Audrey Kermalvezen, ou la lutte contre le secret institutionnalisé
Elle est l’une des 70 000 personnes nées grâce à un don de sperme en France. Depuis dix ans, cette avocate de formation, spécialisée en bioéthique, milite pour la levée de l’anonymat des donneurs. Elle espère faire entendre sa voix, alors que les États généraux de la bioéthique sont en cours.
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C’est une silhouette fine, qui s’avance légère sur ses bottines à talons et vous tend une main un peu tremblante. Audrey Kermalvezen, 37 ans, est une jeune femme discrète. Pas du genre à faire de l’esbroufe, à chercher la lumière. En quelques années, son nom et son visage ont pourtant imprimé les pages des plus grands quotidiens. Elle a multiplié les passages à la radio et à la télévision. Audrey a une histoire particulière : elle est née grâce à un don de sperme. Si elle tient à la faire connaître, c’est pour parvenir à ses fins : obtenir la levée de l’anonymat pour les donneurs de sperme.
Cela fait une dizaine d’années qu’elle milite, d’abord, au sein de l’association PMAnonyme, aujourd’hui, en son nom propre. À sa manière, didactique et déterminée, elle revendique avec force le droit de connaître ses origines. Cette quête est l’histoire de sa vie. Comme l’immense majorité des enfants nés de dons, Audrey grandit sans rien savoir que ses parents ; pour fonder une famille, ont dû avoir recours à la médecine. Sa mère, puéricultrice, travaillait dans une pouponnière d’enfants destinés à l’adoption. À 25 ans, elle était trop jeune pour avoir le droit d’adopter avec son mari, employé de banque. Les jeunes époux se tournent vers la science. « On était dans l’époque du “ni vu ni connu”. Les donneurs étaient choisis pour avoir le même poids, la même taille, la même couleur d’yeux et de cheveux que le père. On a même poussé le vice jusqu’à les sélectionner de même groupe sanguin, pour ne pas éveiller les soupçons des adolescents qui apprendraient en cours de biologie comment se transmettent les groupes sanguins. Tout était fait pour faire croire à la famille Ricoré », se souvient-elle, dans l’une des formules cinglante qui sont sa marque de fabrique. L’enfance se passe, sans histoire apparente. Elle évoque tout de même de petits détails, pas si anodins lorsqu’elle les relit rétrospectivement : un père qui sort de ses gonds lorsqu’elle lui demande si elle n’a pas été adoptée, une mère qui omet systématiquement, chez le médecin, de mentionner parmi les antécédents médicaux le cancer de sa mamie… « Les secrets de famille, ça transpire… », assure-t-elle.
Jeune adulte, elle intègre, à 23 ans, un troisième cycle de droit de la bioéthique, étudie la législation sur le clonage, l’euthanasie, et bien sûr, la procréation médicalement assistée. Elle ignore encore le lien entre la discipline qu’elle a choisi d’étudier et sa propre histoire. « Je ne suis pas la seule dans mon cas. Nous sommes nombreux à nous être intéressés au sujet sans savoir que nous étions concernés ». Six ans plus tard, elle apprend à 29 ans qu’elle est, comme son frère aîné de 3 ans, issue d’un don de sperme. « Au début, j’ai été très en colère contre mes parents. Après, j’ai compris qu’ils n’étaient pas responsables. C’est un secret institutionnalisé »!
Audrey se met en quête de son « identité diluée ». Elle se rapproche d’abord de la banque de sperme de l’Ouest parisien qui a permis sa conception. Elle veut savoir si son frère et elle ont le même père biologique, se heurte à une fin de non-recevoir. Elle demande que lui soient, au moins, transmises des données non identifiantes sur son donneur. Quel âge a-t-il ? Était-il chômeur ou étudiant au moment du don ? Combien de fois a-t-il donné son sperme ? Le corps médical refuse de lui fournir la moindre réponse. Dès lors, elle comprend que les médecins seront les plus grands opposants à sa quête.
Pasionaria au calme olympien, elle déroule un argumentaire affuté, fait entendre les phrases de ses opposants pour mieux les réfuter ensuite. « Les paillettes ne sont pas tombées du ciel. On nous accuse de privilégier la biologie à l’amour. Mais pourquoi opposer l’un et l’autre, alors que ces deux choses ont justement été complémentaires ? ». En 2009, Audrey choisit de se battre avec les armes du droit. C’est cette fois au tribunal administratif de Montreuil qu’elle demande de connaître ces données non identifiantes. Elle demande aussi, dans le cas où le donneur serait encore en vie, qu’on lui demande s’il serait d’accord pour que son identité soit révélée. Elle est déboutée de l’ensemble de ses requêtes, ne se démonte pas, saisit la cour d’appel administrative de Versailles, le Conseil d’État, puis finalement la Cour Européenne des Droits de l’Homme en 2016. Elle attend aujourd’hui sereinement le délibéré de la Cour : « l’article 8 de la Convention européenne des droits de l’Homme garantit le droit au respect de la vie privée, qui inclut le droit de connaître ses géniteurs car cela participe de la construction d’une identité personnelle », explique la juriste.
Un jour de janvier 2010, elle pousse la porte de l’association Procréation médicalement anonyme, qui réunit d’autres jeunes adultes nés de dons de sperme et militant pour la levée de l’anonymat des donneurs. Elle rencontre Arthur, beau brun et beau parleur, aussi hâbleur qu’elle est introvertie. Le coup de foudre est immédiat. Mais une question lancinante, vient assombrir le conte de fée : et s’ils étaient issus du même donneur ? « Ce n’était pas de la science-fiction, nous sommes tous les deux issus d’une banque de sperme parisienne », précise-t-elle. Audrey a une hantise : celle du « donneur mégalo », l’homme qui donnerait son sperme à tout va pour se reproduire à l’infini. Elle se souvient avec effroi avoir entendu l’écrivain Gilles Paris déclarer sur France info avoir permis de faire naître 148 enfants. Mentionne un autre écrivain, Guy des Cars, qui dans un livre intitulé : Le Donneur narre l’histoire d’un homme qui donne son sperme tous les jours de la semaine pendant vingt ans. « C’est un fantasme qui existe », assure Audrey, convaincue et convaincante. La loi prévoit aujourd’hui qu’un même donneur ne puisse pas engendrer plus de dix enfants. Elle connaît trop bien son sujet pour ne pas savoir que cette garantie est purement rhétorique. Aucune coordination n’existe entre les différents centres de conservation des œufs et du sperme. Rien n’empêche un homme de changer de département pour continuer à donner son sperme, une fois son quota de dons épuisé.
Elle sait surtout qu’avant la première loi de bioéthique, en 1994, le système était anarchique. « Chaque centre de conservation des œufs et du sperme avait ses propres règles. À Necker, par exemple, ils invitaient les donneurs à ne pas venir plus de six fois… Il n’y avait donc pas d’interdiction formelle, seulement une invitation. Il se dit que tous les médecins des CECOS ont donné leur sperme. Cela explique peut-être que ce soient nos plus grands opposants. Les seuls, même » !
En 2013, Arthur et Audrey se marient. Ils donnent naissance à deux petits garçons. Le besoin de savoir se fait plus fort encore. « C’est aussi pour mes enfants que je me bats. Eux aussi sont concernés », affirme la jeune maman. En 2017, pour briser l’omerta, Arthur et Audrey passent à une nouvelle étape. Les jeunes parents décident d’avoir recours à des tests ADN low-cost, vendus par des laboratoires américains. « Ces tests existent depuis dix ans. Pendant longtemps, on a refusé parce qu’on voulait rester dans le cadre légal. On voulait être entendus ». Le principe de ces test est simple : il suffit d’envoyer un prélèvement salivaire par courrier outre-atlantique. L’ADN envoyé est ensuite intégré dans une grande banque de données recensant ceux d’autres personnes recherchant leurs origines. Un logiciel permet de détecter des correspondances entre toutes ces données génétiques. Cette technologie, prolongée par une recherche généalogique classique, a permis à Arthur de retrouver son père biologique en décembre dernier. Audrey n’a pas encore retrouvé son géniteur. Elle assure, en revanche, s’être découvert grâce à cette technologie plusieurs demi-frères et sœurs biologiques dans son entourage proche. Une révélation qui vient confirmer sa conviction profonde : le risque de consanguinité existe bel et bien.
Le développement de ces technologies, assure-t-elle, vient profondément changer la donne. « Aujourd’hui, l’accès aux origines est un fait : on ne peut plus garantir l’anonymat aux donneurs. La question est désormais de savoir si on laisse faire ou si on encadre ». Elle souhaiterait que, pour les dons passés, l’anonymat soit réversible lorsque le donneur donne son accord. Et que pour les dons à venir, l’identité des donneurs puisse être révélée à la majorité des enfants conçus de la sorte. Elle ne croit pas que cela puisse mettre à mal le recours au don de sperme. « Presque tous les pays qui nous entourent qui avaient choisi un anonymat absolu ont changé leurs lois », affirme-t-elle, citant comme exemple la Suède, l’Allemagne, et le Royaume-Uni. Cela n’a pas eu pour effet de faire chuter le nombre de dons, mais responsabilisé les donneurs. « Leur profil a changé. Avant, il s’agissait surtout d’étudiants en médecine. Maintenant, ce sont des hommes plus âgés, qui ont réfléchi au sens de leur acte ».
Alors que les États généraux de la bioéthique battent leur plein, elle continue à se battre sur tous les plans : juridique, politique, médiatique. Militer pour la fin de l’anonymat lui prend ses soirées, ses week-end, ses congés. Peut être aura-t-elle bientôt gain de cause. Les temps changent, les mentalités évoluent. En avril dernier, la Fédération nationale des centres de conservation des œufs et du sperme, jusqu’alors inflexible sur la question de l’anonymat, a proposé que des données non identifiantes, telles que l’âge, ou la situation professionnelle du géniteur, puisse être données aux enfants qui seront à l’avenir conçus par don de sperme.
Elle dit pourtant, aspirer à tourner la page et « fermer la machine à fantasme ». « J’aimerais le voir de loin, pouvoir me dire que c’est lui, c’est tout ». Elle revendique le droit à « avoir la dernière pièce du puzzle », et pour finir, s’interroge tout haut : « Le don de gamète est plutôt une belle histoire, pourquoi s’entêter à vouloir la cacher ? »