La 3e édition du Grenelle du droit annonce une formation qui rapproche les professions du droit

Publié le 19/12/2019

Devenu un rendez-vous incontournable en seulement 3 éditions, le Grenelle du droit a, cette année encore, fait le plein de participants, le 15 novembre 2019. Lors des séances plénières et les ateliers, la question numérique n’était jamais loin, mais elle n’a pas été la seule à être abordée : les évolutions de la profession, la nécessité de s’adapter à la concurrence internationale, tout comme de devenir créateur de droit dans un monde polarisé, le besoin de davantage de liens entre les « professions du droit »… Autant de thématiques qui ont permis de mobiliser autour de propositions fortes.

Dans une société de plus en plus demandeuse de droit, travaillée par des complexités nationales et internationales, le droit doit faire face à une véritable révolution industrielle liée à l’explosion du numérique et s’impose, de fait, comme « un outil d’harmonisation », a lancé Marc Mossé, président de l’AFJE, dans son discours introductif. Dès lors, trois thèmes principaux s’imposent : le droit comme réponse à cette révolution industrielle, les juristes comme producteurs de droit et les conséquences sur l’organisation de la filière, dont la formation.

Afin de rentrer dans le vif du sujet, la question de la dimension entrepreneuriale a été abordée en premier. Quelle dimension économique inhérente à l’exercice de la profession de juristes ? Pas de doute pour Bernard Spitz, président du pôle international et Europe du Medef : « les entreprises sont engagées dans la mondialisation et les règles du jeu, qui doivent être équitables pour tous les acteurs, sont régies par le droit ». Au cœur de ces problématiques, les questions de développement économique et de souveraineté nationale. Dans ce paysage complexe, le numérique change la donne. « Les données des entreprises, les informations juridiques doivent être protégées, raison pour laquelle au Medef, nous soutenons clairement le “legal privilege’’, ce qui permet de rétablir une équité entre les pays comme les nôtres et ceux comme les États-Unis ou la Chine », a-t-il lancé, terminant par une boutade : « Le règlement européen est appliqué par les pays européens. Et le règlement mondial ? Également par les pays européens ! ». La question qu’il a posée a conclu son intervention : « Nous avons été naïfs ou n’avons-nous pas les moyens de nous défendre dans cette compétition asymétrique ? ».

Pour Raphaël Gauvin, député de Saône-et-Loire, à l’origine du rapport sur la protection des entreprises contre les sanctions à portée extraterritoriale, il n’y a pas de doute sur le fait que le « droit est un élément stratégique et le prolongement d’une guerre économique et commerciale, face à la montée en puissance des États-Unis, avec les règles extraterritoriales (questions de corruption et de sanctions) ». Pour les États-Unis, elles sont leur bras armé pour défendre leur économie et soutenir leurs entreprises. En réponse, « l’UE doit mieux s’organiser pour que les entreprises soient mieux défendues, dans un contexte où, nous sommes passés, dans les années 2000, d’un multilatéralisme à, actuellement, un unilatéralisme », décrypte-t-il. « Les entreprises sont confrontées à des conflits. Il faut que l’on donne des moyens législatifs pour se défendre dans la concurrence mondiale, dont la loi de blocage (qui protège les opérateurs européens) ».

Un point de vue que défend également Marie-Aimée Peyron, bâtonnier de Paris, quand elle rappelle que « le droit est un outil stratégique du conseil. L’avocat accompagne ses clients en contribuant à positionner ses clients sur le marché international ».

« Soft law, jurisprudence, compliance, justice prédictive », autant de sujets soulevés par Jean-François de Montgolfier, directeur des affaires civiles et du Sceau. Pour Paul-Louis Netter, président du tribunal de commerce de Paris, une chose est sûre : « la superposition des strates de normes a un effet ‘’anxiogène’’ », avec un empilement « de normes confuses et qui s’empilent et la multiplication des acteurs dans un monde mondialisé », qui brouille les pistes, a détaillé Bertand Spitz. Dans ce paysage complexe, les entreprises sont aussi des émetteurs de normes.

La question du « legal privilege » et de l’avocat d’entreprise

Les différents intervenants semblaient faire consensus sur la question du “legal privilege’’ et la proposition de doter les avis des juristes d’entreprise de la confidentialité par la création d’un statut d’avocat en entreprise faite dans le rapport ». Pour Olivier Cousi, bâtonnier désigné du barreau de Paris, le rapport Gauvain va dans le bon sens, en présentant une analyse claire de la nécessité de protéger les entreprises française dans un environnement géopolitique et économique complexe, notamment avec la reconnaissance de la confidentialité des avis des juristes d’entreprise, première des mesures proposées pour protéger les entreprises françaises contre les lois extraterritoriales. « Le droit comparé montre que dans le monde entier, les avis internes des juristes sont protégés dans le cadre d’un procès civil ou d’une enquête administrative ou judiciaire. Dans l’affaire de la condamnation de la BNP à 10 Mds€ d’amendes pour avoir violé les embargos américains contre Cuba, l’Iran et le Soudan, il est clair que la divulgation des avis internes à l’entreprise aux autorités américaines, ont pesé pour beaucoup dans l’ampleur de cette condamnation », met-il en garde. Avec le “legal privilege’’ et le fait que les « avis juridiques ne soient plus opposables au procureur américain ou au juge d’instruction », certains craignent « qu’on ne puisse plus perquisitionner en entreprise ».

Marie-Aimée Peyron ne semble pas partager ces craintes : « Nos cabinets ne sont pas des sanctuaires ou des coffre-forts. Lors d’une perquisition, la présence du bâtonnier est requise et le juge des libertés et de la détention tranche sur la question du secret professionnel ». Mais dans le cas de la confidentialité des avis des juristes d’entreprise, elle s’oppose à l’idée « d’un petit secret professionnel » à côté « d’un grand secret professionnel. Dans l’idée d’une grande profession du droit, nous nous opposerons à un secret professionnel à deux vitesses ». Raphaël Gauvain ne s’inquiète pas non plus d’un rongement des institutions démocratiques en soulignant que les cabinets d’avocats, et encore plus les entreprises, sont régulièrement perquisitionnés. Pour Marc Mossé, les 17 000 juristes d’entreprise ne vont pas « manger » les 80 000 avocats : mais il faut bien définir les périmètres d’une réforme qui doit être « ambitieuse », si en effet, le statut d’avocat d’entreprise est créé, dans le cas où il « existerait plusieurs strates de confidentialité, comment déterminer ce qui doit rester confidentiel, et pourquoi, dans l’exemple d’échanges de mail ? », interroge-t-il.

Pas supplémentaire vers une grande profession du droit, Stéphanie Fougou, présidente d’honneur de l’AFJE, a pu annoncer avec une grande fierté la création d’une formation commune, « une grande première en France », a-t-elle insisté. Énoncé comme l’un des objectifs du premier Grenelle du droit, c’est désormais chose faite. La première session débutera en janvier 2020 et proposera une formation unique qui s’adresse aux avocats, magistrats et juristes d’entreprise, afin de faire avancer toutes les pratiques du droit. Elle contient trois volets : négociation (négociation commerciale, corporate et judiciaire, enquête (interne, administrative, judiciaire) et gouvernance et RSE (performance extra-financière, pratique des droits de l’Homme, judiciarisation de la RSE).

Grenelle du droit 3

« L’opportunité historique d’être des créateurs de la norme »

Quatre ateliers ont été proposés aux participants. Le premier avait pour thème « la production du droit ». Il en est ressorti que les juristes actuels sont face à la possibilité de jouer un rôle historique dans la fabrique du droit. Les phénomènes progressifs de désétatisation et la déjudiciarisation ont permis un transfert de compétences vers les avocats ou les notaires. Les juristes en ont profité également. Le bon juriste est d’abord un bon généraliste. « Le spécialiste du contracting est mort », a asséné Xavier Hubert, directeur d’Ethics, compliance et privacy chez Engie. Celui qui créé la norme doit être « multilingue » et savoir parler les langues de l’audit, de la finance, des comptables, des nouvelles technologies, du codage… « Si en tant que juriste je les connais, alors je suis capable de m’immiscer dans leurs pratiques, de travailler avec d’autres corps de métiers et non plus être monocentrés mais se tourner vers les ingénieurs, vers l’audit… C’est aussi à lui de fixer des règles : jusqu’où est-il prêt à aller pour qu’une norme s’applique à l’entreprise ? », a demandé Alexandre Menais, vice-président exécutif chez Atos. Ils sont de plus en plus producteurs de normes, a précisé Marc Mossé. Enfin, dans la « guerre des talents », entre grands groupes « désespérés de recruter des talents et des start-ups attractives », le juriste doit développer ses softs skills.

L’atelier « quels moyens ? » a permis d’aborder la question de la formation initiale comme continue. Face à la globalisation des formations anglo-saxonnes, il faut replacer le droit français au centre. « Les entreprises françaises doivent prendre des domaines d’activité où elles excellent (luxe, génie civil) pour englober ces métiers et enseigner un droit vertical. Les chambres de commerce internationales sont également indispensables, et démontrent le dynamisme de la capitale française. Marie-Aimée Peyron a insisté sur le fait qu’il y a plus d’affaires traitées à Paris qu’à Singapour. Un mouvement qu’il faudrait accélérer. Par ailleurs, il serait pertinent de renforcer les structures internationales pour les avocats en France afin d’éviter une fuite des cerveaux vers Londres. Enfin, davantage de professionnalisation du métier (apprentissage ou alternance) serait une bonne chose. Dernier point : accélérer le développement des cliniques du droit.

L’atelier sur le « juriste augmenté » est revenu sur les problématiques liées à l’intelligence artificielle… mais pas seulement. Prochainement, un logiciel sera mis à disposition du public, qui relate toutes les compétences et les besoins nécessaires pour être un bon juriste aujourd’hui. Ce qu’il en ressort, c’est que le juriste doit être un très bon expert, doté d’une bonne capacité de développement (dont ses softs skills, comme, par exemple, s’affirmer comme chef de projet), un bon communicant, et doit avoir une bonne compréhension des autres métiers. Grâce à son accès libre, chacun peut s’auto-évaluer. Désormais, les insignes numériques permettent de reconnaître par les pairs, une compétence ou une aptitude spécifiques. L’essentiel est de commencer par évaluer quelle est sa zone de plus-value dans l’entreprise. Enfin, si le juriste a été éduqué seul, où qu’il soit il a de plus en plus besoin de collectif.

Le dernier atelier portait sur le juriste et l’intérêt commun. Constatation : on a souvent enfermé le juriste dans un rôle de technicien pur, de spécialiste, qui peut-être, l’assèche un peu, alors qu’il est soumis à de nombreuses influences extérieures, sur des questions aussi variées que la RSE, la raison d’être des entreprises, la technologie… pour le juriste, est venu le temps de ne plus « être celui qui dit non, mais celui qui est force de propositions », a souligné Pierre Berlioz, directeur de l’EFB (école française du barreau) en fournissant un cadre sécurisant. Les échanges ont remis au cœur des priorités les besoins de stages comme véritable projet pédagogique, avec possibilité de les rendre obligatoires à certains moments du cursus. Dernière chose : le juriste a vocation à aller vers l’autre d’où l’importance des cliniques du droit et des maisons du droit, voire des bus solidaires du droit.

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