Non, les juges ne sont pas le problème de la justice

Publié le 03/03/2025 à 9h00

Alors que les attaques contre la justice se multiplient, Ludovic Friat, président de l’Union syndicale des magistrats (USM) met en garde contre cette dérive et rappelle que les juges ne sont pas des ennemis politiques contre lesquels tous les coups seraient permis. 

Toque de magistrat
Toque de magistrat (Photo : ©P. Cluzeau)

Le 6 février 2025, l’Union Syndicale des Magistrats (USM) s’est adressée publiquement au président de la République, garant constitutionnel de l’indépendance de l’autorité judiciaire et au Conseil supérieur de la Magistrature (CSM) qui l’assiste dans cette mission, pour relayer la vive inquiétude des magistrats judiciaires face aux conséquences d’une parole publique souvent décomplexée, parfois opportuniste ou cynique, voire clientéliste ou populiste susceptible de les désigner comme les boucs-émissaires d’une certaine « colère qui monterait ».

Il est toujours plus aisé de trouver dans les magistrats, nécessairement « trop syndiqués », « trop politisés », « injustes », « trop laxistes » ou « pas assez répressifs », « inhumains » ou « méprisants », « trop lents » ou « expéditifs », la cause des maux de notre système judiciaire. C’est sans aucun doute un exercice plus facile que de s’interroger sur les raisons de l’abandon trentenaire de notre institution, sommée de juger toujours plus et plus vite, des contentieux d’une technicité procédurale et de fond accrue, et faire face à une demande de justice sociale de plus en plus pressante, le tout à moyens constants ou presque (Cf. les chiffres CEPEJ 2024). C’était bien là le constat des États Généraux de la Justice de 2021, outre la nécessité d’une vraie pause législative.

« Une balle de 9mm dans la tête »

Or, ce type de propos prospère.

Sans dresser un inventaire à la Prévert, on peut citer ceux tenus par un syndicaliste policier, en présence de politiques, devant l’Assemblée nationale en mai 2021 selon lesquels « le problème de la police, c’est la justice ». Mais également les propos d’un directeur général de la police nationale, à l’été 2023, alors que la Chambre de l’instruction d’Aix-en-Provence était saisie d’une demande de mise en liberté concernant un fonctionnaire de police soupçonné de violences graves et illégitimes indiquant que « hormis les affaires de probité ou d’honnêteté, un policier n’a pas sa place en prison … ». Les commentaires d’élus de tous bords ou niveaux, ou de personnalités publiques, à l’occasion de la décision de la Cour de cassation concernant la condamnation définitive d’un ancien président de la République, de poursuites contre un maire ayant refusé de marier un étranger en situation irrégulière, ou de la teneur de réquisitions dans l’affaire « des assistants parlementaires européens » d’un parti politique interrogent le monde judiciaire.

Dans cette dernière affaire, toujours en délibéré, des menaces de mort ont été proférées à l’encontre des magistrats, du siège comme du parquet, sur un site internet avec des commentaires particulièrement glaçants tels que : « (…) mérite une balle de 9mm dans la tête » ; « (…) être éliminée au plus vite ». Les commentaires ont été retirés par les administrateurs du site. Une enquête pénale est en cours.

Des critiques plus que virulentes ont visé une juge des libertés et de la détention à l’occasion du meurtre de la jeune « Philippine » lui reprochant d’avoir appliqué les dispositions légales en matière de droit des étrangers en libérant le futur présumé auteur. À cette occasion, l’USM a été bien seule pour expliquer le mécanisme et le fond de cette décision et, finalement, défendre sur les plateaux TV l’acte juridictionnel et surtout tenter de déconstruire le mythe d’une justice par nature « laxiste » face à une administration « nécessairement vertueuse ».

« Des têtes doivent tomber »

Très récemment, des collègues des juridictions administratives ont, à leur tour, été menacés sur les réseaux sociaux et leurs portraits partagés avec des incitations au crime : « Les traitres collabo … des têtes doivent tomber », à la suite de la parution d’un « rating » des juridictions administratives et des avocats en matière de droit des étrangers.

Les magistrats de tous les ordres juridictionnels, sans oublier le Conseil constitutionnel, qui tiennent le « front de l’État de droit » et veillent à son application malgré des moyens souvent limités, sont nécessairement attentifs à ce type d’actes qui se multiplient, impactent leur quotidien professionnel, les interrogent sur leur jurisprudence et leur nécessaire liberté dans l’acte juridictionnel outre le soutien qu’ils sont en droit d’attendre des pouvoirs publics.

De tout temps, les magistrats se sont résignés à recevoir des lettres, le plus souvent anonymes, contenant des tombereaux d’insultes, mais les réseaux sociaux, au sein desquels la modération est limitée, voire inexistante, amplifient ce phénomène, incitant certains internautes à une parole décomplexée et finalement les entraînant dans une forme, nouvelle, de radicalité, voire de radicalisation.

À cela, s’ajoute le contexte très spécifique de la lutte contre le narcotrafic et les menaces générées par celui-ci à l’encontre des personnels judiciaires. Nul ne doute que le crime organisé en tire des bénéfices secondaires en termes de déstabilisation des professionnels de justice, voire instrumentalise à son profit de tels comportements. Et ce sans compter la mise en œuvre de l’open data judiciaire et la mise en ligne des décisions de justice avec les noms de magistrats et des greffiers lesquels ne sont pas, contrairement à ceux des parties, anonymisés.

Les juges ne sont pas des ennemis politiques 

Il n’est pas ici question d’établir un lien de cause à effet direct entre les propos des personnalités publiques et les menaces ou pressions subies par nos collègues, et notamment dans le temps particulier du délibéré. Mais, il ne peut être ignoré que la force symbolique d’un tel discours libère, voire cautionne aux yeux de certains, l’idée que les magistrats ne seraient pas des « serviteurs de la loi républicaine », votée et voulue par la représentation nationale, ainsi que les garants de l’intérêt public dans sa déclinaison judiciaire tel que voulu par les constituants, mais des « ennemis politiques » à l’encontre desquels tous les coups seraient permis. Cette dérive, qui va bien au-delà du droit d’expression de chacun ou de la nécessaire appréciation critique de décisions de justice, apparait particulièrement inquiétante.

L’USM, apartisane, s’emploie à rappeler avec force les principes cardinaux de l’État de droit : respect de la hiérarchie des normes, égalité devant la loi, séparation des pouvoirs, laquelle fonde la nécessaire indépendance juridictionnelle. Tout comme l’USM insiste sur la nécessaire dotation de l’autorité judiciaire en moyens budgétaires, humains, matériels et légistiques. Les personnels judiciaires se souviennent que trop des révolutions promises – nécessairement heureuses – bureautiques, puis informatiques, puis organisationnelles qui devaient – à moyens constants, voire moindres après la purge de la révision générale des politiques publiques de 2007 – permettre à notre institution de répondre aux attentes des Français et redonner du sens à notre action.

L’USM redoute que les nouvelles réformes promises, à grands coups de « bon sens », de « choc d’autorité », de « restauration de la confiance » ou de « grand bond en avant technologique de l’IA », ne soient, une fois encore, qu’une façon de continuer à enquêter, poursuivre, écouter ou juger à l’économie.

Les magistrats judiciaires, du siège comme du parquet, et au-delà l’ensemble des personnels judiciaires, ont besoin d’un soutien clair de l’État, du garde des Sceaux, comme du Premier Ministre et du président de la République, et notamment en termes de défense de l’indépendance juridictionnelle pour poursuivre leur mission essentielle en démocratie comme de moyens pour l’exercer, l’un n’allant pas sans l’autre.

 

 

 

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