Grossesses chez les avocates : un si heureux événement ?
Entre une charge de travail qui s’ajoute aux contraintes de la vie de famille, les mises en garde de quelques avocats-patrons pour qui les femmes enceintes sont perçues comme des fardeaux, jusqu’à, des comportements abusifs détectés dans certains cabinets, l’expérience de la grossesse pour les avocates n’est pas si évidente. Et si les mauvaises pratiques semblent diminuer ces dernières années, les témoignages négatifs restent encore trop nombreux.
« J’ai de la chance. C’est mon deuxième congé maternité en 18 mois. Je ne vais pas dire que mon cabinet a sauté de joie au plafond – et moi non plus (rires) – mais je n’ai pas de problème au quotidien », plaisante Anaïs de la Pallière, avocate spécialisée en droit de la famille, immobilier et droit social. Pourtant, si elle ne rencontre pas de difficultés particulières malgré un deuxième enfant en route, en 2019, elle avait néanmoins publié « La face cachée de la robe » (ed. Michalon), essai dans lequel elle revenait sur les coulisses les moins reluisantes de la profession : précarité, horaires sans fin, humiliations, harcèlement moral, pression du chiffre… Et consacrait un chapitre aux discriminations dont sont victimes certaines femmes avocates au moment de l’annonce de leur grossesse ou au retour de leur congé maternité. La situation est suffisamment préoccupante pour que le Défenseur des droits, qui s’était déjà prononcé en faveur de l’applicabilité du principe d’égalité entre hommes et femmes aux collaborations libérales, rappelle, dans un livret explicatif en mars 2020, l’arsenal législatif censé protéger les avocates enceintes.
Mais pour une avocate épargnée par les difficultés, combien n’ont pas cette chance ? Valérie Duez-Ruff, avocate en droit du travail et formée en droit collaboratif, en négociation raisonnée et en médiation, devenue également coach, a connu une mauvaise expérience. En 2009, exerçant alors dans une petite structure, elle annonce sa grossesse à son patron puis poursuit sa collaboration sans modifier sa charge de travail. Pourtant, à son retour de congé maternité, elle sent que l’ambiance n’est plus pareille. Dès le 2e jour, les premières remarques de son patron, agacé par son départ à 19 heures le soir, émergent. Alors elle ronge son frein, culpabilise, rentre chez elle retrouver sa famille… pour se remettre à travailler dans la soirée. « Avec un enfant, on organise nos journées différemment, quitte à retravailler chez soi, mais c’est sans préjudice sur les missions que l’on doit prendre en charge, assure-t-elle. Seulement, je n’étais plus là pour tailler la bavette avec le patron » !
Petit à petit, c’est non seulement la quantité de travail qu’elle peut assurer mais la qualité de son travail qui est remise en question, « sans raison objective ». Alors qu’elle devait passer associée, elle comprend que la question n’est plus vraiment à l’ordre du jour. Ses priorités auraient changé. « Mais je n’avais pas accouché de mon ambition sur la table d’opération ! », ironise-t-elle. Son patron se contrefiche qu’elle soit devenue mère, il veut « qu’elle travaille plus ». Après une discussion constructive, et quelques semaines de tranquillité, le naturel revient au galop. Valérie Duez-Ruff prend sa décision et part. « Nous sommes 30 000 avocats à Paris, et pourtant je me suis sentie complètement seule. Nous sommes des professionnels du droit, et nous sommes incapables de défendre nos propres mères ! », s’étonne-t-elle.
Dès lors, l’idée de créer une association germe. « Moms à la barre », site d’entraide entre consœurs enceintes et mamans, est née en 2010. Le but ? Lutter contre les discriminations et contre l’isolement des futures mères avocates. Sur le blog de l’association, des dizaines de posts sur la parentalité en entreprise, la protection de la collaboratrice enceinte ou en retour de congé. Un système simple, sans système d’adhésion. Juste « quand on a besoin de moi, je réponds », explique Valérie Duez-Ruff.
« Nous professionnels du droit, incapables de défendre nos propres mères ? »
« Indéniablement, il y a eu des progrès, comme avec l’allongement du congé paternité. C’est une avancée énorme, qui ne fait plus peser uniquement sur les femmes la charge mentale de la parentalité », relativise Valérie Duez-Ruff. Depuis 2011, la durée du congé maternité a aussi été allongée pour être portée de 12 à 16 semaines. La collaboratrice est protégée dès l’annonce de sa grossesse et jusqu’à huit semaines après son retour. Sur le papier, donc, cela va mieux. Mais l’avocate garde le souvenir vivace de conversations houleuses au sein de l’Ordre des avocats, où elle est élue à Paris de 2014-2016 et s’engage pour l’amélioration des conditions d’exercice des avocats. « Certains bâtonniers étaient vent debout. Quand des jeunes femmes sont dans les instances politiques face à de vieux briscards, on subit les foudres et les critiques faciles. Eux disaient ‘’On sait que ça existe’’ [les difficultés voire discriminations liées à la maternité, NDLR] mais il ne leur semblait pas essentiel de rajouter une infraction spécifique ». Au final, elle réussit en 2015 à faire intégrer dans le règlement intérieur du barreau de Paris, un an après le vote de textes protecteurs pour la collaboratrice en matière de parentalité par le Conseil national des barreaux, l’interdiction de faits de harcèlement et de discrimination, ce qui a permis la création d’une commission spécifique. Elle se rappelle que les premiers temps n’ont pas été simples. « On apportait notre papier et nos stylos, nous n’avions pas de budget ».
Anne-Laure Casado, avocate et actuelle responsable de la commission égalité et membre de la DEC (difficulté d’exercice en entreprise) et de la Comhadis du Barreau de Paris, estime aujourd’hui que « les cabinets ont compris que ce n’est pas le far west, qu’ils ne peuvent pas virer une avocate pendant sa grossesse ou pendant les huit semaines qui suivent son retour de congé maternité ». Elle rappelle l’existence de condamnations disciplinaires d’interdiction d’exercice pour certains avocats aux pratiques douteuses et évoque les collaboratrices qui saisissent l’ordre, soit auprès de la DEC ou de la Comhadis, dans le but de faire valoir leurs droits et d’obtenir leur rétrocession d’honoraires ou de faire reconnaître une discrimination. Mais les mentalités bougent encore trop peu et trop lentement, elle le sait bien. « Les femmes sont encore très présentes dans la parentalité. Elles sont appelées quand les enfants sont malades ou qu’il y a un problème de crèche. Cela peut entraîner des absences. Nous espérions que les congés parentalité permettraient aux pères de prendre leur place. Mais pour environ 400 congés parentalité par an comptabilisés au Barreau de Paris, seule une dizaine est prise par des avocats hommes. La raison invoquée ? C’est mal vu », assène-t-elle. Mais pour les femmes aussi, cela peut constituer un vrai frein à leur carrière. Et elles, n’ont pas le choix…
« Essayez d’accoucher en juillet ou août »
Ainsi, malgré une législation plus protectrice, le « plafond de mère », expression de Marlène Schiappa reprise par Valérie Duez-Ruff, existe toujours, y compris chez les avocates. Bien que, dans les textes, à compter de la déclaration de l’état de grossesse, la collaboration ne peut être rompue, « s’ils veulent vous virer, ils peuvent toujours en justifiant leur décision par une faute grave comme la perte d’un client important », assène Anaïs de la Pallière. Les « sournoiseries » existent encore et permettre de trouver un bon prétexte pour se séparer des collaboratrices enceintes ou les faire partir, épuisées par cinq audiences par semaine réalisées sans aucun aménagement de leur temps. Des pratiques rendues d’autant plus possibles dans un milieu, où « contrairement au monde privé, il n’existe pas de garde-fous, ce qui exacerbe encore plus la pression », estime-t-elle. Alors si Anne-Laure Casado peut imaginer de petits cabinets vraiment impactés par la continuation de la rétrocession des honoraires, pour des structures plus grandes, « ce poids économique est plus facilement dilué. Et puis, les grossesses restent rares dans la vie d’une femme. Une annonce est faite avant, cela laisse le temps de s’organiser », plaide-t-elle.
Parfois, avant même d’être enceinte, la peur est savamment entretenue chez les collaboratrices en âge de procréer. Anne-Laure Casado dénonce le fait que les collaboratrices sont scrutées par la lorgnette de la grossesse. « Lors de pots organisés, les yeux sont tournés vers celles qui ne boiraient pas d’alcool ou ne choisiraient pas de sushis pour leur déjeuner du midi », illustre-t-elle. Des pratiques intrusives qu’elle considère comme « inadmissibles. » Anaïs de la Pallière se rappelle des mises au point tout à fait gênantes d’une patronne sur la nécessité d’être sous contraception. « Il faut vous mettre d’accord avant de tomber enceinte », a-t-elle entendu en réunion collective dans son ancien cabinet. « J’étais sidérée. Le message, c’était « prenez la pilule, ne tombez pas enceinte ». Le jour où j’aurais un projet d’enfant, je n’allais pas demandé à mes collègues : « c’est bon, tu as eu tes règles ? » », s’agace l’avocate. « Il est commun d’entendre : « Essayez de procréer de septembre à décembre pour accoucher de juin à août », renchérit Anne-Laure Casado.
« L’idée même de tomber enceinte devient anxiogène. C’est comme parler de vacances, c’est difficile. Nous sommes vues comme des machines à travailler», confirme Stéphanie,* une autre avocate. Souffrant d’endométriose, cette dernière essaie depuis deux ans de tomber enceinte, mais elle doit passer par une FIV. Dès son entretien d’embauche dans son dernier cabinet, on lui demande si elle a un projet d’enfants. Elle est interloquée mais elle intègre néanmoins la structure. Son emploi du temps est désormais ponctué de nombreux rendez-vous médicaux nécessaires à son projet. Elle se rappelle « des échographies le matin qui rendent impossible de se rendre à certaines audiences », sans oublier la semaine de ponction, qui se fait sous anesthésie générale et où « l’on est mal ». Une fois, elle demande un arrêt maladie à son médecin pour une semaine, précisément suite à une ponction. Quand elle revient au cabinet, elle se sent immédiatement sous pression. «Ils voulaient absolument savoir les raisons médicales de mon arrêt », se rappelle-t-elle. Et, alors que tout semblait bien se passer en termes professionnels, deux jours après, lors de son entretien annuel, ils se séparent d’elle, sans explication. « Si, ils ont dit que dans les courriers, je ne soulignais pas les dates ! corrige-t-elle. Même si je ne peux pas en être formelle, je pense qu’ils ont fouillé dans mon ordinateur pendant mon absence ». La raison officielle – un problème de surlignage ? – ne tenait pas, Stéphanie pense donc sincèrement qu’« ils ont profité de cet arrêt maladie pour me virer ». Une hypothèse étayée par deux faits troublants : dans la foulée, ce sont deux hommes qui ont été recrutés – garantie sans risque de grossesse ! Et lorsque Stéphanie leur dit la vérité sur son projet de grossesse, son préavis est même immédiatement raccourci.
Chez les avocates installées, la peur de mettre la clé sous la porte
Si les collaboratrices connaissent des moments difficiles, les avocates installées à leur compte ne sont pas épargnées. Ainsi, Sophie*, exerçant dans un barreau francilien, et maman d’un tout jeune bébé, ressent une pression énorme. Contrairement au Barreau de Paris – dont la prévoyance maternité correspond à la moitié du budget de la prévoyance globale de l’Ordre – elle ne bénéficie pas d’un filet de sécurité. « Pour les clients, nous ne sommes pas des humains. Nous n’avons pas de vie, ni de vacances. Parler d’un enfant, c’est donner l’impression qu’on est faible et je me sens obligée d’en faire encore plus qu’un homme », explique-t-elle, le ventre noué à l’idée de mettre sa collaboratrice sur la paille si elle ne rentre pas de nouveaux dossiers pendant son congé maternité, afin de la payer et de régler les charges qui continuent de courir. « Pourquoi ne pas imaginer des avocats disponibles assurer des vacations pour aider les avocates installées qui viennent d’accoucher ? Des pistes de réflexion sont lancées dans notre barreau », explique Anne-Laure Casado.
Florence*, 27 ans, est une jeune avocate francilienne installée depuis peu à la montagne. « Quand on annonce une grossesse, dans notre profession, tout se complique », reconnaît-elle. Elle se rappelle bien l’expérience d’une ancienne consœur, partie, essorée et en pleurs en congé maternité après des reproches de son patron, arguant qu’elle n’était pas assez efficace alors qu’elle était littéralement sur le point d’accoucher et quittait le cabinet tous les soirs à 22 heures. Actuellement enceinte, Florence a accepté l’opportunité d’une association sous réserve que son congé maternité soit respecté. Mais, épuisée par une charge de travail énorme et des malaises à répétition, elle a dû se mettre en arrêt maladie. Certes, elle n’a pas été dérangée pendant sa semaine de repos, mais les « petites remarques de mon associé me sont restées en travers de la gorge ». Et puis, la perspective de son congé maternité ne s’annonce pas si simplement. « Je compte sur toi pour ne pas disparaître pendant ton congé », lui a-t-il glissé. Elle sait d’ores et déjà, que, même si ce n’est pas légal, elle devra télétravailler et se rendre à quelques audiences, son bébé à peine né. « Mais je ne sais pas du tout comment je me sentirais, quel sera mon état, avance-t-elle. Salariée ou collaboratrice, ce moment est théoriquement fait pour que les femmes se remettent sur pied, que leur corps puisse se remettre. Ce ne sont pas des vacances au soleil » !