Les juges des tribunaux de commerce craignent pour leur souveraineté
Le Congrès des juges des tribunaux de commerce se tenait le 25 novembre dernier à la maison de la Chimie, à Paris. Après avoir rappelé les réalisations et les défis qui se présentent à cette institution, la présidente de la Conférence des juges de commerce, Sonia Arrouas, a tenu à rappeler son opposition aux conclusions des travaux des États généraux de la justice.
Michel Peslier, Sonia Arrouas et Jean Courant
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« Monsieur le ministre… j’aurais voulu commencer mon discours par ce titre, mais notre garde des Sceaux n’a pas pu se déplacer, ni même se faire représenter. C’est bien peu de considération des 3 370 juges du commerce, un camouflet, diraient certains » ! Les accents de colère de la voix de Sonia Arrouas, qui présidait ce 25 novembre, à la maison de la Chimie, le congrès de la justice consulaire, porteront-ils jusqu’à la place Vendôme ? Entre le ministre de la Justice et les juges des tribunaux de commerce, depuis juillet, la hache de guerre n’en finit plus d’être déterrée… La plaie ouverte par les termes du rapport du groupe de travail sur la justice économique, dans le cadre des États généraux de la justice, publié le 8 juillet dernier, est ravivée par la négligence du garde des Sceaux. « Nous ne pouvons imaginer qu’il y ait le moindre lien entre l’absence du ministre et les annonces à venir », s’inquiète la patronne des juges du commerce.
Le spectre de l’échevinat
Malgré l’absence de l’homme à convaincre, Éric Dupond-Moretti, le Congrès national des tribunaux de commerce s’est employé à dénoncer le spectre de l’échevinat – le mélange entre des magistrats professionnels et des juges bénévoles – qu’il détecte, en creux, dans les propositions des États généraux. Leur groupe de travail sur la justice économique suggère de transformer les tribunaux de commerce en « tribunaux d’activité économiques » (TAE), dont les compétences seraient étendues à de nouveaux types d’entreprises telles que les associations, les sociétés civiles, les professions libérales, les baux commerciaux, les mutuelles ou la propriété individuelle. La Conférence des juges des tribunaux de commerce n’y voit pas d’inconvénient, excepté le fait qu’elle veuille garder la main sur les litiges des entreprises de construction, qui pourraient être transférés aux tribunaux judiciaires. Elle s’oppose en revanche fermement à l’idée d’une chambre des sanctions présidée par un magistrat à laquelle elle propose, en alternative, la présence systématique d’un membre du ministère public aux audiences de sanction. La Conférence des juges consulaires voit également d’un mauvais œil les velléités de concentration des tribunaux, auxquels elle préfère la mutualisation de compétences entre les juridictions. Sa dernière flèche est décochée à l’idée de mettre en place une incitation fiscale à la publication des comptes, dont elle rappelle qu’il s’agit d’une obligation légale. Au terme de ses doléances, elle énumère un certain nombre de propositions visant à renforcer les liens entre magistrats et juges consulaires, telles que l’institution de réunions annuelles entre les présidents de tribunaux de commerce et de cours d’appel, la mise en place d’un dialogue sur les performances, la généralisation de l’assistance de juges consulaires aux cours d’appel.
Sous la pugnacité du discours, on devine la blessure causée par ce qui est ressenti par les juges consulaires comme du mépris de la part des États généraux et la crainte de disparaître, au profit des magistrats de profession. « Certaines formulations au sein du rapport (risque de conflits d’intérêts, manque de culture et de connaissances juridiques) ont été, de façon légitime, considérées comme insultantes, par de nombreux juges consulaires », a rappelé Sonia Arrouas à la tribune, et elle conclut : « Les juges consulaires n’accepteront jamais d’être sacrifiés sur l’autel de la réorganisation pour quelques carrières ». À la sortie de la séance, son collègue Jean Courant, président du tribunal de commerce d’Orléans, moins vindicatif, résume : « Excepté la question de l’échevinat, tout est négociable ! Nous, les juges consulaires, ne nous engageons pas pour faire carrière. Nous sommes culturellement très différents : lorsque l’on rencontre des chefs d’entreprise en difficulté, notre expérience se voit dans nos yeux. Nous avons une certaine lucidité vis-à-vis du monde économique, quand les magistrats n’ont souvent jamais mis un pied dans le monde de l’entreprise », détaille-t-il. « Nous ne voulons pas de mixité entre juges professionnels et juges consulaires, car cela reviendrait à faire se côtoyer des gens qui n’auraient ni les mêmes droits, ni les mêmes devoirs, certains seraient payés, et d’autres, non. Il est évident qu’ils prendraient la présidence des juridictions », s’inquiète Michel Peslier, président du tribunal de Laval.
Une justice aux ambitions internationales
Répondant à ce mépris, la Conférence des juges consulaires a choisi, en guise de thème du congrès, « la préservation de cette belle exception française », explique Paul-Louis Netter, président du tribunal de commerce de Paris. Paul-Louis Netter s’est d’abord employé à détailler les défis de la justice consulaire. Premier défi, la tenue des délais et la possibilité d’informer les justiciables des dates de leurs jugements. Seconde exigence, l’ouverture d’une place de justice internationale, liée à la disparition de celle de Londres, avec le Brexit. Le tribunal de commerce de Paris a d’ailleurs ouvert une salle toute neuve, dotée de moyens modernes, pour accueillir ce type d’audiences. Troisième défi, celui du recrutement des juges et de leur implication, qui se traduit par la requête de financements de la justice consulaire, jusque-là inexistants – par exemple, par la perception de droits de timbres ou d’incitation fiscale pour les juges. Paul-Louis Netter a souligné les atouts de la justice consulaire française : un taux d’appel faible, le maintien de l’activité pendant le Covid, l’inexistence de stocks et une fine connaissance du monde de l’entreprise. Puis, pour faire un sort à la condescendance qui semble leur être réservée, la présidente a rappelé les mesures de renforcement des formations des chefs d’entreprise en matière de justice, en partenariat, par exemple, avec l’École nationale de la magistrature, l’Ordre des experts-comptables, ou le Conseil national des greffiers des tribunaux de commerce. Elle a ensuite fait un point sur le déploiement de l’open data des décisions de justice, qui devrait être finalisé en janvier 2025, et s’est félicitée de la mise à jour et de la réédition d’un livret de prévention et d’anticipations des difficultés à destination des chefs d’entreprise, tiré à 40 000 exemplaires.
Quant aux liens entre l’absence du ministre au Congrès et les annonces qu’il devait faire le 30 novembre ? Nous resterons sur notre faim. La Chancellerie a également reporté en dernière minute les annonces sur le plan d’actions issu des États généraux de la justice au mois de janvier. La suite, donc, au prochain épisode…
Référence : AJU007d2