« Acteurs avocats associés » : une troupe unie par la passion de la scène

Publié le 17/11/2023

Les 21 et 27 novembre prochains, la troupe Acteurs Avocats Associés (AAA), émanation culturelle du barreau de Paris, donnera deux représentations de la pièce de Jean Franco, « 22 novembre 1963 », à la Maison du barreau. Passion des mots, plaisir de la scène, défi personnel et collectif, Actu-Juridique a rencontré plusieurs avocats et comédiens.

Deux silhouettes en blouse blanche échangent quelques répliques, puis s’immobilisent, attendant un avis sur leur prestation. « Chez ton personnage, il n’y a pas de lassitude, mais elle fait face. Toi, il faut que tu trouves les silences. Mais bravo pour tout ce que vous avez déjà amené ! », lance une voix masculine enthousiaste. « Dans cette scène, il y a une vraie tension dramatique. On doit entendre une mouche voler », ajoute une voix féminine. C’est dans cet appartement parisien dépouillé, où les tables ont été poussées pour représenter la scène d’un théâtre, que se réunissent ce soir les membres de la troupe du barreau de Paris pour répéter leur prochain spectacle : les 21 et 27 novembre prochains, ils joueront à l’auditorium de la Maison du Barreau « 22 novembre 1963 », de Jean Franco, pièce chorale sur le moment de l’assassinat de J.F. Kennedy, vécu aux quatre coins de la planète. Les deux metteurs en scène, Pascal Thoreau, un habitué du Lucernaire, et Anne Morier, adressent leurs indications à Nathalie Hélène Guyot et Anne-Sophie Derôme, deux des membres de la troupe. S’ils ne sont pas tous présents, c’est déjà une performance d’en réunir autant, la faute à des emplois du temps bien remplis, concède Anne-Sophie Dérôme, la présidente depuis deux ans de cette troupe d’une dizaine de consœurs et confrères, fondée dans les années quatre-vingt-dix. « Nous faisons tous le même métier alors on se comprend : on peut travailler le soir ou le week-end sans limite ». Nathalie Schmelck, avocate en droit pénal des affaires et droit de la santé, s’est mise en retrait l’année dernière. « Avec le procès du Mediator, ce n’était même pas la peine ! », reconnaît-elle. D’autres membres optent pour de petits rôles quand c’est nécessaire. Mais l’engagement, une fois pris, est sans faille.

Retrouver des moments de convivialité

L’ambiance, ce soir, se veut studieuse, mais des éclats de rire percent aussi. La bienveillance est de mise. La motivation de la troupe ? « En tant qu’association culturelle du barreau de Paris, c’est d’apporter des moments de culture aux confrères qui travaillent tous les jours et qui ont besoin d’une pause », résume Anne-Sophie Derôme, avocate en droit pénal et du travail. Et la joie de se retrouver est plus que jamais pertinente. « La justice a évolué ces vingt dernières années, confie-t-elle. C’est une justice numérisée, où l’on ne se rencontre plus spontanément dans les couloirs du palais, entre deux audiences, où on ne traîne plus dans la buvette remplacée par une cafétéria Sodexo aseptisée. La communication est censée être facilitée par le numérique, et pourtant, c’est l’inverse qui se produit, entre magistrats et avocats c’est évident, mais également entre confrères ! ». Dans ces conditions, la pratique du théâtre apporte du lien : « C’est comme si les moments de confraternité étaient condensés, tel un rattrapage des moments où l’on s’est pas vus ».

Bien sûr, concède Pascal Thoreau : « il y a des égos, des sensibilités à gérer. Mais le public s’en fiche. Ce qu’il veut c’est être ému, bousculé ». Et puis, au-delà des égos, la force du groupe est là, puissante : « à l’audience, on porte le texte seul. Quand on joue, l’essentiel est de faire confiance à l’autre. De lâcher l’inquiétude et d’être dans le répondant », estime la présidente de l’association. Heureusement, les membres de la troupe se connaissent tous bien. « C’est comme une famille », explique-t-elle encore. Nathalie Schmelck évoque aussi des liens d’attachements forts. Christian Charrière-Bournazel abonde : « Un lien d’amitié s’est créé au fil des ans, même si l’on n’a pas tous joué ensemble ». Il souligne aussi l’unité de la troupe.

Unis par l’amour du barreau et la scène

De l’unité dans l’hétérogénéité : la troupe se compose d’avocats de tous horizons allant du cabinet individuel au gros cabinet, et compte même d’anciens bâtonniers comme Christian Charrière-Bournazel, qui a occupé ces fonctions de 2008 à 2010 et a été président du Conseil national des barreaux (CNB) de 2012 à 2014. « Mais il n’y a pas de révérence, on est là, tous, les uns pour les autres », apprécie Anne-Sophie Derôme. L’ancien bâtonnier a, lui, découvert le théâtre lorsqu’il avait 5 ans, dans son école catholique, où il joue le rôle d’un prêtre en soutane qui dit vouloir marier deux amoureux. Le public rit de bon cœur. Cette première expérience l’encourage par la suite à jouer dans des comédies de boulevard à Limoges pendant son adolescence. Il rejoint une troupe amateur à 21 ans à Paris, et a même créé un festival dans le Lot. Mais un choix s’est opéré : alors qu’il joue Créon à 18 ans, sa tirade obtient un grand succès. « Je suis pétrifié. Je me dis je vais passer ma vie à attendre des applaudissements adressés à celui que je ne suis pas, puisque les spectateurs ne viendront saluer que celui que j’ai tenté d’être. Je passerai mon temps à fuir mon âme pour être celle d’un autre. J’ai renoncé ». À la croisée des chemins, il choisit donc le droit. « Une fatalité antique », s’amuse-t-il, évoquant la 11e génération consécutive d’avocats dans sa famille, « depuis Léonard Charrière, né en 1624, soit deux ans après Molière » (son portrait est d’ailleurs accroché dans son bureau), atavisme auquel son fils n’a pas échappé.

Anne-Sophie Derôme, dont les parents, tous les deux médecins, pratiquaient théâtre et chant, a baigné dans l’amour des arts. Quand elle embrasse la carrière d’avocat, elle a déjà une expérience de théâtre menée avec son père, qui avait fondé sa propre troupe. En 2014, après une pause, elle contacte, avec une consœur également passionnée de théâtre, la troupe des AAA. Heureux hasard ? La compagnie cherche alors deux comédiennes au pied levé pour une représentation au théâtre Garonne de Toulouse quelques mois plus tard. C’est le début de son aventure avec la troupe. Pour cette activité chronophage, elle trouve toujours le temps : « C’est très prenant mais tout le monde y trouve son compte. Ça permet de se déconnecter complètement du travail, c’est une respiration qui redonne de l’élan. Même la contrainte d’apprendre devient un plaisir », explique-t-elle. Christian Charrière-Bournazel se veut prosaïque : « on se lève plus tôt, on se couche plus tard », lâche-t-il dans un éclat de rire, alors qu’il traîne – et avec justesse – une réputation d’hypermnésique qui n’oublie aucun des milliers de vers appris. Pascal Thoreau indique : « Ce qui m’intéresse, ce n’est pas seulement de réussir le spectacle, mais de changer quelque chose en chacun d’eux ». Sans doute ces avocats viennent-ils chercher cela, aussi…

L’adrénaline de la scène

« Une fois qu’on y a goûté, on y revient », reconnaît Anne-Sophie Derôme. Elle qui avait arrêté le théâtre pendant ses grossesses a senti le « besoin complètement indispensable » de reprendre. « Je trépignais ! », s’amuse-t-elle. Le théâtre pour elle, c’est « une évidence, un besoin, avec un manque quand je ne joue pas. Je vibre de désir, le plaisir de donner. Comme le dit Pascal Thoreau, il n’y a pas de petit rôle. Une fois qu’on a compris qu’on avait sa place, on n’a qu’une envie : repartir sur un autre spectacle ». Elle nourrit sa palette en allant elle-même régulièrement au théâtre. « Devant d’excellents comédiens, je ne me dis pas « OK j’arrête ». Au contraire, cela me montre jusqu’où on peut aller ». De là à devenir comédienne professionnelle ? La réaction est claire. « C’est tellement dur ! Surtout de se vendre. Là il y a une décomplexions à se vendre car les enjeux ne sont pas les mêmes ».

Christian Charrière-Bournazel, après avoir pris la décision de devenir avocat, a arrêté de jouer pendant longtemps. Impossible de faire les choses à moitié. Mais il y a une douzaine d’années, il renoue et rejoint la troupe. « Je n’étais pas obsédé, mais cela me manquait », reconnaît-il, encore plus par sa proximité continue avec des comédiens comme Muriel Mayette-Holtz, ancienne administratrice générale de la Comédie Française, Claude Brasseur ou Jean-Laurent Cochet, coach des plus grands comédiens comme Gérard Depardieu ou Fabrice Lucchini.

Les deux activités – théâtre et métier d’avocat – se nourrissent mutuellement : sur l’éloquence, la confiance en soi, la diction. En tant que comédien, on apprend « l’occupation de l’espace, à poser les silences, soutenir le regard », analyse Anne-Sophie Derôme. Christian Charrière-Bournazel ne dit pas autre chose : « Apprendre à jouer sur scène des rôles apporte en termes d’articulation, à jouer de sa voix, quand on est un avocat qui plaide, une plus grande force de conviction. L’art oratoire selon Cicéron est touché, plaire et convaincre », rappelle-t-il. Un peu comme dans une audience. Pascal Thoreau confirme : « Les avocats ont des capacités analytiques exceptionnelles, ce sont des cérébraux. Les comédiens avocats cherchent à défendre leur personnage comme ils défendent leur client. Ils interrogent une humanité qui n’est pas la leur ».

Autre point commun : au moment d’être sur scène. « Il y a cette envie d’être là et de ne pas rater ce rendez-vous. Après le spectacle ou après l’audience, il est trop tard pour faire ses preuves », analyse Anne-Sophie Derôme. « Si l’on n’a plus le trac, il faut arrêter le métier ! », conseille l’ancien bâtonnier, encore pris par « l’angoisse de ne pas être à la hauteur de la vérité du texte ou de la vérité d’un client ».

Nathalie Schmelck fait elle une différence nette entre le fond et la forme. « Sur la forme, je vois des similitudes, mais sur le fond, non. Le texte de théâtre, nous ne l’avons pas rédigé. Mais quand on plaide, c’est nous qui préparons, pensons le texte, avec nos mots ». Christian Charrière-Bournazel complète : « Au théâtre : l’acteur est dans l’art du mensonge, il représente le mieux possible Alceste ou Créon, sans l’être. Alors que l’avocat est porteur d’une vérité, celle de son client, de l’affaire qu’il soutient. Le mensonge, l’avocat doit le fuir. L’autre différence, c’est que si l’acteur se plante, demeure le texte, il ne le compromet pas. C’est lui qui compromet le texte. Or l’avocat lui, est auteur de son texte et il n’est pas autre chose que l’expression d’un autre, réel et vivant ».

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