Euclid, la clinique juridique de Nanterre
Depuis plus de douze ans, la clinique du droit de Nanterre permet aux étudiants et étudiantes de mettre en application leur savoir universitaire, au service des usagers. Contrairement à l’image que l’on a d’une clinique « guichet », le choix a été fait de se mettre au service d’organisations et de répondre aux demandes portant sur les questions liées à la « lutte contre les discriminations » ou en matière de « droits de l’Homme et entreprise ». Baptisée « Euclid », elle est devenue une vraie plus-value à la fois pour la formation et pour le CV des jeunes juristes.
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« Grand atout », « expérience enrichissante », « opportunité exceptionnelle »… Les étudiants et étudiantes de la promotion 2022 ne tarissent pas d’éloges sur la clinique du droit de Nanterre. Intégrée aux formations de Master, la clinique repose sur le concept de « learning by doing », largement développé aux États-Unis et qui a fait de plus en plus d’émules ces dix dernières années au sein des facultés de droit en France.
Learning by doing
L’apprentissage par la pratique, ou learning by doing, fait référence à une théorie de l’éducation notamment détaillée par le philosophe américain, John Dewey, et le pédagogue brésilien, Paulo Freire, à la fin du XIXe siècle. L’idée est que les élèves interagissent avec leur environnement dans le but de s’adapter et d’apprendre en même temps. Cette approche, qui n’est pas seulement applicable aux études de droit, est mobilisée par les premières cliniques juridiques qui émergent aux États-Unis entre la fin du XIXe et début XXe siècle.
Deux professeurs de droit sont à l’œuvre : Theodore Dwight de l’université Columbia et Christopher Columbus Langdell, le premier doyen de la faculté de droit de Harvard. Dans son article : Les origines des cliniques juridiques, publié dans Cliniques juridiques, Volume 1 en 2017, l’avocat et docteur en droit Xavier Aurey écrit : « Cette méthode vise à remplacer la seule étude formelle de la loi jusque-là en vigueur par une approche dialectique basée sur une discussion autour de cas, d’affaires ». Des « embryons » de cliniques juridiques sont créés par les étudiants eux-mêmes, comme le legal aid dispensary de l’université de Pennsylvanie en 1893. « Ce dispensaire est dans les faits le premier projet moderne de type pro bono mis en place dans le cadre d’une faculté de droit, poursuit Xavier Aurey. C’est en 1904 à l’université de Denver que naît réellement la première clinique juridique (en tant que structure intégrée à un cursus universitaire), également sous la forme d’un legal aid dispensary, mais cette fois-ci encadrée par un professeur lui-même avocat. Sur la base de ce programme, l’État du Colorado a d’ailleurs promulgué en 1909 le premier Student Practice Act (ou règlement pour la pratique étudiante), permettant à des étudiants en droit d’intervenir dans le cadre d’une procédure devant un tribunal. Les jalons pour l’émergence de cliniques juridiques aux États-Unis sont ainsi mis en place ». Alors que les cliniques se multiplient, leur objet se précise et devient dans la majorité des cas une « pratique désintéressée du droit par les étudiants, au bénéfice des populations défavorisées ».
Charlotte Girard est maîtresse de conférences de droit public et codirectrice de la Clinique du droit de Nanterre. Cela fait presque dix ans qu’elle l’anime. « On l’a un peu aménagée et acclimatée. À Nanterre, nous avons fait le choix de faire un pas de côté de cette image d’Épinal – celle que l’on a de l’expérience américaine avec de grands juristes de Harvard qui font travailler leurs étudiants avec des détenus dans le couloir de la mort. Mais nous ne pouvions pas faire la même chose, d’abord parce que nous n’avons pas les mêmes accès à la machine judiciaire et ensuite parce que nous ne voulions pas être un guichet complètement ouvert. Par ailleurs, nous ne voulions pas marcher sur les plates-bandes des avocats. Nous avons décidé de travailler avec des associations militantes qui rencontrent des difficultés à avoir des juristes. En aidant ces organisations, nous aidons leurs usagers ».
À Nanterre, le module Euclid permet donc aux étudiants et étudiantes de réaliser un « travail juridique concret et réel, dans le cadre d’une consultation juridique commandée par une association, une ONG, une institution ou tout autre type de partenaire. Ce travail est réalisé en groupe et codirigé par des universitaires et des praticiens ». Charlotte Girard précise : « C’est une clinique de recherche qui agit par ricochet. Elle implique les étudiants par le biais d’une organisation existante. C’est un choix que nous avons fait de travailler avec un point de vue critique sur la société » !
Une formation à la critique du droit
Ce « point de vue critique » est également nourri par un séminaire théorique de critique du droit de vingt-quatre heures faisant partie du module de la clinique, qui a lieu au deuxième semestre de Master 1. « Cette dimension préparatoire compte en terme académique. Elle inaugure une grande remise en question du savoir universitaire. C’est un pari un peu risqué puisque cette clinique doit être l’occasion pour les étudiants et étudiantes d’être confrontés à une manière critique, décalée, non classique d’envisager le savoir et l’enseignement juridiques ».
Pour ce module, des techniques de pédagogie inversée sont utilisées. « Nous leur demandons d’être critique sur les enseignements reçus depuis la première année de Licence. Nous n’hésitons pas à nous mettre nous-même en danger. C’est une forme de mise en abîme et ça donne des résultats intéressants ». Pour la maîtresse de conférences, c’est « une façon de leur faire visiter un univers qu’ils ne connaissent pas. On leur fait rencontrer des approches critiques du droit international, du droit comparé, avec des approches marxistes, des approches féministes, etc. Ce séminaire permet de casser le poids de la tradition qui pèse encore lourdement sur l’enseignement du droit »…
Par ce séminaire, l’ambition est de préparer les étudiants à leur expérience clinique qui a ensuite lieu en Master 2. « L’idée est de permettre à l’étudiant ou l’étudiante de s’interroger : comment je vais mettre ma pensée juridique en mouvement, sans trop d’illusions ? Comment être le plus proche possible du réel sans véhiculer les rapports de domination habituels ? ».
La mise en pratique
D’octobre à juin durant l’année de Master 2, le module pratique constitue le cœur de la clinique. « Les étudiants et étudiantes d’Euclid assistent les partenaires de la clinique dans la préparation, la mise en état et le suivi d’un dossier, pouvant revêtir des formes très diverses (rédaction d’un mémoire d’amicus curiae, préparation d’une tierce intervention devant une juridiction nationale ou internationale, consultation sur une question de fond ou de procédure, élaboration de guides pratiques, etc.) », est-il précisé sur le site officiel. Ce travail est effectué en binôme ou trinôme sous la supervision d’un ou une universitaire ou d’un ou une praticienne, avec des rendez-vous réguliers toutes les deux ou trois semaines. Parmi les partenaires de la promotion 2022, l’on peut citer par exemple La Maison des lanceurs d’alerte, Sherpa ou bien le Syndicat de la magistrature. Charlotte Girard explique : « Nous faisons toujours un travail assez long en amont pour choisir les questions que nous allons traiter. Les choix sont faits par les étudiants en début d’année ». Certaines ont déjà des équipes de juristes très pointues mais beaucoup manquent de moyens et de compétences. Le vivier de partenaires se renouvelle régulièrement.
Les sujets sont très variés : du contentieux, des travaux de statistiques mais aussi de vulgarisation. « Ces travaux sont complexes parce que les étudiants doivent se mettre dans une situation d’usager ». En 2022, un groupe a ainsi travaillé sur les ventes d’armes et le secret-défense avec l’association ASER (Action Sécurité Éthique Républicaines). Il a été demandé aux étudiants de rédiger deux lettres à l’attention du Premier ministre et de la ministre des Armées « dont l’objet était de demander une déclassification de tous les documents qui permettraient d’avoir une meilleure visibilité sur les ventes d’armes de la France ». Sans réponse, une requête introductive d’instance visant à contester cette décision implicite de rejet a été rédigée, puis une tribune a été publiée dans le journal La Croix, « à la date symbolique du 14 juillet 2022 ».
Pour le GIAPS (Groupe d’information et d’action sur les questions procréatives et sexuelles), c’est un fascicule pratique sur le changement de sexe sur le titre de séjour pour les personnes trans majeures de nationalité étrangère qui a été réalisé.
Mais l’on pourrait également mentionner l’enquête de terrain pour le Gisti (Groupe d’information et de soutien des immigré(e)s) et la rédaction d’un rapport sur les pratiques des services hospitaliers en lien avec le droit au séjour pour soins ; un autre rapport sur un éventuel consensus au niveau européen sur la désignation des transparents aux actes d’état civil des enfants ; l’enquête sur les pratiques commerciales trompeuses en matière de bien-être animal ; ou l’étude de la proposition de la Commission européenne visant à interdire les importations de produits issus du travail forcé des Ouïghours, pour ne citer que ces quelques exemples.
Une plus-value pour les étudiants et étudiantes
Alors que l’année dernière les inscriptions ont approché la cinquantaine, cette année le nombre d’inscrits et inscrites à la clinique se maintient autour de quarante. Si la demande est de plus en plus forte, c’est que les étudiants ont compris l’intérêt pour leur future carrière. « Beaucoup d’étudiants qui ont fait la clinique se retrouvent en stage dans les organisations pour lesquelles ils ont travaillé, complète Charlotte Girard. Ils ont une ligne supplémentaire sur leur CV. C’est devenu une carte de visite, même au sein des juridictions. C’est un vrai plus pour les étudiants qui sortent avec ce bagage-là. Ce n’est pas un bureau de placement pour des stagiaires. Ce sont des professionnels à qui on pose une question, épaulés par des encadrants, avec une conscience professionnelle et qui sont pris au sérieux par le donneur d’ordre. Nous sommes garants de la question et garant de la manière dont l’équipe est traitée. Dans certains masters, c’est pris tellement au sérieux que ça tient lieu de mémoire de Master 2 » !
Thessadite Aoun de Monbrison, Marine Gauvillé et Alix Vallot font partie de la promotion 2022. Toutes les trois ont rédigé une étude pour la CIIVISE (Commission indépendante sur l’inceste et les violences sexuelles faites aux enfants) et pour elles, l’expérience a été « exceptionnelle » : « Exceptionnelle dans son contenu : nous avons eu la chance de consulter des dossiers d’enfants pris en charge par l’Aide sociale à l’enfance, témoignent-elles sur le site d’Euclid. Cette consultation était vertigineuse émotionnellement et intellectuellement : intellectuellement d’abord, parce que nous avons été confrontées à des problématiques juridiques et des domaines du droit que nous ne connaissions pas et auxquelles nous nous sommes rapidement familiarisées ; émotionnellement ensuite, parce que consulter des dossiers d’enfants était bouleversant ».
Et de conclure : « Ce travail constitue une étape déterminante de notre parcours d’étudiantes en droit, de juristes, de futures professionnelles, de citoyennes. Cette étude a conforté notre volonté d’œuvrer pour la garantie d’une protection effective des enfants contre les violences ». Pour preuve, Thessadite Aoun de Monbrison est aujourd’hui chargée de mission Promotion des droits de l’enfant pour le Défenseur des droits, Marine Gauvillé est chargée de mission pour la CIIVISE, tandis qu’Alix Vallot est élève-avocate, chargée d’études au sein de l’Observatoire des violences faites aux femmes de Seine-Saint-Denis. Des parcours inspirants…
Référence : AJU007o3