Journée du 8 mars au barreau de Paris : sur les violences sexuelles, la nécessité « d’innover en justice »

Publié le 12/03/2024
Journée du 8 mars au barreau de Paris : sur les violences sexuelles, la nécessité « d’innover en justice »
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En ce 8 mars, Journée internationale des droits des femmes, le barreau de Paris organisait trois tables rondes sur le viol comme arme de guerre, détruisant les femmes en zone de conflit… Comme dans les pays en paix.

« La justice doit être la garante de la sécurité des femmes ». Par ces mots Pierre Hoffman, bâtonnier de Paris dessinait, dans son propos introductif à une matinée de table ronde sur le viol comme arme de guerre, un monde idéal. En l’état, les violences sexuelles sont encore le lot de tous les conflits, ce qui lui fait également dire que « le droit de la guerre n’est pas pacifié ». Partout, en ex-Yougoslavie, en Ukraine, en République démocratique du Congo, en Israël, les femmes sont ou ont été violées pour détruire. Détruire les corps, les esprits, les familles, les sociétés. Face à ces horreurs qu’on aimerait voir appartenir au passé, le barreau de Paris a voulu réaffirmer son « attachement profond aux libertés fondamentales, à la dignité humaine ». « Vous nous trouverez toujours à vos côtés », a-t-il assuré aux militantes et avocates présentes. Ce qu’il souhaite ? « La victoire de la raison sur la barbarie ». Car le viol n’est pas l’apanage de sociétés lointaines, il est tristement répandu sous toutes les latitudes.

« Le corps des femmes, un enjeu au-delà du temps et des frontières »

Isabelle Rome, ancienne ministre en charge de l’Égalité femmes/hommes, de la Diversité et de l’Égalité des chances, également Première présidente de chambre à la cour d’appel de Versailles, en charge de la coordination du pôle spécialisé sur les violences intrafamiliales, a trouvé ce choix de thématique « symbolique et courageux ». « Le corps des femmes, un enjeu au-delà du temps et des frontières », a-t-elle rappelé, évoquant l’épisode mythologique de l’enlèvement des Sabines dans la fondation de Rome. Un acte de domination, d’humiliation, de soumission, qui peut entrer dans la définition d’un génocide – en entravant les naissances, par exemple – et ce, même si la qualification de « viol génocidaire » n’existe pas encore dans l’arsenal législatif international. Cependant le viol comme arme de guerre est reconnu comme crime de guerre par la justice internationale (Rwanda, ex-Yougoslavie) comportant souvent un phénomène d’ « overkilling », soit un acharnement sur les corps ante ou post-mortem.

Cofondatrice de l’ONG, Stand Speak Rise Up !, la Grande-Duchesse Teresa de Luxembourg a expliqué l’origine de son engagement : une conférence du Dr Mukwege en 2016. Elle prend attache avec lui et veut trouver un moyen de l’aider… En 2018, il reçoit le prix Nobel de la paix. Cela change tout : les banques, les industriels consentent enfin à vouloir l’aider financièrement. En 2019, une conférence internationale sur le sujet est organisée par l’ONG. La plus grande fierté de la Grande-Duchesse ? « Donner la parole aux premières concernées : les victimes ». Elle raconte également que l’événement a permis de lever le voile sur un problème invisible : « les enfants nés des viols, sans statut, sans place, sans reconnaissance ». Chekeba Hachemi, première femme afghane à avoir été diplomate, collaboratrice franco-afghane de Speak Stand Rise up ! et militante féministe, cite ainsi le cas des femmes yezidis, victimes de Daesh, qui sont invitées à revenir chez elles, mais sans leurs enfants… Deux axes sont essentiels pour l’ONG : le plaidoyer, toujours utile pour sensibiliser sur le viol comme arme de guerre, mais également le volet reconstruction économique. Un exemple concret : dans un village du Nord Kivu, l’ONG a pu construire des maisons en dur à la place de huttes, pour éviter les viols sur le champ ouvert de la guérilla. Les femmes de RDC peuvent ainsi se mettre à l’abri lors de passage de groupes armés. Tatiana Mukanire Bandalire, coordinatrice du mouvement national des survivantes des violences sexuelles en RDC et devenue collaboratrice de Speak Stand Rise up !, est une survivante. Violée en 2004 par trois hommes, elle tombe enceinte, perd l’enfant, tombe dans la drogue et la prostitution. Elle erre d’une province à l’autre, « comme si je fuyais ma propre histoire ». Quand elle se retrouve au Nord Kivu, elle constate, anéantie, que des enfants sont également violés.  « Qu’est-ce sinon une volonté de destruction systématique ? », interroge-t-elle. Victime et témoin de violences sexuelles, elle constitue un petit réseau de 5 femmes. Aujourd’hui, elles sont 6 000. En 2019, elle participe à la conférence organisée par Stand Rise Speak up ! « J’avais enfin le droit de parler », raconte-t-elle. Alors quand elle passe de village en village, des femmes la prennent pour modèle. De victime, à actrice du changement, elle estime qu’elle a « le devoir de [m]e battre pour les autres ». Son but ? « Qu’au moins une femme obtienne une réparation en bonne et due forme [elles seraient 1 million de victimes de viol en RDC, NDLR]. Mais parfois nos propres bourreaux sont à la tête des autorités », concède-t-elle. Pour avoir gain de cause, faut-il faire un procès à la justice ? Une chose est sûre. « Quand on a été violée, la douleur est la même ». Partout dans le monde…

Les freins à mieux reconnaître et identifier les violences sexuelles

« Le viol, mal nommé, mal défini, ce grand impuni ». Isabelle Rome a tenu à rappeler le grand tabou autour du viol, et les difficultés qui en découlent pour le faire émerger comme fait social mais aussi juridique ou judiciaire. Il aura fallu attendre 1992, par exemple, pour que le viol conjugal soit reconnu. Au niveau international, si les textes de l’ONU mentionnent le viol comme arme de guerre, cette visibilisation a pris du temps : après les horreurs de la Seconde Guerre mondiale, le procès de Nuremberg ne l’a jamais abordé. Nommer pour faire sortir de l’ombre… Matière mouvante, le sort des femmes à travers le monde est traversé par des vagues successives d’attaques ou de répression. En Iran, en Afghanistan, où « les femmes sont emmurées, enterrées vivantes », quel mot utiliser pour désigner « un régime où les femmes n’ont plus aucun droit car elles sont des femmes ? », demande ainsi la juriste, Céline Bardet, à l’origine de l’ONG, We are not weapons of war, qui aide à faire avancer la justice sur la question du viol comme arme de guerre. Isabelle Rome a martelé l’importance de « nommer », souvent l’innommable, comme l’a également évoqué Michèle Hirsch, avocate au barreau de Bruxelles, experte auprès des Nations unies, du Conseil de l’Europe, du Parlement Belge et de la Communauté française sur les questions de traite des êtres humains et de prostitution. Dépêchée sur place après le génocide des Tutsis pour recueillir des témoignages de victimes, elle confie, sur la question du viol comme arme de guerre, qu’« on ne posait même pas ces questions. Les femmes cherchaient l’endroit où leurs pères, frères, fils, avaient été tués… pour leur donner une sépulture. Mais elles ne parlaient jamais d’elles ». Quand l’avocate regarde rétrospectivement le dossier répressif, elle constate que le viol n’y est tout simplement pas évoqué. Lors du premier procès auquel elle participe, une femme déclara : « J’ai vécu ce dont on ne peut parler ». Il s’agissait du viol. Elle ne l’avait alors pas compris. Au Rwanda, sur le million de victimes, entre 300 000 et 500 000 femmes ont été violées, c’est-à-dire, quasiment toutes. Lors d’un second voyage dans le pays meurtri, une rencontre avec un homme qui déterrait les corps transpercés des femmes, détermine la prise de conscience de Michèle Hirsch. Mais parler, pour une victime, reste si dur… Les risques sont considérables, en premier lieu d’être « rejetée par son entourage », s’est indignée Isabelle Rome. « Arrêtons de demander aux victimes de parler ! », a lancé de son côté Céline Bardet, qu’elles ne subissent pas l’injonction supplémentaire de parler et de parler vite, car « on peut prouver des crimes sexuels sans nécessairement avoir la parole des victimes ». La journaliste Laura-Mai Gaveriaux, envoyée spéciale en Israël après l’attaque du 7 octobre, ne dit pas autre chose. Autrice d’un article dans le Parisien du 26 novembre, qui relate le calvaire d’une femme israélienne, elle glisse qu’il est encore très tôt pour que les autorités israéliennes attendent des femmes israéliennes de parler, évoquant une « énorme pression ». Aujourd’hui, il existe des « allégations de crimes sexuels, certains sont connus, mais on n’en connaît pas encore l’ampleur ni la systématisation », précise Céline Bardet. Elle estime que l’enquête de Lahav 433 (l’équivalent du FBI israélien) a été très mal menée. Ainsi « même le mieux équipé des pays n’a rien compris à ce qui s’est passé », preuve de la difficulté d’enquêter correctement sur les violences sexuelles. « Il n’y a pas de rapports médico-légaux, pas de documents, donc dans ces cas, on procède à l’envers pour reconstituer les faits », précise celle qui est habituée à mener des enquêtes à l’international. Le contexte de désinformation, de propagande rend également le travail de collecte et de vérification des preuves encore dix fois plus compliqué.

La justice au service des femmes : « réparer les vivantes plutôt que d’indemniser les mortes »

La justice pour Céline Bardet, n’est pas que « pénale », c’est aussi établir « des choses établies de manière standard, de manière irréfutable ». Encore en faut-il les moyens, elle qui constate que le viol comme arme de guerre est de plus en plus connu, mais que les moyens financiers ne suivent pas… La justice avance pourtant : Michèle Hirsch, avocate de parties civiles lors d’un procès de génocidaires rwandais, fin décembre 2023, a réussi à démontrer le recours au viol de masse comme une arme des génocidaires. « Le message était « Violez. Tuez ensuite » », résume-t-elle. Car au Rwanda, il ne s’agissait pas d’ « agissements sauvages ou improvisés », mais d’une savante préparation des esprits, d’une propagande fortement liée au genre : les femmes tutsies étaient perçues comme des espionnes, lubriques, « l’ennemi dans l’ennemi ». Et ces viols ne peuvent pas se commettre sans ordre de commandement, sans une « planification opérationnelle », pour reprendre les mots de Laura-Maï Gaveriaux, transposés à la situation israélo-palestinienne. Elle s’est immédiatement posé la question. « C’était le crime parfait », avance-t-elle, où dans les kibbutz attaqués, maisons et corps furent brûlés, détruisant toute trace. Elle aussi évoque « le labourage idéologique » encouragé par le Hamas, la déshumanisation de l’Autre… Mais dans un contexte explosif : un huis clos social, économique, sanitaire se joue dans les territoires occupés depuis des années. Il suffit d’un déclencheur pour « amener la morale d’un homme au bord du précipice ».

Toutes les époques, tous les continents… Céline Bardet a appelé de ses vœux : « il faut une vaste étude sur les violences sexuelles au niveau mondial », afin de questionner les modes opératoires des groupes comme Boko Haram, Daesh, Hamas… et « démonter les mécanismes ».

Au-delà des territoires en conflit, le viol est un fléau social. Au niveau européen, la directive sur les violences faites aux femmes ne contiendra finalement pas de définition européenne du viol, faute de consensus sur la notion de consentement. Pour Laure Heinich, avocate pénaliste, il s’agit d’une fausse polémique : à ses yeux, il faut décrypter les raisons pour lesquelles 80 % des plaintes pour viol sont classées sans suite. Et pour elle, le problème n’est pas du côté de la loi, mais de celui des enquêtes mal ou pas menées. Elle évoque aussi une justice à deux vitesses, entre des personnalités qui bénéficient de moyens et d’une justice réactive, et les femmes inconnues, qui attendent des mois, ne sont pas tenues informées des avancées de leur affaire, etc. Du côté de la cour d’assises, la pénaliste, tour à tour avocate de victimes ou d’auteurs, constate que « l’on ne parle que de consentement », mais que l’on « n’arrive pas à le prouver ». Face à elle, Audrey Darsonville, professeure de droit privé et de sciences criminelles, se montre convaincue qu’ « une réforme législative est nécessaire, même si changer la loi ne va pas changer l’intégralité du traitement des violences sexuelles ». Elle dénonce les propos outranciers du garde des Sceaux, qui s’est inquiété d’une « contractualisation des relations sexuelles ». Elle rappelle que la signature de la Convention d’Istanbul implique pour la France d’intégrer la notion de consentement libre et éclairé. Audrey Darsonville suggère de s’inspirer des voisins européens, comme la Belgique, qui « ne s’est pas transformée en pays qui incarcère les hommes innocents ». Contrainte, surprise, menace ou violence, sont nécessaires pour caractériser un viol, mais sans la notion de consentement, « Quid des femmes sous l’emprise de l’alcool, de drogue  ?», interroge-t-elle. Aussi, l’inscription de cette notion permettrait d’inverser le prisme de l’enquête et de se concentrer sur l’auteur : a-t-il bien demandé un consentement ? Laure Heinich craint que cela ne change rien à l’immatérialité du consentement – à moins qu’il n’en reste une trace écrite.

Les débats étaient présents, mais le consensus général – améliorer le traitement judiciaire des violences sexuelles – a pris le dessus. Pour cette matière spécifique et hautement complexe, il est plus que jamais nécessaire d’innover en justice. « Faire un procès à la justice ? Pourquoi pas. On sait que les violences sexuelles, c’est compliqué, il faut y répondre autrement pour qu’on avance », a lancé Céline Bardet. Une volonté farouche qu’a encouragée Vanessa Bousardo, vice-bâtonnière, dans ses propos conclusifs. À la salle, elle a adressé un mot rassembleur : « Travaillons ensemble, avançons ensemble. Le barreau souhaite s’engager à vos côtés ». Ce jour était pour elle « la première pierre dans cette volonté d’innovation ».

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