Bernard Bonnelle, le magistrat épris d’ailleurs

Publié le 06/07/2021

Aujourd’hui président de chambre à la Cour nationale du droit d’asile (CNDA), Bernard Bonnelle a connu plusieurs vies professionnelles. Nous avons rencontré à Montreuil cet homme fasciné par l’ailleurs.

Certes, il est davantage là « pour la décoration que pour le travail ». Mais le planisphère punaisé au mur du bureau de Bernard Bonnelle dit son goût pour l’ailleurs. Aujourd’hui président de chambre à la CNDA, celui-ci a eu plusieurs vies, toutes « en prise avec le vaste monde ».

De Djibouti à Poitiers

Issu d’une famille de polytechniciens, Bernard Bonnelle choisit une voie plus littéraire. « Peut-être pour me distinguer », avance-t-il, comme une hypothèse. Après des études de droit et de sciences politiques à Paris, il devient commissaire de marine. Pendant 15 ans, il navigue de par le monde, de la mer Rouge au golfe Persique, sur les océans Pacifique et Indien. « Les commissaires ont une formation juridique et littéraire. Ils sont chargés de l’aspect logistique, des relations publiques », précise-t-il. Son premier contact avec les réfugiés se fait au large du Vietnam, lors d’une opération de sauvetage des boat-people qui fuient les régimes dictatoriaux d’Asie du Sud est. Dans les années 1980, il est basé à Djibouti, îlot de stabilité dans un environnement tourmenté. « Partout autour, il y avait la guerre : en Somalie, en Érythrée, au Yémen. Énormément de réfugiés convergeaient vers Djibouti ».

Quelques années plus tard, il jette l’ancre à Poitiers, où il exerce comme magistrat au tribunal administratif. De prime abord, le changement semble radical mais la trajectoire est plus classique qu’elle n’y paraît. « Dans les armées, l’organisation est pyramidale. Il y a un seul chef. Partir en milieu de carrière est donc bien vu ». Entre le contentieux fiscal, celui de la fonction publique, de la responsabilité médicale, de l’environnement et de l’urbanisme, il assure découvrir chaque semaine des problématiques qu’il ne connaissait pas. En zone rurale, beaucoup de contentieux viennent de l’opposition entre environnement et développement économique. L’éolien, en fort développement dans la région, cristallise les tensions. « La réglementation, complexe, est un nid à contentieux. Chaque projet y donne lieu. La question centrale est celle de l’impact sur le paysage. Il faut, à chaque fois, évaluer l’intérêt du paysage afin de déterminer ensuite l’atteinte ».

Pendant trois ans, il est le sous-préfet d’Aubusson. « Les fonctions de sous-préfet et de magistrat administratif sont complémentaires. Le juge travaille sur dossier, dans son cabinet. Le sous-préfet va à la rencontre des acteurs, principalement des défenseurs de l’environnement et des entrepreneurs. Les premiers ont des préoccupations paysagères, les seconds mettent en avant les créations d’emplois. C’est intéressant car les deux points de vue sont légitimes ».

La CNDA, poste d’observation des conflits mondiaux

En poste à la CNDA depuis 2018, il renoue avec l’ailleurs. La Cour est un poste d’observation des conflits mondiaux. Juridiquement, l’activité est monotone. « Les problématiques sont toujours un peu les mêmes. Elles tournent autour d’une question : telle personne peut-elle bénéficier d’une protection internationale ? Pour le grand public, il faudrait soit accueillir tout le monde, soit n’accueillir personne. Pour nous, juges, il faut accueillir ceux qui relèvent du droit d’asile », résume-t-il. Après deux ans à la Cour, le président de chambre dit « ne pas s’être ennuyé une minute ».

Les audiences sont de grands voyages statiques, où l’on entre dans les pays par le drame. Dans les chambres de la Cour, on connaît l’Afghanistan par les combats entre groupes armés, le Nigeria par les réseaux de prostitution, la Somalie par les luttes ethniques qui mettent les minorités en danger. Mille et une vies se racontent, incarnant les conflits mondiaux. Leur mise en récit est déterminante. « Il faut déjà que l’histoire racontée rentre dans les critères du droit d’asile. Si oui, il faut en apprécier la crédibilité. La crédibilité externe : est-ce que le récit correspond à ce que nous savons du pays ? Et la crédibilité interne : est-ce que le récit est cohérent ? La difficulté est qu’il arrive, dans la réalité, que des choses incroyables soient vraies. Les gens qui vivent des vies si différentes des nôtres me passionnent ».

Bernard Bonnelle préside les audiences avec une grande sobriété, ne laissant paraître ni agacement, ni empathie, ni opinions personnelles. Ses questions sont factuelles : noms des routes, des monuments, avec, parfois, une photo à l’appui. « C’est une situation paradoxale. Les demandeurs sont en situation de faiblesse, et nous de force. Il faut de l’empathie pour les mettre à l’aise, leur faire comprendre que ce ne sont pas eux qui sont jugés. Mais quand arrive le moment du délibéré, on fait abstraction de l’empathie ». Il assure qu’à ce moment crucial, « les subjectivités se compensent ». Il aime écouter les récits des assesseurs, notamment ceux du Haut-commissariat aux réfugiés, « qui connaissent particulièrement bien le terrain ».

La prise de décision collégiale, si loin de l’autorité du chef militaire, est pour lui stimulante. « Les oppositions sont parfois fortes à la CNDA, mais toujours exprimées de façon cordiale, en respectant le point de vue de l’autre. Si on ne parvient pas à un consensus, celui qui est en minorité s’incline. Une fois la décision prise, elle devient celle de tout le monde ».

Juger à la CNDA, une expérience à romancer ?

L’homme est aussi un romancier, qui, de livre en livre, affirme un penchant pour l’aventure et les histoires d’amitié. Mettant en scène deux marins français dans les années 30, Aux belles Abyssines, a été récompensé par le prix Nicolas Bouvier. Son dernier livre Toucher le ciel, paru aux éditions Arthaud, narre l’amitié unissant Antoine de Saint-Exupéry et l’alpiniste Henry de Ségogne. Pour l’écrire, Bernard Bonnelle s’est plongé dans « une correspondance à sens unique » : la collection de lettres écrites par Saint-Exupéry à son ami. L’auteur ignore si celles-ci ont trouvé réponse. « Il est possible que non », explique-t-il. « Saint-Exupéry était en quête affective, souvent en demande de relation ». L’ouvrage est un portrait intime et touchant de l’écrivain-aviateur.

La pâte humaine de la Cour, dense et tragique, pourrait-elle devenir celle d’un livre ? « Il y a quand même une grosse question déontologique. Je suis là pour appliquer le droit, pas pour faire de la littérature à partir de souffrances réelles », affirme-t-il. Il réfléchit néanmoins à un ouvrage sur l’expérience de la guerre « telle que vécue comme militaire et ici, à la CNDA ». Il pourrait prendre la forme d’une conversation et s’appuierait sur des « cas imaginaires, vraisemblables ». La manière la plus juste, peut être, de toucher une vérité.

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