Les huissiers de justice en route pour la disruption

Publié le 02/01/2018

Résolution des litiges en ligne, identité numérique, nouveaux business en perspective, la disruption était le maître-mot du forum des 33e journées de Paris des huissiers de justice. Les 14 et 15 décembre derniers, les huissiers de la Chambre nationale des huissiers de justice, se réunissaient pour aborder de nombreuses thématiques les concernant au premier plan.

Ce jeudi 14 décembre, l’ambiance des 33e journées des huissiers de justice, qui se tenaient dans les très chics salons de l’hôtel Westin à Paris, faisait penser à celle d’une conférence TEDx (conférences venues des États-Unis qui donnent la parole à des personnalités inspirantes, NDLA). Résolument placée sous le signe de la modernité, les fauteuils n’étaient pas assez nombreux pour accueillir tous les participants du forum 2017 des huissiers de France. Le président de la Chambre nationale des huissiers de justice, Patrick Soninno, était, comme dans les célèbres causeries, doté d’une oreillette, arpentant la scène avec aisance, loin des traditionnels pupitres d’intervention des colloques du XXe siècle. Derrière lui, un écran géant, et en guise de présentatrice de l’événement, un avatar en 3D, féminin, blonde, qui introduisait les différents chapitres. C’est dans cette atmosphère de presque science-fiction que le président a clairement énoncé la couleur de cette édition. Entre « la numérisation de la justice », « le contexte de numérisation de l’économie » toute entière, la « concurrence accrue », il a mis l’accent sur la nécessité de « dessiner l’avenir, de se réinventer », bref de s’adapter au « mouvement de fond » qu’est la disruption.

Dans le domaine du business, la « disruption » consiste à mettre à plat les vieilles recettes pour en trouver de nouvelles, autrement dit, de faire intervenir une stratégie d’innovation de rupture, afin de faire émerger de nouvelles options. Et les huissiers, eux aussi, sont touchés par la disruption. Guy Mamou-Mani, co-président du groupe Open, a été formel. Invité à s’exprimer lors de la conférence, l’entrepreneur a déclaré : « Tous les secteurs, toutes les entreprises, tous les métiers sont concernés. Si vous huissiers ne vous transformez pas, vous disparaîtrez. Et si vous pensez que vous êtes protégés, vous serez balayés ». Des propos qui ne se voulaient pas pessimistes, mais réalistes. « La transformation numérique est un tsunami, alors, pourquoi ne pas surfer sur ce tsunami ? », a-t-il demandé. Même des acteurs « traditionnels » de l’économie, ont compris leur intérêt. Prenez Michelin : « Cet industriel historique français se porte bien, se développe, vend bien à l’étranger. Mais ils ont intégré que leurs clients sont en train de changer, ont même racheté des start-ups. Ils ont développé le fait de vendre désormais le pneu au kilomètre au client final (et non plus de passer par un garagiste). En somme, ils ne vendent plus un service, mais un usage. C’est révolutionnaire » ! C’est sans doute ce changement de paradigme qu’il faut retenir.

La transformation numérique : un défi plus humain que technologique

Pour ce faire, la blockchain, le big data, l’intelligence artificielle (IA) forment des technologies assez mûres, et doivent être intégrées aux métiers liés au droit et à la justice. « La transformation numérique n’est plus un défi technologique, mais un défi humain », a ajouté Guy Mamou-Mani. Elle implique un changement complet de civilisation. Alors, comment accompagner ce changement, devenu inévitable ? La figure du patron, la pyramide hiérarchique, autant de concepts, qui, dans une économie numérisée, n’auront plus leur place. « Nous allons vers des entreprises qui vont s’aplanir, tout deviendra plate-forme, avec une organisation qui permettra un accès à des services complètement dématérialisés, complètement horizontale ». Pour faire tabula rasa, l’exemple du Kenya est surprenant : il est le premier pays du monde en termes de banques en ligne. L’un de ses secrets : être parti de « rien ». Les enjeux seront donc plus complexes dans des systèmes déjà solidement organisés comme en France. « La Société Générale avec ses 200 000 employés ne peut pas dire du jour au lendemain qu’ils ferment leurs guichets ! ». Mais le Kenya a pu saisir l’opportunité du « tout à construire ». Ainsi, « nous devons garder nos acquis tout en opérant cette transformation », a déclaré Guy Mamou-Mani. Tout un programme…

Bien identifier les freins

Arnaud Métral est ensuite arrivé sur scène. Le discours du responsable de la plate-forme Webedia (groupe de contenu web qui comporte Allo Ciné, notamment) s’est inscrit dans la continuité du discours de Guy Mamou-Mani. La transformation numérique touche « tous les secteurs d’activité, même les secteurs les plus réglementés comme les vôtres ». Il prend comme exemple le sien. « En 2008, on n’existait pas. Aujourd’hui, on a 300 millions d’euros de chiffre d’affaires ». Comment est-ce possible ? L’absence de barrière à l’entrée, dans un secteur où tout est à construire donne même « une prime au dernier entrant ».

« Avez-vous remarqué comme votre patience a considérablement diminué depuis le changement que l’on a au temps ? », a-t-il demandé au public. En effet, au moindre bug, l’internaute quitte la page. « Le jour où Amazon a lancé l’achat en un clic, ses ventes ont augmenté de 65 % » ! Les façons de souscrire une assurance ont évolué également : aujourd’hui, fini le café avec l’assureur ! C’est sur le Net, en comparant les offres, que l’internaute fait son choix, et une fois décidé, tout doit aller très vite. Quitte à rogner un peu sur la qualité de service contre des services complémentaires. « Skype n’a pas attendu la même qualité de service téléphonique filaire pour se lancer », a-t-il précisé. Ce qui n’a pas empêché la start-up de devenir un géant. Attention, donc, aux produits numériques qui s’affichent comme parfaits.

Pour faire la différence dans ce milieu très concurrentiel, mieux vaut comprendre le concept de « linéaire infini ». Terminée la boutique avec pignon sur rue. La question n’est plus : « Quand les clients vont-ils arriver ? Mais si, et comment vont-ils arriver ? ». Penser au référencement naturel qui doit se faire parallèlement au lancement du produit, pas après.

Selon Arnaud Métral, les freins à lever viennent des peurs suscitées par le numérique. Croire que cela va phagocyter son business, penser que l’innovation digitale est la « simple » digitalisation d’un service, estimer à tort que l’innovation est technologique quand elle résulte aussi de la culture d’entreprise, ou encore garder en tête que cette transformation numérique dépend de la capacité des décideurs (Steve Jobs ne choisissait-il pas jusqu’à la couleur des touches des Iphone ?). Pour réussir, Arnaud Métral est clair : « Il faut accepter que cela aille vite, sans y opposer de résistance ».

Les huissiers dans tout cela ?

C’est en citant Alice au Pays des Merveilles, de Lewis Carroll, que Cyril Murié, directeur de l’innovation et de la stratégie à la Chambre nationale des huissiers de justice (CNHJ) et DG de Syllex, un accélérateur au service du développement des legal et reg tech (voire plus bas, NDLA), a débuté son intervention. « Alice demande à la Reine Rouge pourquoi elle court, et que le paysage ne change pas. Et cette dernière de répondre : ici, il faut courir pour rester à la même place »! Aux yeux de Cyril Murié, pas de doute, les huissiers ont commencé à courir afin de garder cette place qui est la leur, comme dans le paradoxe de la Reine Rouge. Mais quelle est-elle ? « La même place, c’est-à-dire rester un professionnel de la résolution des litiges », a-t-il insisté. Sa démonstration a ensuite directement abouti à la place des nouvelles technologies dans son domaine. « Il y avait une place pour les locations à 10 euros. Air B&B l’a fait. Il y avait une place pour des transports à quelques euros. Uber l’a fait. De même, pour la pub, Google s’en est emparé. Et pour résoudre des litiges entre 500 et 4 000 euros ? Nous pouvons le faire. Aujourd’hui, les gens n’y vont pas : c’est trop long, trop coûteux. La place à prendre est là », a-t-il estimé. « Mais on ne peut pas dévaluer la profession ».

À toutes les étapes du règlement de litiges, Cyril Munié a une solution numérique à proposer. À la phase « collecte de preuves », correspond la société Mailicys, qui permet, en mettant un huissier en copie, de créer la preuve. Pour une dépose de propriété intellectuelle, Filecys est là. Pour les preuves de procès-verbal ou un état des lieux, il existe Constatys : « On travaille pour que le papier digitalisé conserve sa valeur juridique ». Enfin, sur la résolution de conflits, Medicys : qui permet de déposer une plainte en ligne, simplement. Sans oublier Alertcys (voir plus bas), qui concerne les lanceurs d’alerte en entreprises (PME). Pour aplanir les « frottements » liés à l’identité numérique, Cyril Murié a également pensé à créer Idecys.io afin de récupérer plus facilement son identité numérique. Bien sûr, il faut un modèle économique rentable, ne pas fonctionner comme une start-up avec des levées de fonds, mais penser de façon durable. Selon Cyril Murié, « la blockchain est ce qui nous permettra d’être rentable dès lors que les litiges sont de 50 euros ».

Pour valider ses propos, l’intervention de Karim Benyekhlef, professeur titulaire de la faculté de droit de l’université de Montréal, et directeur du Laboratoire de Cyberjustice, confirme que l’Online Dispute Resolution (ODR) (qui vise à la résolution des litiges sans que les parties soient présentes lors des réunions, NDLR) a clairement fait ses preuves dans le système judiciaire canadien, notamment pour les affaires de basse intensité (consommation, assurance, copropriété, litiges fiscaux, infraction au Code de la route…) et où les problèmes juridiques sont peu importants. Depuis son application, les dossiers traités à l’amiable se font en moyenne en 29 jours (c’est-à-dire en 12 fois moins de temps, et coûtent 12 fois moins cher), pour un taux de satisfaction des plaignants de 90 %. « La réduction des tâches répétitives doit permettre de renforcer les activités à haute valeur ajoutée », estime l’avocat. Ainsi, l’ODR est en train de « se trouver une place non négligeable dans l’écosystème judiciaire ».

Quid de la médiation ?

« La médiation en France est encore largement inusitée dans le paysage judiciaire français, alors qu’elle est beaucoup plus utilisée au Canada ou aux États-Unis », a expliqué Valentin Callipel, avocat et chargé de mission (qui collabore avec Medicys). En France, « où notre système a privilégié l’adversialité face à la concorde », les chiffres disent le contraire : 97 % des citoyens préfèreraient une solution négociée qui ne passe pas par un juge, et 84 % des entreprises sont satisfaites par la médiation, qui a recours à des « procédures souples et confidentielles, ce qui est compatible avec la vie des affaires ». Mais les réticences à consulter un professionnel de la loi sont encore légion. Ainsi les particuliers comme les entreprises sont globalement mal desservis par les professionnels du droit, estime Valentin Callipel. Pourtant, les achats de services juridiques sont concernés par les changements induits par la transformation numérique, et les « entreprises cherchent des alternatives plus rentables que les solutions traditionnelles ». Aux États-Unis, le boom des legaltech se traduit par les litiges en ligne correspondent à un marché de 7 milliards de dollars. « En France, le règlement des conflits est amené à évoluer, notamment dans les conflits de consommation ». Medicys (qui s’affirme comme une reg-tech, une technologie de régulation, NDLR) comporte trois aspects que sont : l’expertise technique, la crédibilité juridique et l’incitation par les professionnels à participer. « Elle inclut une faible intervention humaine pour maximiser le temps d’un médiateur, d’un huissier de justice, et en contrepartie, des tarifs très accessibles, ce qui permet de traiter un grand nombre de dossiers. Les huissiers peuvent ainsi devenir de véritables tiers de confiance », a-t-il précisé. Aujourd’hui, avec 300 000 adhérents potentiels, déjà 1 400 demandes de médiation déposées, et des clients comme Zara, Ikea, Lapeyre, le rythme s’accélère chez Medicys. « La médiation commence à être une réalité en France ».

Aider les lanceurs d’alerte

Alors que la loi Sapin 2 est censée protéger les lanceurs d’alerte dans les entreprises de plus de 500 salariés, quels recours pour les PME ? Céline Brebion-Guerrin, conseillère juridique, a bien insisté sur les moyens auxquels a recours Alertcys pour garantir la confidentialité des identités et des informations, à savoir le moteur de recherche sécurisé Tor et la blockchain.

Le lanceur d’alerte intervient dans des cas de corruption, de préjudice grave pour l’environnement ou la santé, comme personne physique, désintéressée, de bonne foi, qui a connaissance personnellement d’un crime ou d’un délit, ou de violations graves et manifestes de la loi ou du règlement, avec menace grave pour l’intérêt général… Dans ces cas-là, Céline Brebion-Guerrin rappelle la nécessité « d’éviter le licenciement, la baisse de rémunération ou une discrimination dans l’entreprise ». D’ici janvier 2018, les PME de plus de 50 salariés doivent se doter d’outils pour protéger les lanceurs d’alerte. « Pour les grandes sociétés, a-t-elle rappelé, c’est assez simple grâce à leur énorme service juridique, et de « compliance ». Pour les PME, Alertcys apparaît comme un outil simple, abordable et confidentiel, du dépôt de l’alerte, à l’information finale donnée au lanceur d’alerte concernant le traitement qui a été fait de la situation, en passant par la validation de l’alerte par le greffe…) Pour les huissiers, de nouvelles opportunités se présentent « comme des référents extérieurs, qui peuvent dresser des constats et peuvent faire du conseil juridique lors de ces procédures ».

 

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