Cour d’appel de Paris : halte au complotisme !
Lors de la rentrée solennelle de la cour d’appel de Paris qui s’est déroulée le 15 janvier dernier, la procureure générale, Catherine Champrenault, est montée au créneau pour défendre l’action du parquet concernant le mouvement des « gilets jaunes » contre l’accusation de « criminaliser les mouvements sociaux ». En revanche, pas un mot n’a été prononcé sur la réforme de la justice.
Les discours de rentrée solennelle valent bien sûr pour ce qu’on y déclare, mais presque autant pour ce que l’on y tait. Ainsi le 15 janvier dernier, ni la première présidente, Chantal Arens, ni la procureure générale, Catherine Champrenault, n’ont dit un seul mot sur la reforme de la justice en cours d’adoption au Parlement. Ce silence était d’autant plus saisissant que le même jour, un peu plus tôt, ces centaines d’avocats, magistrats, greffiers, ONG, associations s’étaient données rendez-vous place St Michel pour défiler contre ce texte. À croire que ce jour-là, le monde judiciaire était divisé en deux parties étanches. D’un côté les syndicats vent debout contre le gouvernement, de l’autre l’institution judiciaire s’attachant à son traditionnel exercice annuel de bilan d’activité et de prospective, loin de l’agitation de la rue. Celle-ci s’est juste rappelée discrètement à la mémoire des invités par la distribution de quelques tracts de protestation à l’entrée de la salle d’audience.
Penser l’office du juge
Comme chaque année, la première présidente, Chantal Arens, lors de son intervention a poursuivi sa réflexion sur l’office du juge. Fallait-il y lire cette fois-ci en creux le regret que l’actuelle réforme de la justice n’ait pas été précédée de cette réflexion de fond ? Possible ! La première présidente a une conviction : avocats et magistrats doivent procéder à un véritable changement de paradigme. Pour Chantal Arens en effet, « Les justiciables, suivant la nature des litiges, ne mettent pas au même rang de priorité leurs attentes, qu’il s’agisse d’humanité, d’autorité, de célérité, de prévisibilité – pour ne citer que celles-là. Or en dépit d’attentes très différentes, le citoyen peut avoir le sentiment que toute affaire est traitée de la même façon… avec la même célérité… ou la même pesanteur. Du surendettement, aux affaires familiales, ou au contentieux de la fraude fiscale ou de la justice commerciale, il est d’évidence que les approches doivent être différentes, et le traitement adapté suivant la nature des contentieux. C’est ainsi que les outils numériques et les méthodes qui en découlent, mis à la disposition de la justice, donneront toute leur efficience, sans effacer le juge qui redeviendra ce tiers, que j’évoquai il y a quelques années déjà ». Il faut donc tout remettre à plat et penser chaque contentieux en fonction de ses besoins, avec l’appui du numérique. Au-delà de cette question d’organisation, le juge n’est plus protégé par l’institution, il est désormais exposé en temps réel au regard critique du public. Pour regagner en crédibilité qui ne va plus de soi, il doit rester tiers, et donc indépendant, neutre et impartial, se méfier de ses propres subjectivités, s’attacher à une déontologie exigeante », estime Chantal Arens qui fait de cette exigence d’indépendance le premier axiome du juge nouveau à construire. Le deuxième axiome consiste à « renforcer sa légitimité en s’appuyant sur la collégialité, le dialogue entre les juges ». L’autre grand défi qui se pose aujourd’hui à l’institution judiciaire est celui de l’open data. Le dossier, on le sait, soulève de nombreuses questions, à commencer par celle de l’anonymisation ou non des juges, mais pour la première présidente, cela va aussi remettre en cause en profondeur l’exercice de la motivation. Là encore, elle appelle de ses vœux « une réflexion collective pour faire évoluer le bon usage de la motivation ».
Des poursuites politiques contre les « gilets jaunes » ?
La procureure générale Catherine Champrenault, quant à elle, s’est concentrée sur les chiffres d’activité, il est vrai impressionnants, du parquet général de la cour d’appel de Paris. Trois contentieux se démarquent sur ce terrain. À commencer par celui qui tient la une de l’actualité depuis plus de deux mois, celui des « gilets jaunes ». Catherine Champrenault a saisi l’occasion pour faire une mise au point : « J’ai en effet pu entendre que la justice « criminalisait les mouvements sociaux ». Il s’agit là d’un renversement des rôles qui ne peut que nous surprendre. Il n’appartient pas à l’autorité judiciaire de porter une appréciation sur le bien-fondé de l’expression d’une colère sociale. En revanche, il incombe au ministère public d’engager des poursuites pénales dès lors que des infractions graves ont été commises ». Au cours des 9 premiers samedis de mouvements sociaux, le parquet de Paris a géré plus de 1 800 gardes à vue, dont 900 pour le seul week-end du 8 décembre 2018. La procureure générale a insisté sur le fait que les décisions prises avaient été individualisées : 450 personnes ont été poursuivies dont 275 en comparution immédiate, 20 informations judiciaires ont été ouvertes et 400 rappels à la loi prononcés. Pour absorber ce flux exceptionnel de dossiers, le tribunal de Paris a créé, quant à lui, 11 audiences supplémentaires.
D’énormes procès à venir
Le deuxième dossier est bien entendu celui du terrorisme. En 2018, l’activité a été très soutenue. En effet, la cour d’assises spécialement composée, a jugé 10 affaires en première instance, 2 en appel, et prononcé 39 condamnations. Les chambres des appels correctionnels, quant à elles, ont évoqué 34 affaires et condamné 77 individus, soit 25 % de hausse par rapport à 2017. La chambre de l’application des peines a été saisie d’une centaine de situations de condamnés terroristes soit une augmentation de 51 %. La chambre de l’instruction a eu à connaître de 365 recours dans ce contentieux soit 13 % de hausse. Mais ce n’est rien à côté de l’activité qu’anticipent les magistrats dans les trois ans à venir. D’une part, plusieurs affaires criminelles d’associations de malfaiteurs liées à des projets d’attentats vont être clôturées. D’autre part, les procédures liées aux attentats meurtriers de Paris de janvier et de novembre 2015, de Villejuif, des Champs Élysées, de Magnanville, de Saint-Étienne-du-Rouvray, de Nice, de Marseille et les attaques contre les militaires des opérations sentinelles au Carrousel du Louvre, Levallois-Perret, Châtelet, Orly touchent à leur fin… Ce sont donc des procès hors normes qui vont se tenir tant en raison de la dangerosité des accusés, que du nombre considérable de parties civiles : 200 pour les attentats de janvier 2015, 1 700 pour les attentats du 13 novembre 2015, 760 pour l’attentat de Nice. « Ainsi seront audiencées pas moins de 11 procédures d’attentats et 40 dossiers d’associations de malfaiteurs sur ces trois prochaines années. Alors qu’en 2018, les dossiers de terrorisme ont nécessité 66 jours d’audience devant la cour d’assises spécialement composée, il faudra, selon nos projections, leur réserver en 2019 150 jours d’audience, 445 jours en 2020 et 300 jours en 2021 », a précisé Catherine Champrenault.
« Fallacieux, diffamatoires et complotistes »
Enfin, la procureure générale a évoqué la lutte contre la délinquance financière et en particulier l’action du parquet national financier (PNF). Depuis 2015, a-t-elle indiqué, les condamnations financières prononcées dans les procédures du PNF se sont élevées à 2 milliards d’euros. Elle a salué également le développement des conventions judiciaires d’intérêt public qui ont rapporté déjà 560 millions d’euros à l’État. En nombre d’affaires, 39 ont été jugées en première instance depuis la création du PNF, parmi lesquelles 11 ont été jugées en appel et 5 sont mises en audiences en 2019. Mais ce chapitre a été aussi l’occasion pour Catherine Champrenault de défendre les parquets contre les critiques. « Certains contestent encore l’action répressive, lorsqu’elle est conduite par un procureur de la République (…). Je regrette très profondément qu’en de telles occasions, le procureur de la République soit alors, de façon caricaturale, présenté comme le bras armé d’un exécutif qui voudrait régler ses comptes avec ses opposants, a confié la procureure générale. Cette stigmatisation est absurde : tout observateur un tant soit peu objectif sait pertinemment que des investigations ont été conduites à l’égard de responsables ou de partis politiques de tout bord, dès lors qu’existaient des suspicions de fraude ». Qualifiant cette accusation de « doublement infamante » car « elle insinue que le ministère public reçoit des instructions du pouvoir politique et qu’il s’y conforme », Catherine Champrenault a souligné l’urgence de procéder à la réforme constitutionnelle pour couper court à de « tels propos fallacieux, diffamatoires et parfois même complotistes ». Elle a d’ailleurs appelé à une unification totale des deux statuts du siège et du parquet « sans pour autant supprimer l’article 5 de l’ordonnance de 1958 plaçant les magistrats du parquet sous l’autorité du garde des Sceaux, mais en le précisant, à savoir que cette autorité ne s’exerce que pour l’application de la politique pénale définie par le gouvernement, ce qui, de fait, est le cas aujourd’hui ».
Interrompue en raison de l’affaire Benalla, la réforme constitutionnelle ne semble plus d’actualité dans l’immédiat. À croire que pèse une malédiction sur ce texte que l’ancienne majorité déjà n’était pas parvenue à mener à son terme…