La vérité en droit : concepts amis ou ennemis ?
Le 11 février dernier, l’association de l’école de droit de l’université Panthéon-Assas (Paris 2) organisait un débat passionnant sur la notion de vérité, avec les points de vue de trois acteurs : le philosophe, le juriste, le juge. Un moment pour prendre du recul et constater des points d’achoppement entre droit et vérité, qui ne font pas toujours, paradoxalement, la paire.
« Il n’y a qu’une nécessité, la vérité ; c’est pourquoi il n’y a qu’une force, le droit », Victor Hugo s’est invité comme introducteur de ce débat sur vérité et droit en justice, organisé par l’association de l’école de droit de l’université Panthéon-Assas (Paris 2). Une façon de placer haut la barre des réflexions, qui se poursuivront tout au long de l’année lors de prochains événements, histoire d’affûter jugements et esprit critique.
Si la philosophie et le droit n’ont pas tous les points communs qu’on pourrait imaginer, ils partagent néanmoins un intérêt pour le concept d’« intention, de responsabilité, de volonté, d’identification des actes », a présenté le philosophe Philippe de Lara, également enseignant à l’université Panthéon-Assas (Paris 2). « Le droit et la philosophie se posent les mêmes questions », tout en ajoutant, joliment que « l’énigme de la liberté fait partie de l’humanité : suis-je guidé par une intention, une volonté, des hormones ? ».
« Un fait est une réalité »
Petit rappel philosophique : pour Kant, il n’existe pas de principe unique premier et universel pour toutes les vérités, a rappelé Philippe de Lara. Cela peut nous aider à comprendre les post-vérités assénées à longueur de temps, par le biais des « fake news ou des théories complotistes ».
Les faits sont tous des réalités. « Un rêve aussi est un fait, même s’il n’existe pas dans le monde extérieur », a précisé le philosophe. Un fait est exprimé par une phrase susceptible d’être vraie ou fausse, ce que l’on nomme une « proposition ». Attention à ne pas confondre « vrai » et « faux » et « vérifié » et « vérifiable ». Parfois la vérification s’avère impossible, comme l’affirmation que Dieu existe.
Et de citer Wittgenstein (1889-1951), qui compare la possibilité de l’erreur dans le cas de diverses propositions. Par exemple : quelle distance du soleil par rapport à la terre ? Et « voici ma main ». Dans le premier cas, il est difficile de faire une hypothèse à vérifier ou à infirmer. Dans le second cas, l’hypothèse est susceptible d’être vérifiée. L’erreur n’est même plus pensable sinon nous nous tromperions jusque dans tous nos énoncés : on ne peut pas douter de tout et de n’importe quoi. « Car qui n’est certain d’aucun fait ne peut pas être, par conséquent, certain des mots et il devient impossible de se déterminer sur la véracité d’un fait ».
Ce qui amène à la question – très contemporaine – du relativisme, qui consiste « à affirmer que tous les points de vue se valent, qu’il n’y a pas de faits mais seulement des interprétations », comme l’affirmait déjà Nietzsche.
Le philosophe Cornelius Castoriadis (1922-1997), lui, énonce que « ceux qui estiment que les autres n’ont pas de valeur pensent en revanche que leurs propos ont du sens et de la valeur », ce qui explique la position des complotistes, persuadés d’être dans leur bon droit et d’être seuls détenteurs de la vérité.
Philippe de Lara insiste ainsi sur « le pouvoir de séduction du complotisme », qui « banalise le relativisme ». À l’ère de la post-vérité, « nous pensons comme vrai ce que nous ressentons comme vrai », et « le sentiment se confond avec la véracité ». Les chiffres sont étonnants : selon un récent sondage Ifop pour la Fondation Jean Jaurès et l’observatoire Watch Conspiracy, 10 % des Français pensent que l’attentat de Strasbourg est une « manipulation du gouvernement pour créer l’inquiétude dans la population en plein mouvement des « gilets jaunes » » même si 65 % pensent que c’est bien Cherif Chekatt, un sympathisant de l’État islamique, qui en est à l’origine. Mais, parmi les « Gilets jaunes », seuls 48 % croient à la version officielle et 50 % d’entre eux estiment qu’il existe un « complot sioniste juif mondial ». Le danger de cette post-vérité est de « diffuser un mensonge global qui apporte une vision globale du monde et qui va jusqu’à déstabiliser les pratiques juridiques et l’ensemble de nos croyances », estime Philippe de Lara. Malheureusement, il ne peut que déplorer la faible efficacité du « fact checking » pourtant très en vogue, notamment dans les médias américains et de plus en plus français, pour contrecarrer les contre-vérités avancées par les complotistes.
« La vérité n’est pas toujours bonne à dire »
Si la vérité pose problème au niveau philosophique, elle interroge aussi au niveau juridique. « La preuve n’est pas fiable au civil. On se méfie de certaines preuves », a précisé Laurent Leveneur, enseignant à l’université Panthéon-Assas (Paris 2) et directeur du M2 de droit privé général. Car « toute vérité n’est pas bonne à dire » et le témoignage en tant que tel peut ne pas s’avérer suffisant. « D’où l’exigence d’une autre preuve parfaite, comme un écrit, un acte authentique ». Mais la vérité est aussi cherchée dans les règles de fond et a évolué au fur et à mesure des époques, à l’instar du droit de la filiation et des obligations, qui se basait sur la primauté de la volonté filiale légitime (avec présomption de paternité), laissé au bon vouloir du mari jusqu’en 1804, tandis que la filiation naturelle est exclusivement un acte volontaire, avec la quasi-interdiction de recherche en paternité assurée. « Le XXe siècle a représenté un progrès inexorable », mais a évolué au cours du temps, et avec l’ouverture progressive de la filiation en amont pour la mère d’un enfant légitime sans établissement de la paternité qui correspond à la réalité. « Derrière, il y a la recherche d’un parent véritable ». Seule certitude, « la recherche de la vérité est au cœur de toutes ces actions ».
Puis la vérité biologique a pris le relais de la vérité sociologique. « La possession d’un état n’est pas la vérité, c’est une réunion suffisante de faits qui révèle un lien entre une personne et sa famille. Mais si la vérité biologique dit le contraire, cette vérité survit-elle ? Pour certains, même si la vérité affective doit l’emporter, aux yeux de la loi, ce n’est pas le cas, rappelle Laurent Leveneur. « C’est la position qu’a retenue la jurisprudence dès 1990 ». Il précise qu’« aujourd’hui, la technique permet de lever le voile afin de mieux découvrir la vérité. En cas de litige, c’est bien la vérité biologique qui prendra le dessus ».
Sur l’erreur, comment éviter l’écueil de ne plus avoir aucune sécurité juridique à partir du moment où la valeur du consentement donné est remise en question ? « L’erreur peut être une fausse représentation de la réalité », à l’instar d’un François Pinault qui, pensant acheter une statue de Sesostris III, a réalisé que l’authenticité de l’objet n’était pas prouvée. Il aura fallu six ans pour annuler la vente.
Mais il « arrive qu’une vérité soit inaccessible, elle devient donc présumée par le droit », détaille l’enseignant, mais il n’en reste pas moins que « la chose jugée correspond à une présomption irréfragable de ce qui a été jugé correspondant à la vérité ».
Concernant la filiation, « la vérité ne sera pas la vérité. La règle vise à éviter le scandale et à protéger l’enfant grâce à l’anonymat du donneur dans le cas d’un don de gamète » (auteur du don et enfant dans le cas d’une PMA). « C’est la vérité biologique la plus certaine, mais il n’est pas possible de lever l’identité ».
Vérité ou vérité judiciaire ?
Le témoignage de Catherine Schneider, ancienne présidente de cour d’assises et conseillère à la Cour de cassation, va dans le sens d’une vérité juridique, loin de la vérité absolue. Forte de ses longues années passées à la cour de Douai, elle s’est confrontée au pire des situations humaines : meurtres, incestes… Et son témoignage, criant de vérité – et d’émotions – a laissé transpirer les affres du doute auquel elle a pu être confrontée tout au long de sa carrière, tout comme les jurés qui composaient les jurys. « Le Palais regorge d’allégories de la vérité, toujours une femme, toute nue. Seule la vérité est une femme nue. Elle ne cache rien », a introduit Catherine Schneider. Bien sûr, la réalité est plus complexe, et se heurte à l’exercice de son pouvoir et prérogatives.
« Le concept de « vérité » apparaît plusieurs fois dans le Code de procédure pénale, notamment dans l’expression « manifestation de la vérité » et l’article 310 parle de « découvrir la vérité », sans oublier la prestation de serment qui réitère le principe de dire « toute la vérité » ». Dans cette suite logique, le faux témoignage peut donner lieu à des poursuites pour dénonciations calomnieuses. Tout au long de sa carrière, elle s’est demandé si le « juge devait chercher la vérité ou se contenter de celle qu’on lui apporte ». Et sa réponse est claire : le juge doit chercher la vérité, « c’est une école d’humilité ». Mais la vérité est-elle toujours la vérité judiciaire et inversement ?
Au cœur du procès pénal, il y a l’obligation de « sanctionner un acte délictueux » et le juge, impartial, doit écouter victimes, accusés et ministère public, au sein d’une procédure inquisitoire. Le juge, comme l’historien, doit « reconstituer une histoire et un contexte dans lequel elle s’est déroulée ». « La vérité n’est pas seulement des faits ». C’est une démarche plus complexe. Revenons sur quelques exemples qui permettent de nuancer le propos. D’abord, a souligné Catherine Schneider, la preuve matérielle. « En matière de viol, sans pénétration, comment prouver qu’il y a eu viol ? », a-t-elle demandé. Il faut parfois se « contenter » de traces de spermes, de défloration éventuelle (même s’il existe des hymens « complaisants »). « Le sort de l’accusé dépend de cette vérité ».
Mais ce n’est pas tout. L’intention criminelle compte également dans l’évaluation de cette vérité. Tout au long de sa carrière, Catherine Schneider se rappelle avoir été confrontée à l’affaire « des foulards Hermès », car l’audience était constituée de membres de la classe aisée. Un cambriolage qui tourne mal et un propriétaire aisé qui tire sur un jeune homme… et le tue. « Y avait-il intention criminelle ? », demande Catherine Schneider. « Il faut partir à la recherche d’une histoire complète et non pas seulement collecter des faits », a-t-elle précisé. « Ce que je dis aux jurés, c’est qu’un procès, c’est un puzzle aux 1 000 pièces, et que parmi elles il y a des pièces maîtresses, des pièces manquantes, des pièces effacées ou même gribouillées. L’essentiel est qu’à la fin, malgré tout, le portrait est reconnaissable… ».
Ainsi, « la vérité judiciaire est parfois rassurante mais terrible » car elle dépend de critères humains imperceptibles. Les affaires auxquelles a été confrontée Catherine Schneider ont surpris l’assemblée. Elle a ainsi raconté l’histoire d’un couple qui, devant les difficultés financières insondables dans lesquelles ils étaient jetés, avait décidé de se supprimer ensemble : d’abord le mari tuerait sa femme puis se suiciderait. Finalement, après avoir tiré sur sa femme, il ne s’est pas tué, et pour couronner le tout, sa femme n’est pas morte mais a juste eu les nerfs optiques sectionnés… Il a été acquitté, la « réalité humaine » dépassant tout, et les deux témoignages étant concordants. Mais pour l’élaboration de la vérité, il faut tout prendre en compte, le Code de procédure pénale, mais en prenant en considération « les obstacles liés à la défection des témoins, à la disparition de preuves, perdues ou détruites (…) ou encore à la modification des scènes de crime ».
Du côté des avocats, de la défense ou de l’accusation, ils n’ont pas le droit de mentir, ni « d’affirmer comme vrai ce qui est faux, mais en même temps n’ont pas le droit de trahir la position de leur client ». Comment résoudre ce sophisme ? « L’avocat doit donc convaincre que la vérité de l’accusé est LA vérité », résume Catherine Schneider.
De la même façon n’est pas un « bon » témoin qui veut : bonne ou mauvaise foi, pression, rétractation, oubli de détails cruciaux, peur de faire une erreur… « Aujourd’hui les enquêteurs sont considérés comme des témoins. Mais dans le cadre de l’affaire du petit Grégory, tout le monde a touché à la scène de crime à l’époque », ce qui ne serait plus possible aujourd’hui.
Les preuves qui ont manqué, comme l’ADN, incomplet pour être identifié, sont de différentes nature : pathologiques, génétiques, morpho-analytiques, olfactométriques, de géolocalisation ou téléphonique… « S’en remettre aux experts, est-ce une perte de pouvoir pour le juge ? », interroge Catherine Schneider. Non. « Quand il n’existe pas de preuves scientifiques, on en revient aux preuves traditionnelles » !
La question de l’intime conviction
Plus dure est la décision quand elle relève de l’intime conviction. Le Code de procédure pénale évoque à deux reprises ce concept essentiel, sur la base « d’arguments apportés et contradictoires », précise encore Catherine Schneider. La question fondamentale est : « L’accusé dit-il la vérité ? ». Contrairement au droit anglo-saxon, il ne prête pas serment. « Cela signifie-t-il qu’il a le droit de mentir ou de ne pas dire la vérité à tout le moins ? », interroge à juste titre la juge. Bien entendu, on peut entendre qu’il « ait peur des années de prison », mais il peut « aussi être incapable de dire ce qui s’est passé, il peut y avoir la honte liée à un infanticide ou un inceste… ». Concernant l’aveu, il faut déterminer « dans quelles circonstances ces aveux ont été obtenus, par la police, le juge, ont-ils été induits, spontanés, réitérés, viendraient-ils corroborer des éléments du dossier ? »? Cela compte énormément dans l’établissement de cette fameuse vérité. Et de citer l’expérience qu’elle a vécue face à ce qui semblait un fait établi. Celui d’une vieille femme qui avait lié des liens avec un jeune marginal. Un jour elle est retrouvée étranglée, il sort de chez elle l’air hagard mais jure qu’il l’a quittée vivante. À son procès, quand Catherine Schneider demande « Reconnaissez-vous les faits qui vous sont reprochés », il répond « oui », à la surprise de son avocat. Suspension de séance. Mais quand on lui repose la question, il maintient. Et reconnaît l’avoir étranglée avec un torchon… dont la description exacte correspond à un torchon laissé sur la scène de crime et que la juge se remémore en photo une nuit de travail où elle n’arrive pas à dormir, ressassant sans cesse les déclarations contradictoires du jeune homme. Finalement devant ces éléments, sa culpabilité ne fait plus doute. La vérité a rencontré l’intime conviction. Pourtant, Catherine Schneider rappelle que « le moindre doute profite à l’accusé », et que le doute raisonnable balaie la vérité absolue en vérité judiciaire. Avec toute la force, mais aussi les fragilités de ce qualificatif…