Lucile Tinayre, première femme élue de l’Ordre des avocats de Paris

Publié le 11/02/2025
Lucile Tinayre
Maître Lucile Tinayre[-Grenaudier], Agence Rol, Public domain, via Wikimedia Commons

1898 fut une année importante pour la justice française avec notamment les procès d’Émile Zola après la parution de J’accuse. C’est également l’année de naissance de Juliette Suzanne Lucile Tinayre, le 30 août, à Paris. Fille de l’autrice Marcelle Tinayre et du peintre et graveur Julien Tinayre, elle est devenue l’une des premières avocates du barreau de Paris en prêtant serment en 1921 et la première femme élue de l’Ordre des avocats de Paris en 1950.

Au moment où Juliette Suzanne Lucile Tinayre (elle ne conserve pas ses deux premiers prénoms) devient avocate, les femmes ont à peine récupéré le droit d’exercer. « « Récupérer », car ce droit n’avait jamais été officiellement interdit aux femmes depuis l’Antiquité », note l’historienne Anne-Laure Catinat, dans son article : « Les premières avocates du barreau de Paris », en 1998. En 1923, elle passe le concours de la Conférence du stage et arrive 5e secrétaire, devenant la deuxième femme à porter le titre après Jeanne Rospars, l’année précédente. Lucile Tinayre commence sa carrière comme collaboratrice dans le cabinet de César Campinchi avant d’ouvrir le sien, spécialisé dans le droit de la famille et le droit pénal.

Une éloquence reconnue

Lucile Tinayre a eu une belle carrière d’avocate. Son éloquence fut régulièrement relevée dans la presse. C’est le cas en 1926 lorsqu’elle défend Mena Perez, poursuivi pour avoir tenté de tuer sa compagne en la poussant sur les rails du métro, gare de l’Est. Entraîné avec elle dans sa chute, il essaye de l’achever en la poignardant avec son rasoir. Par chance, elle survit. Lors du procès, Lucile Tinayre propose une « plaidoirie combative et émue qui incline les jurés vers l’indulgence » (Le Journal, 1926). Le Petit Parisien parle d’une « plaidoirie d’une sobre et forte tenue » : « Mlle Lucile Tinayre a demandé au jury de se mettre au ton de l’âme espagnole pour juger ce drame d’amour à l’espagnole. » Perez est condamné à cinq ans de réclusion et dix ans d’interdiction de séjour. La même année, elle défend de « jeunes apaches rançonneurs » avec une plaidoirie qui « fut un modèle de finesse et de mesure », selon L’Ère nouvelle. En 1928, Le Matin évoque une Lucile Tinayre « raisonneuse avec grâce et dont le timbre vocal est déjà si touchant », tandis que L’Humanité juge sa plaidoirie « très belle », « débordant d’émotion », évitant à son client, qu’elle défend auprès de Me Campinchi, la peine de mort. Parmi les affaires particulièrement médiatisées, il y eut le procès du tueur en série, Eugène Weidmann, en 1939, où elle affronte notamment une autre avocate, Renée Jardin (plus tard radiée pour des faits de collaboration pendant la Seconde Guerre mondiale). Lucile Tinayre défend la famille de la victime Raymond Lesobre tandis que Renée Jardin représente l’accusé.

Ses engagements pour les droits des femmes

Lucile Tinayre est une femme engagée. En 1925, alors que le conseil municipal de Paris célèbre le 25e anniversaire de l’entrée des femmes au barreau, Marie Lapercerie inaugure la Tribune libre des femmes. « En créant la tribune libre, dit-elle dans Paris-Soir le 14 avril 1925, j’ai le désir de permettre à toutes les aspirations féminines, connues ou inconnues, de se manifester. » Elle rend hommage aux féministes qui « accomplirent la besogne la plus pénible, dans une atmosphère sans bienveillance », souhaitant ouvrir au-delà des « initiées » et « convaincre par de la bonne humeur, de la gaîté, du charme » pour « tout dire, tout revendiquer et… tout obtenir ? » Lucile Tinayre y participe dès les débuts. Sa première intervention consiste à défendre Adrienne Bollan, aviatrice, « à qui l’on prétend retirer son brevet de pilote » (Le Soir, 30 mars 1925). En 1925, elle cause de « la femme dans l’œuvre de Charles Oulmont », des « Jeunes gens et jeunes filles aujourd’hui », de la peine de mort ou tente de répondre aux questions : « Le mariage est-il appelé à disparaître ? L’homme et la femme seront-ils plus heureux dans l’union libre ? » Elle participe également à l’accès aux droits des femmes en tenant, par exemple, des chroniques dans des magazines, comme dans La Mode illustrée, à partir de 1930.

Des avis tranchés

Si Lucile Tinayre se prononce en faveur de l’accès à la magistrature pour les femmes – « pourquoi tout ce bruit autour d’une question si simple », dit-elle en 1930 dans Paris-Soir – ou encore pour les métiers du greffe – « Je n’arrive pas à comprendre en quoi cette charge réclame une exclusivité masculine », elle insiste régulièrement sur le fait qu’elles ne devraient pas « envahir les tribunaux ». Autrement dit, Lucile Tinayre est loin d’être féministe au sens où on l’entendrait aujourd’hui. « Je répète qu’il est bon qu’elle [la femme] se souvienne qu’elle doit être en même temps qu’épouse et mère, la reine du foyer », revendique-t-elle. Son avis compte aussi lors des débats autour des réformes du droit en France. En 1928, elle se prononce favorable à la réforme du jury, dont la loi est adoptée le 5 mars 1932. Celle-ci associe les jurés aux questions de droit et marque le début de la collaboration avec les magistrats. « Je crois, disait-elle à L’Intransigeant quelques jours avant le vote, que la réforme est excellente au point de vue de l’administration de la justice. Le jury sera ainsi plus éclairé, mais les acquittements seront beaucoup plus rares, le jury pouvant trouver là toute une échelle de peintre susceptible de correspondre à ses vœux. Je crois aussi que les jurés seront influencés par les magistrats. »

Première femme élue de l’Ordre des avocats de Paris

En 1950, Lucile Tinayre devient la première femme membre de l’Ordre des avocats de Paris, élue avec 449 voix. Elle réussit ce coup de force grâce à une intense campagne auprès de ses collègues. Lors de l’annonce des résultats, L’Aurore fait part de « l’ovation » qu’elle a reçu : « De nombreuses consœurs l’embrassèrent et de nombreux confrères lui prodiguèrent leurs félicitations. » Dans l’accès des femmes au « gouvernement du barreau » , Anne Boigeol écrit que « son profil » est « conforme à ce qui est requis pour se faire élire : appartenance sociale, réseau, excellence professionnelle ». Mais Lucile Tinayre ne sera pas réélue. Jugée trop « rigoureuse » et « excessivement pointilleuse sur la manière dont les jeunes avocats et, en particulier, les jeunes avocates étaient habillées », l’avocate n’avait pas que des soutiens… « Une telle non-réélection était quelque chose de tout à fait exceptionnel, et constituait un désaveu cinglant, qui l’affecta d’autant plus que ses confrères n’ont pas fait preuve de beaucoup de confraternité à son égard », analyse la sociologue. Elle site ainsi une lettre écrite à un confrère : « La bourrasque passée, je souhaite seulement qu’elle remporte avec elle le flot des médisances absurdes, des méchancetés inconcevables qui me furent attribuées – et des mensonges que, peut-être, je fus trop seule à dénoncer. À quoi bon plaider pour soi-même […]. » Anne Boigeol poursuit : « La percée des femmes au conseil de l’Ordre a été très lente. Après le départ de Lucile Tinayre, il faut attendre dix ans avant qu’une autre femme soit à nouveau élue, en 1962, puis une troisième en 1964, une quatrième en 1965. La cinquième n’est élue qu’en 1973. Pourtant il y a eu régulièrement des candidates. »

Mariée au docteur Louis Grenaudier, mère de deux enfants, celle qui hésitait entre le théâtre et le barreau décède le 2 décembre 1992.

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