Leila Minano : « La Justicière »
Reporter indépendante, Leila Minano parcourt le monde depuis dix ans. Avant d’embrasser cette carrière de globe-trotteuse, la journaliste a commencé par faire des études de droit à l’université de Nanterre. Pour les Petites Affiches, elle revient sur son parcours en ligne brisée, qui tend à confirmer le traditionnel adage selon lequel « le droit mène à tout ».
Elle débarque en longue jupe noire à fleurs au café d’à côté de chez elle avec, sous le bras, une pile de dossiers et les épreuves de son prochain livre. Cheveux au vent, gouaille parfois fort peu châtiée, Leila Minano n’a pas exactement la présentation policée d’une juriste. Elle parle avec l’animation des passionnées. Sa vie semble une suite d’interviews rocambolesques et d’anecdotes de terrains lointains qu’elle raconte entre deux cigarettes. Leila a sillonné le monde d’Haïti aux printemps arabes, de la Thaïlande au Pérou, en passant par la Norvège, la Finlande, la Syrie… Avant de barouder à la recherche de la bonne histoire, c’est à Nanterre, où elle a grandi, que tout a commencé.
Elle connaît le jeu de l’interview par cœur et, bonne camarade, ne se fait pas prier pour dérouler le fil de sa vie, depuis le lycée à Nanterre, dans « une bonne vieille zep des familles ». Le bac en poche, elle ne sait pas trop quoi faire. La faculté de droit vient démarcher dans sa classe, pour proposer aux lycéens un nouveau cursus de « langue étrangère et droit ». De père péruvien, Leila est parfaitement bilingue en espagnol. Elle écoute sa mère, qui, bien avisée, l’encourage à s’inscrire en droit pour se garder « toutes les portes ouvertes ». Avec le recul, l’argument lui semble valable. « En droit tu fais des plans du soir au matin. Tu apprends à construire ta pensée, poser une hypothèse, dérouler une argumentation », explique-t-elle. Un acquis précieux pour la journaliste d’investigation qu’elle est aujourd’hui. « Quand je travaille sur les violences sexuelles, toute la culture juridique m’aide énormément. Savoir comment fonctionne un tribunal, lire un arrêt, pouvoir parler le même langage qu’un juge ou qu’un avocat : tout cela est précieux pour un journaliste d’investigation ».
Mais à dix huit ans, l’arrivée, un peu par hasard, sur les bancs de la faculté de Nanterre, « un endroit particulier », est loin d’être une évidence. « Élève moyenne, plus intéressée par le militantisme que par les études », elle ne se sent pas à sa place dans « la fac de Nicolas Sarkozy ». « Ma première impression, ça a été que je m’étais plantée. Je n’étais pas à armes égales avec ceux qui venaient de banlieues select ». Surtout, Leila bouillonne intérieurement. « Je ne voyais pas d’applications concrètes à ce que l’on apprenait. Lors de notre premier cours d’introduction au droit civil, le prof nous avait dit : « Vous n’êtes pas là pour réfléchir, mais pour apprendre » ! Pour celle pour qui le militantisme est un héritage familiale, c’est un choc. « Ma mère était volontaire pour Emmaüs en Amérique latine, mon père, Péruvien, était un prof de philosophie d’extrême gauche », avance-t-elle pour expliquer à quel point l’ambiance studieuse et feutrée des amphis était pour elle contre-nature. « Il m’a fallu du temps pour comprendre que, pour réfléchir comme un juriste, il faut d’abord des clés », analyse-t-elle aujourd’hui.
Pour trouver des applications aux connaissances juridiques qu’elle acquiert, l’étudiante se fait élire au conseil d’administration de l’université, défend les droits des étudiants sans papiers. « Il suffit d’être bachelier pour être inscrit à la fac. C’est cela qui fonde l’université. On peut invoquer ce droit supérieur devant le doyen », explicite la journaliste. Leila rejoint également le courant d’extrême gauche de l’UNEF, et les associations de gauche d’une université, qui, selon elle, « porte l’histoire de mai 68 ». Avec les étudiants de lettres et de sciences humaines, « ses amis gauchistes », comme elle les appelle, elle milite contre la guerre en Afghanistan, puis contre la réforme du LMD et celle du CPE. Peu à peu, elle trouve sa place à Nanterre à l’écart des amphis de droit. « La fac comptait tous les partis, de la gauche à l’extrême gauche, et tout un tas de groupuscules. C’est devenu mon terrain de jeux ».
En arrivant en maîtrise de droit international public, elle se réconcilie avec la matière juridique. « Je découvre le droit des conflits, le droit humanitaire », se souvient-elle. « C’est mon premier contact avec les conflits, et cela me passionne tout de suite. On étudie les arrêts du TPI pour le Rwanda, l’ex-Yougoslavie. Je réalise que le droit peut permettre de rendre justice aux victimes de la guerre, que les criminels peuvent être condamnés ». Elle explique qu’elle n’a à la fois « aucune illusion et toutes les illusions du monde dans la justice ».
À l’heure de chercher un métier, Leila se tourne un peu par hasard vers le journalisme. « Je n’avais jamais ouvert un journal de ma vie, j’en avais juste ras-le-bol du droit », précise-t-elle. « Ma seule certitude était que je voulais faire un métier d’aventure ». En sortant d’école, alors qu’elle rêve de grand reportage, son premier CDD pour Sud-Ouest à Périgueux la fait déchanter, et, dit-elle, « somatiser ». « Je ne pouvais quand même pas perdre toutes mes illusions en deux mois ! », résume-t-elle aujourd’hui. À l’issue de son contrat d’été, elle propose à la photographe du quotidien régional de la suivre au Mexique pour couvrir le siège d’Oaxaca, ville où les habitants chassent les militaires pour créer une ville autogérée. « J’étais à ma place dans cette ville tenue par des rebelles en armes, avec des bibliothèques et des cantines autogérées », raconte-t-elle aujourd’hui.
Ce reportage sera le premier d’une longue série. En 2007, elle fonde avec une poignée de copains journalistes le collectif Youpress. Un repère de rêveurs, qui, en pleine crise de la presse, a décidé de porter haut les valeurs du reportage quitte à les réaliser avec les moyens du bord, en érigeant le couchsurfing, le covoiturage et la démerde en moyens de production réguliers. Jeune journaliste quand émergent les printemps arabe, Leila couvre la chute de Tripoli en Lybie, les manifestations de la place Tahrir au Caire, les débuts de la révolution syrienne. Après s’être fait très peur en Syrie et avoir perdu des amis sur les lignes de front, elle a fini par s’éloigner des terrains de guerre. Mais pas du journalisme de combat. Avec les années, elle se tourne de plus en plus vers l’investigation. « J’ai la curiosité des journalistes d’investigation. Quand je m’attaque à un sujet, il faut que je sache. Et je sais argumenter. Là, la rigueur du droit me sert », estime-t-elle.
Elle dit aussi qu’elle choisit désormais ses combats. Au vu de ses derniers travaux, le sujet qui la mobilise le plus désormais est celui des violences sexuelles. L’an dernier, elle a révélé, avec sa conseur et amie Cécile Andrezjewski, que le régime de Bachar el Assad avait utilisé le viol sur des enfants pour briser la rébellion syrienne. Ce travail, mené dans le cadre d’une enquête collective sur le viol comme arme de guerre, sera publié dans le livre Impunité zéro parue le 4 octobre dernier aux éditions Autrement. Sa plus grande satisfaction professionnelle reste à ce jour le succès de son livre La guerre invisible, co-écrit en 2014 avec la journaliste Julia Pascual, sur le harcèlement sexuel subi par les femmes de l’armée française. « Les victimes dont nous avions recueilli le témoignage ont été reçues par le ministre de la Défense, Jean-Yves Le Drian, c’était ouf ! », se remémore-t-elle incrédule. « Le sens de notre métier, c’est d’arriver à ça. Là, tu peux rentrer chez toi et dormir », dit-elle. L’étudiante qui n’aimait pas le droit peut aujourd’hui se targuer d’avoir fait évoluer la loi. Elle assure que c’est, à ce jour, « sa plus belle victoire ».