Comme il est difficile de juger

Publié le 10/12/2019

Le documentaire « Rendre la justice », réalisé par Robert Salis, en collaboration avec Jean-Christophe Hullin, conseiller à la cour d’appel de Versailles, est sorti en salle le 13 novembre dernier. 23 juges y expriment leur vision de la fonction de juger, confient les difficultés qu’ils rencontrent, leurs émotions et leurs doutes. Reportage.

« Rendre la justice » s’ouvre sur le serment de magistrat répété à plusieurs reprises en voix off. Ainsi le réalisateur, Robert Salis, donne-t-il le ton de son documentaire qui s’attache à explorer la personnalité de ceux qui prennent la responsabilité de juger leurs semblables. Ni greffiers, ni avocats, ni personnel associatif durant les deux heures de film, que des juges. Il a été guidé dans sa quête par Jean-Christophe Hullin, conseiller à la cour d’appel de Versailles. Le documentaire prend le parti de recueillir les confidences des juges soit face caméra, soit en voix off tandis que le réalisateur promène son regard sur les ors de la grande chambre de la Cour de cassation, la salle des pas perdus du palais de la Cité, les volumes vertigineux du nouveau TGI de Paris ou encore une œuvre d’art qui vient appuyer une confidence. Le résultat est une méditation sur la fonction de juger et un portrait intimiste de ceux qui l’exercent.

Les principales fonctions et juridictions sont représentées, avec un soin particulier pour respecter l’équilibre entre civil et pénal. C’est ainsi qu’il donne la parole à un procureur de Bobigny, une juge d’instruction de Bordeaux, une juge aux affaires familiales parisienne, un membre du Conseil constitutionnel ou encore au premier président de la Cour de cassation. Il saisit quelques jolies pensées comme celle d’André Potocki, juge français à la Cour européenne des droits de l’Homme pour qui la justice est comme une énorme machine appelée à se pencher sur la « dentelle humaine ». De toute sa carrière confie-t-il, il n’a jamais jugé un seul homme, que des comportements : « La personnalité entre en ligne de compte, mais l’être ne me regarde pas ». Les magistrats concèdent que juger est un pouvoir. Ce qui inspire à François Molins cette double exigence d’humilité et d’humanité et cet impératif de ne jamais oublier que derrière les procédures il y a les Hommes. C’est précisément ce pouvoir qui a attiré Youssef Badr, substitut du procureur au TGI de Paris au moment du film. Ce fils d’immigré marocain ne concevait adolescent la justice qu’à travers les contrôles au faciès de la police. Il a rêvé d’être avocat, mais finalement préféré être celui qui décide et qui peut donc changer les choses de l’intérieur. Aujourd’hui, ce pouvoir prend parfois une tournure désagréable, quand un prévenu l’interpelle en arabe, qu’il refuse de répondre et qu’il se fait traiter de traître. « Le pouvoir on l’a, ce qui serait gênant serait d’en tirer une jouissance », analyse Didier Allard, vice-procureur du TGI de Bobigny.

Rendre la justice

Au fil des confessions, le documentaire dévoile l’émotion qui n’est jamais très loin de la fonction de juger. Quand une mère se taillade les veines dans le bureau du juge aux affaires familiales parce que celui-ci vient de lui retirer la garde de son enfant, le stagiaire qu’était à l’époque Renaud Le Breton de Vannoise se jure de ne jamais prendre un poste de JAF. Cécile Simon aujourd’hui premier juge d’instruction au TGI de Bordeaux a encore des larmes dans la voix à l’évocation de ce père soupçonné d’alcoolisme qui s’est suicidé la veille de l’audience qui devait statuer sur son droit de garde. François Molins confie qu’une image restera gravée à tout jamais dans sa mémoire. C’était le jour de l’attentat du Bataclan. Lorsqu’il est arrivé dans la salle, son regard s’est posé sur une femme qui reposait sur son sac à main dans lequel un téléphone ne cessait de sonner…

Le fil rouge du documentaire, c’est « la grande humanité et la belle humilité » des magistrats rencontrés pour reprendre les mots de Robert Salis qui se défend d’avoir voulu réaliser une hagiographie. Bien sûr il y a des juges désagréables et revêches, explique-t-il mais ils sont trop malins pour se laisser filmer. Il a fini par renoncer à nuancer ce portrait, estimant qu’au fond, ce qui était enrichissant, c’était de montrer des gens intelligents et passionnés. On laissera au spectateur la surprise de découvrir le conseil inattendu que leur donnent les juges à la fin du documentaire.

S’il y avait un regret à exprimer, ce serait le parti pris de réduire la fonction de « rendre la justice » à la figure du juge. Si l’on comprend l’intérêt d’entrer dans le secret des pensées de ceux qui détiennent un tel pouvoir pour comprendre comment ils l’exercent, le film entérine involontairement une tendance actuelle des magistrats à s’isoler des autres acteurs judiciaires, oubliant que la justice est toujours une œuvre collective…

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