« Le pronostic vital de notre justice reste engagé »

Publié le 21/02/2017

Lors de l’assemblée générale de la Conférence des bâtonniers qui s’est déroulée le 27 janvier dernier, le président, Yves Mahiu, a estimé que malgré les efforts accomplis par le ministre, présent à l’assemblée générale, la justice demeurait dans un état critique…

S’il fallait encore se convaincre que la justice va mal, il suffirait de relire les discours des présidents de la Conférence des bâtonniers prononcés lors des assemblées générales depuis une quinzaine d’années. On découvrirait que les mêmes thèmes y sont abordés : budgets de la justice, aide juridictionnelle, et l’on songerait que décidément, en matière judiciaire en France, rien – jamais – ne s’améliore. Seuls quelques sujets d’actualité éphémères et le style des orateurs varient.

Pour l’édition 2017 de la traditionnelle assemblée générale du dernier vendredi du mois de janvier, il faut néanmoins avouer un léger changement. C’est que Jean-Jacques Urvoas a décidé, dès sa prise de fonctions le 27 janvier 2016, de mettre des mots sur les maux de la justice et de s’attaquer au problème, en dépit de la contrainte budgétaire liée aux conséquences de la crise et de l’importance colossale du chantier. Avec un certain succès, a admis le président de la Conférence des bâtonniers Yves Mahiu au début de son discours : « Vos résultats sont significatifs : + 4,3 % d’augmentation du budget par rapport à 2016, soit la hausse la plus forte depuis le début de la législature, 1 354 magistrats de plus que durant la législature précédente sont passés par Bordeaux, 5 512 nouveaux fonctionnaires des greffes ont été formés à Dijon, contre 3 880 durant la précédente législature ».

Gare à la tentation de la déjudiciarisation

Mais d’autres chiffres, également cités par Yves Mahiu, rappellent la gravité de la situation. Le budget public annuel alloué au système judiciaire en pourcentage du PIB par habitant place la France au 37e rang, après la Géorgie. La somme consacrée au système judiciaire par habitant s’élève à 64 €, quand le montant de la redevance audiovisuelle est de 136 € par habitant. Le nombre de juges professionnels pour 100 000 habitants en Europe est de 20,92 en moyenne alors qu’il est, en France, de 10,7. Et le président de conclure : « Le pronostic vital de notre justice reste donc engagé ». Pour Yves Mahiu, il faut se méfier de la tentation de la déjudiciarisation qui s’exprime dans de nombreux domaines et, récemment, dans le projet de sélectionner les pourvois en cassation. De même, il invite à « abandonner cette politique néfaste de réduction du nombre de juridictions : – 5,4 % sur la période qui va de 2010 à 2014, sauf à considérer que supprimer les tribunaux rapproche le citoyen du juge, ce qui est pour le moins baroque ». L’autre danger réside, à ses yeux, dans la justice prédictive. Certes, convient-il, la maîtrise du risque juridique favorisera peut-être le recours à la négociation, mais « l’apport des nouvelles technologies permettant de moderniser le fonctionnement et l’organisation des systèmes judiciaires n’autorise pas la facilité de penser que l’outil informatique, incontournable certes, serait le facteur-clé permettant d’améliorer la performance du système judiciaire, quand l’humain doit rester au cœur de la réponse judiciaire ».

Le deuxième sujet qui s’invite à l’assemblée générale de la Conférence des bâtonniers chaque année depuis un temps déraisonnable, c’est bien entendu l’aide juridictionnelle. Certes, Jean-Jacques Urvoas a poursuivi avec les avocats les discussions amorcées par Christiane Taubira sur la revalorisation de l’unité de valeur (UV) qui sert de base de calcul à l’indemnisation des avocats. Celle-ci a été relevée à 32 €, mais elle doit être mise en perspective avec la révision du barème, souligne Yves Mahiu : « Je n’entrerai pas dans le détail des chiffres : ils sont connus et font honte. Ce que l’on concède de la main droite est repris de la main gauche ». Et d’ajouter : « Vous proclamez que les avocats sont des entrepreneurs : (…) un entrepreneur ne travaille pas à perte : s’il le fait, il manque aux devoirs qu’il a envers ceux qu’il fait vivre, ses salariés, sa famille. Vous nous contraignez à travailler à perte ».

Germe de division entre avocats et magistrats

Au chapitre des sujets d’actualité venant s’ajouter à ces deux questions récurrentes, figure cette année la tension entre magistrats et avocats qui s’est exacerbée avec la publication en juin 2016 d’un rapport de la Chancellerie sur la protection des magistrats. Le document dénonce les pressions des avocats, voire les menaces, sur les juges. En réalité, il est inspiré de la situation très spécifique du Sud-Est où l’on constate en effet une tension anormale. L’erreur du ministère a consisté à stigmatiser l’ensemble des avocats sur la base d’une seule région, mais pas seulement, aux yeux d’Yves Mahiu. « Répandre un germe de division entre magistrats et avocats, néfaste en un temps où le citoyen se défie de la justice et tandis que de nombreux avocats sont également victimes d’intimidations, verbales voire physiques, sans même rechercher les causes des tensions actuelles, était inacceptable », a souligné Yves Mahiu. Il s’est déclaré favorable à la proposition émise par le premier président de la Cour de cassation, Bertrand Louvel, lors de la rentrée solennelle de la Cour qui a invité magistrats et avocats à travailler ensemble sur leur déontologie commune dans leurs rapports mutuels : « Nous adhérons à cette proposition, puisqu’il s’agit de débattre, que nous aimons le contradictoire et que surtout nous sommes conscients avec le président Bertrand Louvel qu’il en est de la tenue de notre justice et de l’image qu’elle diffuse auprès de nos concitoyens ». Enfin, sur l’unité de la profession, sa gouvernance ou encore la réforme de la carte judiciaire, le président Yves Mahiu a rappelé son attachement aux ordres. « L’enjeu est clairement identitaire : c’est au sein des ordres que les avocats, au-delà de l’impératif déontologique, partagent une culture commune, des références communes qui transcendent les disparités de croyances, d’opinions, de milieux social, et auxquelles ils adhèrent, fiers d’appartenir à une communauté d’hommes et de femmes libres et indépendants ».

Parler d’une voix et non plus de trois

L’intervention du ministre de la Justice, traditionnelle à cette assemblée générale, est toujours un exercice à haut risque. La Conférence des bâtonniers est turbulente et n’hésite jamais à manifester bruyamment ses désaccords. À propos de son sujet fétiche que constituent les moyens, le ministre a annoncé avoir convaincu le Premier ministre de « dégeler » de la réserve de précaution, une partie des crédits destinés aux juridictions, soit 40,5 millions mis à disposition immédiate des chefs de cour et de juridictions. En clair, il s’agit de poursuivre l’effort pour que les juridictions puissent tout simplement régler leurs fournisseurs dans des délais acceptables, autrement dit à un mois et non quatre. À plus long terme, le ministre estime qu’il faudra augmenter d’un milliard le budget de la justice (donc le porter à 8 milliards d’euros) pour qu’il atteigne un niveau acceptable. Un tel discours ne peut que susciter l’approbation chez des bâtonniers très au fait des difficultés de leur juridiction. Mais le bon fonctionnement des juridictions, aux yeux du ministre, n’est pas seulement affaire de crédits. Il faut aussi travailler sur l’organisation. Sujet qui lui a permis de dire à la profession qu’il était temps qu’elle cesse de parler à trois voix (le CNB, le barreau de Paris, la Conférence des bâtonniers). « Si la composition ou l’organisation du CNB ne vous paraissent pas assurer une représentation correcte de la diversité de la profession, il vous appartient de proposer une réforme de la gouvernance. Mais, au cours de cette année, aucune proposition en ce sens ne m’est parvenue. Dès lors, dans votre intérêt et dans celui de vos confrères, je crois que vous devriez chercher les moyens d’unifier votre expression publique. Vous n’en serez que plus entendus ! Cette dissonance complique l’avancée de certains chantiers, voire empêche de les mener à bien. Par exemple, nous aurions pu aller plus loin sur la réforme de l’aide juridictionnelle, si les dissensions de la profession concernant la manière d’aborder le sujet n’avaient pas freiné l’organisation des discussions ». Le ministre a également abordé la question de l’acte d’avocat. En l’état, il ne peut être doté de la force exécutoire, car son auteur n’est pas officier public et ministériel, a-t-il indiqué. « Ce n’est pas une question de compétence, c’est une question de statut. Conférer la force exécutoire suppose d’avoir reçu une parcelle d’autorité publique. Et seuls les officiers publics et ministériels en sont dotés, avec les conséquences qui y sont attachées : l’officier est placé sous le contrôle du parquet. Son obligation de conseil est due à l’ensemble des parties, et non de son seul client, ce qui justifie que sa responsabilité professionnelle ne soit pas contractuelle. Ses prestations sont tarifées. Vous êtes, vous, des professionnels libéraux ».

S’agissant du dossier délicat de l’aide juridictionnelle, Jean-Jacques Urvoas a dressé le constat d’une nécessaire réforme : « Nul n’ignore que le chiffre d’affaires d’un certain nombre de vos confrères dépend pour une part notable de l’aide juridictionnelle. Cette situation de fait bouleverse profondément le système, puisqu’elle transforme ce qui n’était qu’un dédommagement en une véritable rémunération. Or, ce n’est nullement l’objet de l’aide juridictionnelle ! Mais les faits sont têtus et imposent que le système de l’aide juridictionnelle soit repensé ». Reste à savoir comment. Lorsqu’il a évoqué l’idée que des élèves-avocats pourraient assurer la préparation du dossier, tandis qu’un avocat plaiderait, il a déclenché une bronca. « Quel avocat engagera sa responsabilité sur un dossier préparé par un élève ! », s’est indigné un bâtonnier. La création de structures dédiées répondant à des appels d’offre pour des marchés d’aide juridictionnelle ne plaît pas davantage à la profession pour une question évidente d’indépendance. Nouvelle bronca. En revanche, l’idée de faire de la rémunération, par définition non réglée par le client, une charge déductible a été mieux accueillie. Et le ministre de conclure sur sa vision d’un avocat appelé à devenir stratège, négociateur, plutôt que plaidant : « La mission de l’avocat dépasse ainsi, très largement, la sphère contentieuse qu’elle doit d’ailleurs le plus souvent viser à éviter, en prévenant ou en résolvant de façon négociée les différends ». Autrement dit déjudiciariser, ce que précisément les avocats ne jugent pas souhaitable.

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