Il faut sonner le tocsin !
Le président de la commission des lois du Sénat, Philippe Bas (LR), a présenté le 20 juillet dernier à la presse deux propositions de lois visant à redresser la justice. Elles s’inscrivent dans le prolongement du rapport Sauver la justice, publié le 4 avril dernier. Pour Philippe Bas, il faut présenter une loi de programmation dès cette année et non en 2018 comme annoncé par le gouvernement. Il plaide pour un budget de 10,9 milliards d’ici 2022.
Le sénateur Philippe Bas avait promis en présentant le rapport de la commission des lois Sauver la justice en avril dernier, que celui-ci serait prolongé par des propositions de lois pour démontrer l’engagement du Sénat dans le combat pour sortir l’institution judiciaire de la crise qu’elle traverse. Il a tenu parole. Le 20 juillet, il a présenté deux propositions traduisant sous forme législative, les quelque 42 propositions émises dans le rapport nécessitant l’intervention du législateur (sur un total de 127 propositions). Pour en justifier l’urgente nécessité, il a rappelé les chiffres qui lui paraissaient les plus évocateurs de la gravité de la situation. En 10 ans, les délais de jugement en matière civile sont passés de 7 à 12 mois tandis que le stock d’affaires en cours bondissait de 25 %. Chaque année les juridictions traitent 2,7 millions d’affaires civiles et 1,2 millions d’affaires pénales. Le nombre de détenus est de 70 000 pour 58 000 places ; 1 800 personnes dorment sur des matelas à même le sol. Enfin, le nombre des peines en attente d’exécution s’élève à 100 000. Pour Philippe Bas : « c’est le moment de sonner le tocsin avant de sonner le glas ». Et d’insister : « Nous avons une période très courte pour agir, il ne faut pas s’arrêter sinon les meilleurs juristes se détourneront de l’ENM, les auxiliaires vont refuser leur concours, les tribunaux vétustes deviendront impraticables. L’instant est critique ».
La loi de programmation : 2018 c’est trop tard
Dans ce contexte, plusieurs éléments inquiètent le président de la commission des lois. D’abord, l’absence d’engagement chiffré dans le programme du président Emmanuel Macron. Certes, il a promis une loi de programmation pour la justice, mais sans en dire davantage sur l’augmentation du budget qu’il envisage, « c’est pourquoi nous le faisons », souligne Philippe Bas qui a en effet chiffré les besoins : d’ici 2022, le budget actuellement de 8,7 milliards d’euros devra atteindre 10,9 milliards. Outre cette absence de chiffrage, le sénateur s’inquiète également du report d’un an annoncé : « Une loi de programmation pour 5 ans prise avec 18 mois de retard, c’est 30 % de perdu. Je veux absolument qu’on puisse accrocher le premier wagon de la loi de programmation pour la justice au budget 2018 ». Troisième élément d’inquiétude, le retour, la semaine précédente, à « une gestion budgétaire chaotique et aveugle ». Il fait référence au rabotage de crédits annoncé fin juin lorsque la Cour des comptes a révélé que les comptes de l’ancien gouvernement étaient insincères. Sur les 4,5 milliards d’économies jugés nécessaires, la justice contribue à hauteur de 160 millions d’euros. Si les sénateurs ont décidé de prendre la main sur ce dossier, c’est parce que la ministre de la Justice est absorbée par la loi de moralisation. Le président de la commission des lois du Sénat, seule institution non alignée depuis l’élection de la nouvelle majorité, tend donc la main aux autres institutions de l’État pour leur proposer un travail en ligne avec leur philosophie : dépasser les clivages de toute nature pour avancer.
Une augmentation de 28% du budget sur 5 ans
Sur le fond, les auteurs de la proposition de loi se sont astreints à proposer un texte raisonnable, qui s’appuie sur une volumineuse étude d’impact, et tient compte à la fois des besoins de la justice et des contraintes budgétaires pesant sur la France. Philippe Bas estime qu’une augmentation du budget de 28 % sur 5 ans (selon un taux annuel moyen de 5 %) est indispensable. Cela représenterait + 16 % pour la justice et +46 % pour l’administration pénitentiaire. Il rappelle, pour situer cette augmentation, que la plus forte croissance du budget de la justice a été réalisée sur la période 2002-2007 qui bénéficiait précisément d’une loi quinquennale : + 37 %. À l’inverse, la pire en termes d’augmentation du budget est celle qui vient de s’achever : + 15,5 % seulement entre 2012 et 2017. L’augmentation que préconise le Sénat, calculée au plus juste, s’inscrit ainsi dans une moyenne entre la plus forte hausse et la plus basse. Accessoirement, il est prévu de créer une clause « anti-gel », autrement dit un mécanisme protégeant le budget de la justice des fameux gels de crédits décidés par Bercy et qui invalident souvent les augmentations de crédits annoncés par les différents ministères. En pratique, cela doit permettre la création de 13 728 postes dont, du côté pénitentiaire, 9 500 surveillants, 500 emplois de SPIP (pour 15 000 places de prison nouvelles). Côté justice, il est prévu de créer 500 magistrats et 900 greffiers, de quoi couvrir le nombre actuel de postes vacants mais aussi 200 postes d’administrateurs judiciaires et 400 de juristes assistants.
Créer des TPI et réformer les cours d’appel
Mais la mission l’a constaté lors de ses déplacements et auditions, l’augmentation du budget ne suffira pas à elle seule à sortir l’institution de la crise de moyens. Il faut réformer en profondeur l’organisation, tant au niveau des juridictions que du ministère. S’agissant des juridictions, le rapport recommande la création des tribunaux de première instance (TPI) fusionnant tribunaux d’instance et de grande instance, sans fermeture de lieux. L’idée en effet n’est pas de réaliser des économies en fermant des tribunaux, a insisté Philippe Bas, mais d’améliorer la gestion des juridictions ainsi que la lisibilité du système. Non seulement on n’éloigne pas la justice du justiciable mais on la rapproche, a précisé Philippe Bas, puisqu’il sera à l’avenir inutile de se rendre au TGI, tout se fera à l’emplacement de l’actuel TI. Cette réforme devra être menée en même temps que la politique de création de postes afin que les moyens arrivent dans les juridictions avant que ne débutent les opérations de fusion. Sans surprise, cette réforme s’accompagne d’une réforme des cours d’appel. Ces deux réformes ne figurent toutefois pas dans les propositions de loi car elles relèvent de la compétence du gouvernement. Les sénateurs ont toutefois estimé de leur responsabilité de faire ces recommandations au gouvernement. La commission entend également développer la conciliation (1 500 postes) afin de soulager les tribunaux.
Restauration du timbre pour financer l’AJ
La commission des lois ne pouvait pas éluder le délicat dossier du financement et de l’organisation de l’aide juridictionnelle. Pour contribuer à améliorer son financement, il est proposé de restaurer le droit de timbre supprimé par Christiane Taubira, dont le montant maximum est de 50 euros. Par ailleurs, en termes d’organisation, les sénateurs souhaitent l’application effective d’une très vieille règle qui impose, en principe au préalable de contrôler que la demande n’est manifestement pas infondée avant d’accorder l’aide, disposition jusqu’ici jamais appliquée. Enfin, la commission des lois préconise d’élargir le champ des contrats de protection juridique et d’accompagner cette réforme d’une incitation fiscale. Concernant l’organisation de la Chancellerie, les sénateurs jugent nécessaire d’instaurer une véritable gestion des ressources humaines. Pour lutter contre un turn over excessif (25 % de l’ensemble des magistrats changent de poste chaque année), il est proposé d’encadrer la durée d’occupation d’un poste : 3 ans minimum, 10 ans maximum. Les sénateurs estiment également nécessaire de fixer des critères d’aptitude à la gestion pour les postes de chefs de juridiction et d’organiser par ailleurs des formations dédiées. S’agissant des postes d’administrateurs qui vont être créés, ce seront des cadres de catégorie A placés sous l’autorité de la diarchie, a précisé Philippe Bas conscient que les administrateurs sont perçus par beaucoup de magistrats comme une menace pour leur indépendance dès lors qu’ils sont susceptibles de les priver de la gestion de leurs moyens. Au sein du ministère enfin, deux sujets se détachent. D’abord, il faut que chaque réforme s’accompagne d’une réelle étude d’impact préalable afin d’éviter d’infliger aux juridictions des missions nouvelles sans les moyens y afférents. Ensuite, il faut s’atteler sérieusement à la révolution numérique.
La réforme se répartit en une loi organique (17 articles) pour ce qui concerne la clause « anti-gel » et les questions relatives au statut des magistrats et une loi ordinaire (29 articles) pour tout le reste. Elle n’est pas très éloignée du testament politique rédigé par Jean-Jacques Urvoas à destination de son successeur quand il a quitté la Chancellerie. Elle rejoint par ailleurs les constats opérés par l’inspection des finances dans un rapport de janvier 2017 sur les crédits de fonctionnement de la justice qui pointait à l’époque la désorganisation du ministère. Les propositions du Sénat doivent désormais convaincre le gouvernement et l’Assemblée en vue de mener un travail de coproduction. Il a conscience de bousculer le calendrier du gouvernement en réclamant que la loi de programmation soit présentée dès cette année, mais il le fait en toute connaissance de cause car il juge ledit calendrier trop lent au regard de l’état de l’institution. Pour l’institution judiciaire, c’est maintenant quitte ou double.