Détectives privés : les petites mains (liées) de la justice

Ils seraient plus de 3 000 à exercer le métier en France. Les détectives privés, ces professionnels de l’investigation apportent une grande aide aux avocats et magistrats au quotidien… et les affaires d’adultères ne représentent qu’une infime minorité de leurs missions !
Détective privé : la seule évocation de ce métier implique de nombreux fantasmes dignes des meilleurs romans de gare, la série Nestor Burma ou les pièces de théâtre de boulevard. La filature en trench-coat et lunettes de soleil, les photos volées du mari surpris avec sa maîtresse, etc. Pourtant, la majeure partie du travail des détectives privés aujourd’hui se fait sur internet et la plupart de leurs clients ne sont pas des particuliers ou leurs avocats (pour des cas de double vie, des dossiers de garde des enfants ou de non-paiement des pensions alimentaires pour insolvabilité), mais des entreprises enquêtant sur leurs salariés (arrêts de travail, télétravail, vols, infractions au contrat de travail) ou sur leurs concurrents (concurrence déloyale, parasitisme…). Auparavant fait rarissime, il n’est désormais plus rare que les magistrats trouvent dans les dossiers les expertises des détectives privés. Des démarches qui, bien que ne pouvant être considérées comme preuves ni n’émanant des forces de l’ordre, peuvent être d’une grande aide dans un contexte où le temps est précieux, dans les commissariats comme dans les tribunaux.
Aujourd’hui, les détectives privés – autrement nommés enquêteurs privés ou agents de recherches privées (ARP) –, qu’ils soient indépendants ou travaillant en agences ou cabinet, sont plus de 3 000 à exercer en France dans un cadre très strict. Si la première chambre syndicale nationale professionnelle de la police privée est créée en 1961, l’activité des ARP est régie par la loi n° 83-629 du 12 juillet 1983 (modifiée par la loi n° 2003-239 du 18 mars 2003 ainsi que par les textes inscrits au titre II du chapitre VI du Code de la sécurité intérieur, créé par l’ordonnance du 12 mars 2012 et entré en vigueur le 1er mai 2012). Ils sont soumis par un code de déontologie en vigueur depuis 2012 qui définit un code d’honneur, des principes et des obligations particulièrement stricts : il est entre autres interdit de cumuler les activités de détective privé et celle de directeur d’une agence matrimoniale !
De journaliste à détective privée
Margaux Duquesne est devenue détective privée sur le tard, après une reconversion professionnelle. Construite à la suite de ses études de droit, sa carrière de journaliste n’offrait selon elle pas assez d’indépendance et ne permettait pas de donner assez de place à l’investigation, exercice qui lui importait particulièrement. Elle qui ne se voyait pas choisir la fonction publique, pour des raisons d’indépendance toujours, tente alors le concours d’entrée à l’École supérieure des agents de recherches privées (ESARP). Elle est diplômée en 2020, année du confinement : ses premières enquêtes se font masquées… avec des personnes masquées. Un contexte difficile qui pourtant lui fait comprendre qu’elle a trouvé sa place. « J’ai changé d’objectif : quand on est journaliste on a un intérêt public en publiant des informations, désormais j’aide des personnes à une autre échelle, dans le cadre privé. » Sa première affaire est alors une affaire de disparition de mineur vulnérable en plein Paris, une affaire réglée en 48 heures. « La famille et son avocat n’arrivaient pas à convaincre les policiers de catégoriser la disparition comme inquiétante. Nous avons monté un dossier pour démontrer que la personne représentait un danger pour elle et pour les autres. La disparition a été considérée comme inquiétante et les policiers ont pu la retrouver en 48 heures », se souvient la détective. Une démarche non pas parallèle mais croisée avec le travail des autorités. C’est ce travail de collaboration qui intéresse la professionnelle : « Souvent, nous prémâchons, facilitons le travail des policiers qui n’ont pas le temps ni les moyens de travailler ou d’enquêter sur des dossiers de disparitions de majeurs. Face à des crimes de sang, ce genre de dossier n’est pas une priorité, même si les personnes sont vulnérables. Dans les affaires pénales, s’il y a déjà dans le dossier des pistes à creuser, des éléments de preuve, des faisceaux d’indices, les policiers peuvent plus facilement mettre le dossier en haut de la pile », soutient-elle.
La professionnelle – qui évoque régulièrement son quotidien à ses près de 5 000 abonnés sur Instagram – travaille principalement pour les particuliers, au plus près des personnes. « J’enquête sur des affaires familiales, protection des majeurs vulnérables, abus de faiblesse, divorces, adultères, droit de garde des enfants, je documente des violences conjugales ou familiales. J’ai aussi beaucoup de disparitions de personnes ». Mais l’ancienne journaliste se met régulièrement au service des entreprises et des salariés, sur des conflits, des cas de harcèlement, de concurrence déloyale, de vol en entreprise. « En droit des affaires, les cabinets d’intelligence économiques ont moins de règles que nous et sont également moins contrôlés : nous pouvons réaliser des enquêtes financières, des enquêtes de moralité mais nous travaillons principalement sur la résolution des conflits. »
Une profession au service de la justice… et de la stratégie de l’avocat
Dans la majorité des cas, quand Margaux Duquesne accepte un dossier, c’est un avocat qui est à l’autre bout du fil, indirectement ou non. « C’est la première des questions que je pose : si un avocat a été contacté afin de m’aligner avec la stratégie de ce dernier. Soit je suis en contact avec un client qui transmet, soit je propose des avocats que je connais, soit l’avocat a besoin d’un détective pour obtenir des preuves ou des faisceaux d’indices ». Quand elle rédige un rapport d’enquête (en indiquant le cas échéant l’existence de photographies permettant d’étayer les faits), l’objectif est de le transmettre au juge afin de l’aider dans sa décision, même s’il peut choisir de ne pas s’en soucier. Les rapports d’enquête sont recevables en justice comme le montre la jurisprudence, souvent reportée au début du rapport.
Clémentine Pousset est avocate en conflits successoraux et exerce à Paris. Elle s’occupe principalement de dossiers en problèmes d’indivisions, de détournement de fonds. Elle travaille régulièrement avec des détectives privés, en particulier concernant les dossiers de recel successoral (les personnes qui détournent les fonds d’une succession). Elle peut faire appel à eux pour retrouver des objets disparus ou mis en vente sur le marché noir ou à l’étranger. Elle les contacte aussi pour les cas d’abus de faiblesse, afin de documenter la façon dont la personne se comporte (via des filatures) ou prouver le train de vie. Une aide très précieuse selon l’avocate, qui regrette de ne pas avoir entendu parler de ces professionnels à l’école : « J’ai découvert leur expertise dans le cadre d’un dossier où j’étais complètement bloquée. Quand une porte semble fermée, leur travail permet de trouver un autre accès ! » Au fur et à mesure des années, l’avocate a constaté que les magistrats accueillent de mieux en mieux ce qui représente pour eux « un gain de temps appréciable, même si ce ne peut pas être reçu comme une preuve irréfutable. » Récemment, la jeune avocate a travaillé sur un dossier où le travail de la détective privée a permis d’aller bien plus loin qu’un simple entretien. Elle a pu mettre en lumière la situation d’une jeune fille sous emprise, montrer des addictions qui ont permis d’alerter le procureur. « À mon niveau, je n’aurais pas pu trouver tout cela. Son compte rendu m’a permis de donner du poids à ma demande d’expertise psychiatrique pour demander au juge des tutelles de protéger la jeune fille », souligne Clémentine Pousset, qui travaillait pour la famille de la jeune femme. L’avocate espère cependant que les moyens d’enquête des détectives privés soient élargis à l’avenir : « Leur travail se heurte toujours à l’enquête judiciaire ou au respect de la vie privée. »
Une profession très contrôlée
Dès les premiers mois de formation des futurs détectives privés, le cadre et les limites des activités des enquêteurs font l’objet d’une formation intensive. « La recevabilité de la preuve est très encadrée dans nos professions, souligne Margaux Duquesne. Par exemple, dans le droit des salariés, qui sont très protégés, nous n’avons pas le droit de procéder à des filatures depuis le domicile de la personne ». Sur les dossiers de droit du travail, la détective a travaillé sur des dossiers de faux arrêts maladie, des salariés en arrêt qui travaillent au noir sur d’autres chantiers ou d’autres dossiers, des clients volés. Les preuves (qui n’ont pas de valeur juridique mais peuvent protéger les employeurs en cas de procédure prud’homale) peuvent donner un levier aux employeurs pour négocier un départ. Pour obtenir un cadre légal à leurs découvertes, les détectives disposent d’un outil juridique : le constat d’huissier.
En droit pénal, c’est plus large car la preuve est libre mais il existe de nombreuses restrictions : « Par exemple, nous avons le droit de fouiller les poubelles, mais il faut que la poubelle ait été déposée sur le trottoir pour être emportée par le camion, explique la détective. De même, lorsque l’on fait du recueil de preuve sur les réseaux sociaux, nous n’avons pas le droit d’utiliser la ruse pour obtenir des informations ou d’inciter les personnes à agir d’une certaine façon. » Pour chaque preuve apportée, les détectives passent beaucoup de temps à s’assurer que le recueil de cette dernière a été fait dans les bonnes conditions. « En France, la protection de la vie privée est très respectée, les professionnels sont très diminués dans leurs tâches, il faut surtout très bien connaître le droit pour travailler et répondre aux inévitables remises en question de nos conclusions, de nos rapports. Les personnes sur lesquelles nous avons enquêté peuvent porter plainte, nous devons aussi souvent expliquer aux avocats ou aux clients que nous ne pouvons pas faire ce qu’ils souhaitent : je peux décrire que j’ai vu des gens s’embrasser dans une voiture ou sur un balcon mais je n’ai pas le droit de les prendre en photo car ces deux espaces sont considérés comme des espaces privés », explique la professionnelle. En plus d’être tenus par leur code de déontologie, les détectives privés sont très régulièrement contrôlés par le Conseil national des activités privées de sécurité (CNAPS) qui peut retirer des cartes professionnelles en cas de manquements.
Référence : AJU017o3
