses, je crois pouvoir affirmer que face à l’urgence nous étions présents ».

2020 n’a pas étouffé la délinquance sur le territoire

2020 fut l’année où la dénonciation des violences faites aux femmes ont dépassé les effets d’annonce, les petits mots et les grandes promesses. Les premiers effets du Grenelle contre les violences conjugales, se sont fait sentir et le président a tenu à le souligner, montrant un taux de couverture supérieur à celui figurant sur la brochure, de l’ordre de 99 %, ainsi qu’une augmentation significative des ordonnances de protection : + 36,6 % par rapport à 2019 avec 268 décisions. « La question du traitement des violences conjugales demeure prégnante dans la juridiction et l’actualisation des circuits mise en place, avec le barreau et les associations, une préoccupation permanente ».

Dans son discours, la procureure a elle aussi souligné la spécificité de ce type de violences. « La lutte contre ces violences s’est traduite par plus de 1 100 poursuites, soit plus de 3 poursuites par jour. 695 d’entre elles ont été réalisées dans le cadre de défèrements du conjoint violent avec pour objectifs d’éloigner l’auteur des faits de sa victime, d’interdire le renouvellement des faits le cas échéant en imposant des soins. Sur les 568 contrôles judiciaires suivis par l’ APCARS en 2020, 329 ont été ordonnés dans ce cadre. « Les décisions d’incarcération immédiate ont régulièrement sanctionné l’intensité des violences révélées », a-t-elle eu à cœur de préciser.

Elle a cité un exemple de comparution immédiate illustrant l’importance de la sensibilisation du grand public à ces questions. « Elle a débuté par l’appel d’une voisine alertée par des bruits sourds évocateurs d’un corps jeté au sol. À leur arrivée, les fonctionnaires de police percevaient les gémissements d’une femme et à leur entrée dans les lieux constataient des projections de sang dans tout le domicile. La victime avait subi des coups d’une extrême violence, certains au moyen d’un radiateur d’appoint. Cette femme a pu être protégée grâce, tout d’abord, il faut le souligner, à cette voisine qui n’est pas restée indifférente. L’intervention judiciaire a été ainsi rendue possible. Nous n’avons renoncé en rien à nos actions portées à l’occasion du Grenelle. Parmi celles-ci, la transmission à court délai au bureau d’aide aux victimes (BAV) des plaintes reçues. 779 victimes ont ainsi été contactées par le CIDFF ou l’APCARS, alors même que les investigations débutaient. Cette mobilisation n’est pas sans rapport, me semble-t-il, avec l’augmentation des ordonnances de protection ».

Au-delà des violences au sein du couple et des violences faites aux femmes, la procureure de la République a cité d’autres types de délinquance qui ont particulièrement fait l’actualité du département, en cette année de confinements. L’augmentation des vols avec armes à domicile (27 faits contre 13 en 2019), la hausse des interpellations de mineurs non accompagnés (les mises en cause des mineurs non accompagnés ont augmenté de 109 %). Les défèrements n’ont parallèlement pas cessé de croître : « De ces procédures délicates, l’orientation s’avère souvent complexe, au regard des faits (cambriolages sériels, notamment de pharmacies, vols avec violences dans les transports) mais aussi de la personnalité des mis en cause (marquée par l’instabilité du parcours et une toxicomanie médicamenteuse sous-jacente) dont l’identité est rarement démontrée et qui refusent tout hébergement.

Autre nouveauté : la résurgence des phénomènes de bande. Au troisième trimestre 2020, les faits recensés dans l’agglomération parisienne placent le Val-de-Marne au 1er rang. Face à ces chiffres, la procureure de la République a réagi en mettant en place un groupe local de traitement de la délinquance afin que ces affrontements, impliquant majoritairement des mineurs, soient « anticipés, empêchés par la mise en commun de nos capacités respectives à “casser” ces codes qui font s’affronter Charenton et Alfortville, sans autre raison qu’une rivalité soi-disant éternelle dont l’origine s’est perdue dans la nuit des temps », s’attriste Laure Beccuau. Le trafic de stupéfiants n’est pas en reste dans le listing de la procureure. Avec la fermeture ponctuelle d’Orly, la cocaïne a trouvé de nouveaux circuits pour entrer dans l’Hexagone.

Un nouveau visage pour le tribunal judiciaire

Si l’audience solennelle se déroule dans la salle H, tout récemment rénovée, en bois clair et blanc ivoire, c’est parce qu’elle est l’occasion pour le tribunal de montrer en avant-première le visage qu’auront les nouvelles salles d’audience qui d’ici quelques années, et après moult coups de burin et de pinceaux, ouvriront leurs portes. « Cette modification dans nos habitudes, et nous n’en sommes plus à une près, nous donne aussi la possibilité de vous faire découvrir, en petit comité au regard de la situation sanitaire, une nouvelle salle d’audience moderne et réussie, qui préfigure, je l’espère, la configuration de celles dont la création devra être envisagée à brève échéance. Il faudra en effet adapter le tribunal judiciaire, dans son dimensionnement certes mais aussi dans ses effectifs de magistrats et fonctionnaires, à l’importance et à l’évolution de l’activité juridictionnelle dans le département du Val-de-Marne », a expliqué le président.

Il a tenu à détailler les différentes étapes qui feront la mue du tribunal judiciaire de Créteil, d’ici 4 ans. Première étape et non des moindres : le bâtiment annexe à la tour, implanté au niveau de l’ancienne entrée principale, a été livré à la fin de l’année et accueille désormais le service des affaires familiales, le service civil, le service de l’aide juridictionnelle, le service informatique et le standard téléphonique. Il s’agissait d’un préalable au démarrage, dans la tour, de travaux d’une tout autre ampleur intégrant 4 opérations : le désamiantage de tous les locaux, la mise aux normes des équipements électriques, la rénovation du système de sécurité incendie et la remise en peinture des sols et murs des bureaux et espaces communs. Ils commenceront au mois de mars 2021 et seront découpés en 7 phases de 6 mois chacune. Le président s’est voulu rassurant, anticipant les inquiétudes que les usagers pourraient avoir, à l’orée de cette transformation majeure : « Ce sera un chantier délicat et de longue haleine, de l’avancement duquel vous serez constamment et totalement informés. Des réunions de présentation seront programmées, des stands seront périodiquement ouverts pour répondre à vos questions et des communications sur les résultats des diverses mesures effectuées seront assurées ».

De nouveaux visages avec une nouvelle équipe, qui compte aujourd’hui 37 parquetiers : au gré des allées et venues que connaissent toutes les juridictions de France et de Navarre, 15 nouveaux magistrats sont venus prendre leur siège au tribunal cette année. Une arrivée qui semble donner au président la force de s’attaquer aux défis que son tribunal aura à affronter en 2021 et dans les années suivantes. Des défis que la procureure de la République a estimés au nombre de 6 : gérer l’entrée en vigueur du Code de justice pénale des mineurs, le défi de la justice de proximité, de l’accompagnement des turbulences économiques qui s’annoncent, la lutte contre les atteintes à l’environnement (avec le nouveau délit d’écocide), la lutte contre la radicalisation violente (l’attentat de Villejuif de janvier 2020 en montre l’importance) et la procédure pénale numérique.

« Nos défis de 2021 ne seront ni lointains, ni solitaires mais rien ne nous interdit de nous appuyer sur les convictions acquises par Jean-Louis Étienne lors de ses aventures extrêmes : “Pour avoir maintes fois résisté à la tentation de l’abandon, je m’étais forgé une conviction : il faut persévérer dans son chemin, car (..) le voyage, l’engagement nous transforme”. “Persévérez sur la voie de vos rêves, même si le chemin paraît difficile, nous avons tous un destin à découvrir, à inventer, à construire” ». Des mots qui rappellent la conclusion pleine d’espoir du président, Éric Bienko Vel Bienek  : « J’y vois, à la suite d’Antonio Gramsci, que, malgré tout, l’optimisme de la volonté finira par l’emporter sur le pessimisme de l’intelligence ».

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