Jeanne Rospars-Legrand, première femme secrétaire de la Conférence du barreau de Paris : de la lumière à l’ombre

Publié le 13/02/2025

Née en 1895 et décédée en 1977, Jeanne Rospars-Legrand, de son nom de naissance Yvette-Jeanne Rospars, a prêté serment devant la chambre de la cour d’appel de Paris en 1917. Elle fait partie des premières avocates de l’histoire du barreau de Paris. Quelques années plus tard, en juillet 1922, elle devient la toute première femme secrétaire de la Conférence du barreau. Mariée à un collaborationniste et antisémite notoire, elle tombe dans l’oubli après la Seconde Guerre mondiale.

Jeanne Rospard en 1920

Agence photographique Rol, Paris

Jeanne Rospars est née le 22 janvier 1895 dans le XIVe arrondissement de Paris dans une famille qu’elle qualifie de « modeste ». Elle grandit à Bois-Colombes et y décroche son certificat d’études avant d’intégrer le lycée Racine à Paris. « J’avais une passion pour les mathématiques. J’ai toujours aimé les sciences précises et dans la vie les choses nettes. Aussi, mon baccalauréat passé, j’ai pensé à embrasser la carrière médicale. Mais une de mes camarades, déjà au P.C.N., me dit : « Si vous saviez comme c’est amusant ce que nous faisons ; nous découpons des animaux vivants. » Et je renonçais pour toujours à la physiologie. Pourtant, il y a des moments où j’en ai le regret… », raconte-t-elle dans une interview.

Le 26 juillet 1917, Jeanne Rospars prête serment à 22 ans. Régulièrement, son nom paraît dans les chroniques judiciaires de la presse française, alors que la France est toujours plongée dans l’horreur de la Première Guerre mondiale.

Le procès des dénonciateurs de Laon

En 1919, elle intervient dans l’affaire Thomas, Toqué et Cie, les traitres de « La gazette des Ardennes » », comme le titre le journal La Liberté. D’autres journaux l’appellent « le procès des dénonciateurs de Laon ». Devant le Conseil de guerre réuni à Paris, vingt-cinq personnes sont accusées d’espionnage. Jeanne Rospars est à la défense, aux côtés de 23 autres avocats, dont les plus grands noms du moment, comme Me Campinchi ou encore Me Gaston Gros. Les archives départementales de l’Aisne précisent que « dès le retrait des troupes allemandes, on observe la volonté de châtier ceux qui ont collaboré avec l’occupant. […] La collaboration intellectuelle est également sanctionnée puisque dès la fin 1918, des collaborateurs français du journal rédigé par des Allemands la Gazette des Ardennes sont arrêtés. »

Georges Toqué est accusé d’avoir été chargé, dès septembre 1914, de recruter des informateurs. Émile Thomas, policier d’origine alsacienne, figure parmi les accusés pour avoir livré des Français aux Allemands. Alice Aubert a pour sa part dénoncé deux tirailleurs sénégalais cachés dans la commune d’Anguilcourt-le-Sart. Ces derniers ont été fusillés, en même temps que le maire, son premier adjoint et le garde champêtre de la commune. « Tous ces accusés ont donc donné des informations aux Allemands, aboutissant parfois à des arrestations suivies d’exécutions. Certains nient les faits, d’autres les reconnaissent tête basse, d’autres encore les expliquent  » parce qu’il était difficile de survivre en zone occupée » », poursuit le site des Archives départementales.

Me Rospars plaide pour Maria Pernelle, « en faveur de qui elle a imploré la pitié du Conseil » (L’Ouest-Éclair). « D’une voix chaude, prenante, Mlle Rospars plaide avec le talent d’un parfait juriste et avec son cœur de femme. Elle fut très touchante », écrit Geo London dans Le Journal. Maria Pernelle est condamnée à cinq ans de travaux forcés et la confiscation de ses biens. Six personnes sont acquittées et onze condamnées à mort. Les affaires suivantes s’enchaînent et ne se ressemblent pas. La même année, Jeanne Rospars obtient l’acquittement du danseur de l’Opéra, Albert Aveline, pour usage et trafic de stupéfiants. Elle représente ensuite un fils dont le père ne veut plus qu’il porte son nom, ou encore est partie civile pour une fillette dont la mère a tenté de tuer le père.

« Une grande victoire pour le féminisme »

En juillet 1922, Jeanne Rospars est nommée, après concours, parmi les douze avocats stagiaires qui seront l’année d’après secrétaires de la Conférence du barreau de Paris. C’est la première fois qu’une femme y figure. « Le temps est loin où Mlle Chauvin venait en costume tailleur à la barre de la première chambre de la Cour réclamer son admission au stage, plaider pro toga sua et demander à porter la robe noire et le rabat blanc des avocats. […] La nomination de Mlle Rospars, une jeune et charmante avocate, qui plaide déjà avec succès, est une petite date dans l’histoire du barreau », écrit avec une pointe de sexisme Le Figaro de l’époque. Plusieurs journaux parlent d’ « une révolution dans le palais, dont elle bouleverse une des plus anciennes traditions ». Le Petit Journal s’interroge même : « À quand la bâtonnière ? »

Citée dans le journal Excelsior, elle dit le 13 juillet 1922 : « Je suis entrée ici tout jeune, et ma grande ambition je viens de la réaliser. Je porte peut-être quelques traces de surmenage, mais j’espère qu’elles disparaîtront avec un peu de repos. Ne parlez pas de grande victoire. Le bâtonnier, Me Albert Salle, qui est le gardien de la tradition, m’a encouragée en me disant qu’il n’y avait pas une porte à enfoncer, mais à ouvrir, et j’ai eu pour moi les douze secrétaires de la précédente promotion. Ce sont des jeunes qui jugent des jeunes, et le Conseil de l’ordre, malgré sa juste sévérité, a donné la preuve de sa largeur de vues. Une seule voix contre moi et c’était un nouvel échec. » Elle dit aussi : « Oui, je considère qu’au palais c’est une petite victoire pour les femmes, et j’appartiens à une promotion charmante. M. Poincaré, M. Millerand sont passés par la Conférence. C’est la consécration de l’estime et de la moralité, et l’on est de la Conférence pour la vie. »

Certes sa victoire est féministe, mais elle ne se revendique pas comme telle, bien au contraire. Elle dit même être « antiféministe » (La Croix) et qu’elle est « au Palais, parce qu’il faut que je travaille, tout comme j’aurais pu être modiste ou couturière, ce qui ne m’empêche pas de faire moi-même mes chapeaux et mes robes » (L’Intransigeant). Dans une interview, elle déclare : « Si j’avais une fille, je préférerais la voir dans son foyer, mariée à un brave garçon qui gagnerait sa vie et la sienne, que de la voir dans les couloirs du Palais où la lutte pour la vie est si dure. »

Son mariage à Jean-Charles Legrand

En 1925, Jeanne Rospars épouse Jean-Charles Legrand, avocat à la Cour de Paris qui fait partie de la promotion 1923 des secrétaires de la Conférence du barreau. Il acquiert une certaine notoriété durant le procès du tueur Almazian pour lequel Jeanne l’aide énormément. Mais il est radié en janvier 1938, à la suite d’un conflit qui l’oppose d’abord à un magistrat, puis à l’Ordre des avocats. Entre-temps, il fonde le « Front de la jeunesse pour une France neuve » en novembre 1937, une formation politique ouverte aux jeunes hommes de vingt à quarante ans où il revendique notamment l’instauration d’une « République d’ordre et d’autorité », technocratique et antiparlementaire. Son mouvement se place clairement à l’extrême droite. Il reprend en 1938 le slogan « la France aux Français » dans son journal Le Défi – saisi par la police dès la première année de parution – et est ouvertement antisémite.

Seconde Guerre mondiale et fin de carrière

Il ne fait aucun doute de la participation active de Jean-Charles Legrand au régime de Vichy. Le journal Droit et liberté écrit qu’il se livrait notamment au palais de justice « sous l’Occupation à une propagande hitlérienne, menaçant de la déportation ses confrères suspects de tiédeur à l’égard de l’ordre nouveau ». Pour Jeanne Rospars-Legrand, sa collaboration n’est pas aussi claire. Car même si en mai 1940, elle défend des communistes devant le tribunal militaire de Paris, poursuivis pour infraction au décret de dissolution du Parti communiste, pour la presse de gauche d’après-guerre, il ne fait aucun doute : « Elle seconda son mari dans sa tâche pro-allemande et fit plusieurs voyages pendant l’Occupation dans une voiture offerte par Abetz. » (Gavroche, 1945) À la Libération, Jeanne Rospars passe quelques mois en prison, avant d’être relâchée et de reprendre sa carrière sans trop de difficultés.

En février 1946, elle surprend tout le monde en se levant et en prenant la parole lors du dernier jour du procès de Marcel Bucard, fondateur en 1933 du Mouvement franciste, un parti d’extrême droite antisémite, qu’elle défend pourtant. Le journal Combat écrit : « Des avocats quittent la salle. En termes passionnés, l’avocate développe des arguments inattendus : Me Landowski a eu tort de dire que Bucard était un héros, c’est un traître. Elle évoque la lâcheté dont il a fait preuve, la veille devant ses jeunes partisans. Son confrère essaie en vain de la faire taire. L’avocate insiste sur les crimes dont Bucard est responsable. Mais, dit-elle, il faut pardonner, parce que l’Évangile a dit : « Aimez-vous les uns les autres. » Le journaliste de Combat qualifie ce plaidoyer de « surprenant à plus d’un titre » et conclut : « Vingt minutes après, le Président lit la sentence et le condamne à mort. »

Elle assiste quelques mois plus tard à l’exécution d’un autre de ses clients, Ali Chafi, condamné pour le meurtre d’un homme avec son complice Si Lharbi. « La peine de mort m’est odieuse, déclare-t-elle alors au magazine Qui ? le 8 août 1946. En quoi consiste-t-elle ? Des hommes se lèvent avant l’aube, se restaurent pour rester d’aplomb, partent « en tuer un autre » et reviennent comme s’il ne s’était rien passé. […] Malgré mon écœurement d’assister à une telle cérémonie, je n’avais pas le droit d’abandonner Charfi (sic), à l’heure suprême, du moins à son réveil. Mais mon trouble était immense. »

Jeanne Rospars-Legrand n’a semble-t-il jamais eu d’enfant. Après une fin de carrière dans l’ombre et sans gloire, elle décède le 14 mars 1977 à Plestin-les-Grèves en Bretagne.

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