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Gisèle Halimi, avocate irrespectueuse et héroïne de bande dessinée

Publié le 08/08/2024

Lorsque Gisèle Halimi est morte en juillet 2020, aucun ténor du barreau ne s’est rendu à son enterrement. Il fut ensuite question de la faire entrer au Panthéon, avant que le président de la République ne juge qu’elle était trop clivante, en raison de son engagement au côté du FLN lors de la guerre d’Algérie. En revanche, le monde de la bande dessinée s’est emparé avec brio de son destin hors norme et lui rend un hommage appuyé. La preuve en 3 albums, qui racontent chacun une facette de la grande avocate, dont les principaux combats furent la défense des indépendantistes au Maroc et en Algérie, le droit à l’avortement et la criminalisation du viol.

Delcourt

Gisèle Halimi, Une jeunesse tunisienne, de Danièle Masse et Sylvain Dorange, Delcourt, 2023

La BD de Daneille Masse et Sylvain Dorange raconte la petite fille qu’était Gisèle Halimi. Elle naît dans une famille juive tunisienne, berbère par son père, et grandit à La Goulette, port de pêche en banlieue de Tunis. Elle s’appelle alors Zeïza, comme sa grand-mère, mais ses parents préfèrent l’appeler par son deuxième prénom, Gisèle, qui sonne plus français. Dès la petite enfance, Gisèle fait preuve d’un esprit rebelle. Sa mère, Fritna, la prend en grippe. « Cette enfant nous porte malheur », s’exclame-t-elle devant sa fille qui n’est encore qu’un bébé qui pleure trop fort à son goût. Son père, Édouard, est tellement déçu d’avoir une fille qu’il met trois semaines à annoncer sa naissance. Son frère aîné, Marcello, est un cancre que ses parents rêvent de voir devenir avocat. Mais au grand désespoir de Fritna, c’est Gisèle qui se passionne pour les études. Elle est l’une des rares petites filles tunisiennes à fréquenter l’école, où elle se fait des amies françaises, juives, musulmanes. La nuit, elle dévore des classiques, Victor Hugo ou Homère, et s’attire le mépris et l’inquiétude de sa mère qui dès l’enfance, ne pense qu’à la marier.  « Nous les femmes, c’est notre destin de subir », lui assène cette femme, à la fois soumise et autoritaire. « Je me suis beaucoup inspirée de son autobiographie, Le lait de l’oranger, dans laquelle elle raconte ses relations horribles avec sa mère Fritna. J’ai très peu inventé. Les dialogues aussi, ce sont les propres mots de Gisèle Halimi », explique Danièle Masse, professeur de lettres à l’université de Toulon, passionnée du monde arabe et grande admiratrice de la célèbre avocate, avec laquelle elle a entretenu une correspondance sur le féminisme dans les années quatre-vingt.

De cette enfance naît une profonde révolte contre les injonctions faites aux femmes. Gisèle s’insurge contre cette mère, qui attend d’elle qu’elle la seconde dans les tâches ménagères pendant que ses frères se prélassent. Pour ne plus « jouer les servantes », elle entame une grève de la faim de plusieurs jours, et finit par obtenir de son père la promesse elle ne fera plus jamais le lit de son frère. « Passé la déception de la naissance, Édouard s’attache à sa fille Gisèle à mesure que son caractère s’affirme. Il sera son complice. L’affection de son père lui a permis de se construire. Curieusement, dans son enfance, c’est surtout auprès des hommes : son père, son grand-père et son oncle, que Gisèle trouve du soutien », pointe la scénariste. Pour Danièle Masse, transformer cette petite fille en héroïne de bande dessinée relevait de l’évidence. « Elle a ce côté têtu, rebelle. C’est vraiment un personnage ». Avec son trait et ses couleurs vives, le dessinateur Sylvain Dorange croque parfaitement cette petite fille dont la qualité première est de n’en faire qu’à sa tête. L’album raconte en filigrane l’histoire de la Tunisie des années trente, dans laquelle l’idée de l’indépendance fait son chemin. La encore, Gisèle se démarque de sa famille, qui en tant que membres d’une minorité se méfie des Arabes et redoutent la fin de cette tutelle française. Adolescente, Gisèle prend fait et cause pour les indépendantistes. L’album se clôt alors qu’elle prend l’avion pour Paris, où elle entamera des études de droit puis la carrière que l’on connaît, au côté des pauvres, des nationalistes, des femmes. Une suite logique de ses premières années tunisiennes. « Tout est écrit dès la petite enfance : la révolte contre les conventions, contre son statut de petite fille, contre le racisme dont elle fait l’expérience dès l’école primaire », souligne justement la scénariste Danièle Masse.

Bobigny 1972, de Marie Bardiaux-Vaïente et Carole Maurel, Glénat, 2024

Trois visages apparaissent en gros plan sur la couverture de cette BD sortie début 2024 : Marie-Claire Chevalier, sa mère Michèle et son avocate, Gisèle Halimi. Si cet album n’est pas une biographie de Gisèle Halimi, il raconte un épisode majeur de la vie de ces trois femmes, qui feront ensemble du procès de Bobigny, en 1972, un tournant majeur pour la vie des femmes. « C’est un récit choral, une histoire de femmes. La question de la sororité est majeure », précise d’emblée Marie Bardiaux-Vaïente, historienne et scénariste de bande dessinée à qui l’on doit, entre autres, la BD l’Abolition, consacré au combat de Robert Badinter pour mettre fin à la peine capitale. « Bien sûr, sans Gisèle Halimi, cette histoire n’aurait pas existé. Elle a fait de ce procès un symbole ».

Point de départ de ce livre, l’intérêt que la scénariste porte à la relation entre Michèle Chevalier et sa fille Marie-Claire. « Je suis moi-même mère et fille, parfois Michèle, parfois Marie-Claire ». On a beaucoup présenté Marie-Claire Chevalier, qui élève seule ses trois enfants avec un petit salaire, comme une mère courage, moralement irréprochable. La scénariste la voit, elle, comme une femme irréprochable sur le plan maternel. « C’est une mère incroyable. Au début, elle ne voit pas les choses comme sa fille : elle pense que Marie-Claire gardera l’enfant, elle propose de s’en occuper. Et puis, elle se range aux idées de sa fille. Elle est vraiment prête à tout pour ses enfants. C’est en cela qu’elle est irréprochable ».

Bobigny 1972 nous plonge d’emblée dans les années soixante-dix, dont les décors, les intérieurs, les vêtements sont reproduits dans une gamme orangée caractéristique de la décennie. Cette BD fait revivre un temps heureusement révolu, où l’on pouvait en toute impunité, non seulement violer une femme mais la dénoncer à la police. Le récit s’ouvre ainsi avec l’audition de Daniel, un jeune homme en patte d’éléphant et veste col pelle à tarte qui vient d’être pris en flagrant délit de vol. Lors de son audition, pour s’attirer la clémence des policiers, il dénonce sa victime, Marie-Claire Chevalier, qui est tombée enceinte et a avorté clandestinement. La vie de Marie-Claire est une suite d’agressions : après avoir été violée et dénoncée, elle est torturée par un médecin qui cherche à la punir en lui faisant un curetage à vif. Pour ces scènes de grande violence, les pages se font sombres. Marie-Claire devient un halo, une silhouette absente à elle-même. « La dessinatrice, Carole Maurel, estimait que la couleur devait disparaître de ces pages. Elle a raison. Tout est dit dans ce noir et blanc », souligne Marie Bardiaux-Vaïente.

Bobigny 1972 met en scène la méthode Halimi, qui ne cherchait pas seulement à défendre des accusées, mais à changer le monde depuis les tribunaux. Avec Marie-Claire et sa mère Michèle, deux femmes discrètes, elle tient le casting parfait pour cela. Bobigny 1972 retrace ce pacte passé entre l’avocate et ses clientes. « J’ai trouvé une avocate, mais il y a une condition. Elle racontera tout aux journaux, à la radio, à la télévision », explique ainsi Michèle à sa fille Marie-Claire. Marie-Claire accepte à contrecœur et devient un symbole mis en avant par Simone de Beauvoir, Gisèle Halimi, Delphine Seyrig, des intellectuelles qui évoluent dans un monde privilégié, socialement bien loin du sien. « Cette médiatisation n’était certes pas le souhait de Marie-Claire, mais elle a cédé, pour le meilleur », résume la scénariste. La suite est connue : le procès ouvrira la voie à la légalisation de l’avortement en France.

Gisèle Halimi, Une farouche liberté, de Sophie Couturier, Annick Cojean et Sandrine Revel, Steinkis, 2022

La journaliste Annick Cojean, grande reporter distinguée par le prix Albert Londres, connaissait bien Gisèle Halimi. Ensemble, elles avaient écrit Une farouche liberté, parue à l’été 2020, juste après le décès de Gisèle Halimi. Au crépuscule de sa vie, l’avocate revenait sur les moments les plus marquants de son existence. En 2022, la bande dessinée tirée de ces mémoires s’ouvre avec une Gisèle aux cheveux blancs qui prend le lecteur à partie. Ce récit a l’avantage d’englober l’ensemble des combats menés par Gisèle Halimi et de rappeler qu’avant de défendre les droits des femmes, elle s’illustra dans la lutte contre le colonialisme. Cette BD, qui balaye toute sa vie, depuis l’enfance « du mauvais côté », à la fois femme et pauvre, jusqu’à son mandat de ministre, montre que toute sa vie fut structurée par le combat. Qu’il s’agisse d’échapper au mariage fomenté par sa mère ou de défendre les droits des femmes, elle avança rebelle en toutes circonstances, « l’entêtement en bandoulière, l’irrespect comme instrument ».

Elle s’appelle encore Gisèle Taïeb lorsqu’elle est la première femme à prendre part à un tournoi d’éloquence, à Tunis. Le sujet, déjà, l’invite à questionner « le droit de supprimer la vie ». Il lui ouvre en grand les portes du barreau. À 22 ans, elle refuse de prêter un serment qui lui enjoint de respecter les lois. Elle n’a pas commencé à exercer qu’elle sent déjà qu’elle contestera les lois. « Il faut parfois transgresser la loi pour obtenir la justice », défend-elle. Sous la pression du bâtonnier de Tunis, elle prononce le serment du bout des lèvres, se faisant intérieurement la promesse « d’exercer dans l’irrespect de toute institution ». Bien qu’athée, elle a pour boussole les écrits d’Henri Lacordaire, religieux du dix-neuvième siècle. « Entre le faible et le fort, c’est la liberté qui opprime et la loi qui affranchit ». Jeune avocate, elle ne laisse rien passer, et certainement pas le sexisme ordinaire et paternaliste, qui prend si souvent l’apparence fourbe de compliments. À la question : « Madame ou Mademoiselle  ?», elle répond invariablement : « Appelez-moi Maître » !

Une farouche liberté raconte ses prises de position au côté des indépendantistes lors des guerres d’indépendance en Tunisie et en Algérie. Elle défend des mis en cause pour terrorisme, des membres du FLN, tient tête au général Massu. Plusieurs de ses confrères et amis sont assassinés, elle-même est menacée, reçoit des dessins de cercueil. Elle est même détenue trois semaines en Algérie. Elle défend avec passion Djamila Boupacha, militante du FLN accusée d’avoir posé une bombe à la brasserie des facultés à Alger en 1959, violée à l’aide d’un goulot de bouteille dans le but d’obtenir des aveux alors qu’elle était encore vierge. Halimi médiatise son procès qu’elle transforme en celui des méthodes de l’armée française en Algérie. Elle dénonce soldats et magistrats, qui œuvrent main dans la main : « les premiers tuent, les seconds condamnent. » Dans les années soixante-dix, alors qu’un million de femmes avortent clandestinement chaque année et que 5 000 en meurent, elle signe le manifeste de 343 salopes, et s’expose en toute connaissance de cause à des poursuites disciplinaires. Elle défend des femmes accusées d’avoir avorté, et trouve, avec Marie-Claire Chevalier, la manière de les défendre toutes ensemble en faisant du procès de Bobigny, en 1972, une tribune contre les lois anti-avortement. La manière dont elle recrute Paul Milliez, médecin catholique, à qui elle parvient à faire dire qu’il aurait avorté Marie-Claire, vaudrait en soi une bande dessinée. À la fin de la décennie 70, elle défend deux jeunes campeuses violées à Aix-en-Provence. « Admettre la thèse du violeur, c’est condamner à jamais les victimes de viol au silence », insiste-t-elle face à un auditoire loin de lui être acquis. Les accusés seront lourdement condamnés, et en décembre 1980, une loi sera adaptée pour donner une nouvelle définition du viol.

Après avoir fait de la politique dans les tribunaux, Gisèle se fait élire députée. En 1981, elle est l’une des 28 femmes à rejoindre les 463 hommes de l’Assemblée. Trop libre, refusant de s’encarter au PS, elle se retrouve marginalisée. Elle continue de débattre avec passion des droits des femmes au sein l’association Choisir. Elle est contre le voile, la prostitution, la gestation pour autrui, mais toujours pour le débat. En 1982, elle parvient à faire changer le serment des avocats qu’elle avait eu tant de mal à prononcer. Les avocats ne devront plus jurer de « respecter les autorités publiques » ou de « ne rien dire ni publier de contraire aux règlements et aux bonnes mœurs ». L’album se clôt sur un conseil à l’adresse des jeunes femmes, toujours pertinent en 2024 : « Soyez indépendante, égoïstes et prioritaires. Vous êtes importantes » !

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