Seine-Saint-Denis (93)

Marion Vergnole : « À la CNDA, un des juges avait pleuré, et pourtant, on avait perdu le dossier » !

Publié le 14/04/2023
Femme de dos
hannamartysheva/AdobeStock

Marion Vergnole est inscrite au barreau de Lille mais passe deux jours par semaine à Montreuil (93), où se trouve la Cour nationale du droit d’asile. Avocate depuis 2018, Marion Vergnole pratique exclusivement le droit des étrangers. Parmi les clients qu’elle assiste, un certain nombre de très jeunes femmes qui ont fui un mariage forcé. Depuis 2017, la Cour peut les considérer comme faisant partie d’un groupe social persécuté et les protéger au titre de la Convention de Genève.

Actu-Juridique : Comment en êtes-vous venu à vous spécialiser en droit des étrangers ?

Marion Vergnole : Peu de masters permettent d’apprendre le droit des étrangers. J’ai commencé à exercer mon métier d’avocate en faisant du droit public et du droit administratif. Cela m’intéressait juridiquement mais il me manquait le côté humain et géopolitique. Le droit des étrangers combine le droit public, le contentieux administratif. En ce qui concerne le droit d’asile, il y a en plus énormément de géopolitique, une matière qui me passionne. J’aime découvrir des pays, faire des recherches. À la CNDA, on voit des profils revenir de manière récurrente : des Afghans qui fuient les Talibans, des opposants politiques Guinéens. Mais on découvre aussi des problématiques moins connues. Il y a une grande variété d’histoires et de nationalités. C’est un gros travail pour préparer les recours au cabinet. Mais c’est passionnant.

AJ : Les mariages forcés représentent-ils une part importante de vos dossiers ?

Marion Vergnole : C’est un motif de demande d’asile que l’on retrouve souvent dans les demandes de femmes originaires de Côte d’Ivoire, de Guinée ou du Soudan. C’est en général une problématique associée à d’autres, comme l’excision. Les requérantes qui ont fui un mariage forcé arrivent avec ou ont des filles, qu’elles ont voulu protéger de cette mutilation.

AJ : Comment la Cour aborde-t-elle ces dossiers de mariage forcés ?

Marion Vergnole : Depuis 2017, la Cour considère les femmes qui entendent se soustraire à un mariage forcé comme un groupe social qui peut être protégé au titre de la Convention de Genève. La Cour va d’abord s’interroger sur le fait de savoir si la requérante appartient à ce groupe social. Pour cela, elle va regarder les statistiques et les rapports pour savoir si c’est une pratique prédominante dans pays, la tribu, ou la zone dont provient la requérante. En Côte d’Ivoire, par exemple, il est établi que 60 % des femmes sont victimes de mariage forcé. Pour le Soudan, il n’existe pas de pourcentage mais des rapports disent que c’est très courant. La priorité absolue est donc de déterminer le pays et la tribu d’appartenance. Il y a également des rapports qui définissent un âge moyen de mariage par tribu ou par pays. Si l’âge du mariage ne correspond pas avec les sources, cela peut créer des difficultés. La CNDA prend aussi en compte, dans sa définition du groupe social, le fait que les autorités ne soient pas en mesure de réagir, soit parce qu’il n’existe pas de législation sur le sujet, soit parce qu’elle n’est pas appliquée. Si la requérante n’appartient pas à un pays où le mariage forcé est une pratique particulièrement développée, on peut demander la protection subsidiaire.

AJ : Comment travaillez-vous ces dossiers ?

Marion Vergnole : Si on ne peut pas anticiper les décisions, on peut en revanche anticiper les questions de la Cour. Il faut d’abord démontrer qu’il y a eu un projet de mariage au sein de la famille. Les premières questions vont donc porter sur le contexte familial : y a-t-il d’autres sœurs dans la famille ? Ont-elles été mariées, et si oui à quel âge ? Comment le mariage a-t-il été annoncé ? La requérante s’en doutait-elle ? Comment a-t-elle réagi ? A-t-elle essayé d’en discuter avec la famille ? Le mariage a-t-il donné lieu à une cérémonie religieuse ou laïque ? Si oui, qui était présent ? Comment était-elle habillée ? Ce sont des questions très techniques et pointues. Les questions portent dans un deuxième temps sur la vie commune et la vie conjugale, car malheureusement les mariages forcés vont souvent de pair avec des violences conjugales. Les juges vont chercher à savoir si la personne était isolée, si elle avait le droit de sortir, si elle entretenait des relations avec les coépouses du mari. Les juges cherchent à obtenir des détails précis pour savoir si elles disent ou non la vérité.

AJ : Comment préparez-vous les audiences ?

Marion Vergnole : Quand le requérant reçoit son rejet de l’OFPRA, on établit une liste de questions sur laquelle il va devoir travailler. Mais le rôle de l’avocat dans le cadre d’une demande d’asile se joue, à mon sens, surtout en amont des audiences. De la façon dont ils vont répondre découle la décision. Il faut que le requérant arrive bien préparé, surtout dans les dossiers de mariages forcés dans lesquels les femmes ont été violentées et ont du mal à parler librement. J’ai l’habitude de les mettre en situation en jouant le rôle du magistrat qui va leur poser des questions. Il faut créer un lien de confiance, les rassurer, leur dire qu’on sera à côté d’elles tout au long de la discussion. Le rôle de l’avocat à la CNDA, c’est ça. On plaide à la fin mais cela renverse rarement la situation.

AJ : Quelles sont les difficultés de ces dossiers, pour l’avocate que vous êtes ?

Marion Vergnole : Ce sont des dossiers dans lesquels on a en général aucune preuve matérielle. Dans le meilleur des cas, on aura une photo du mariage… Tout se joue sur les déclarations, et il arrive fréquemment que les requérants ne parlent pas français et n’aient pas d’accompagnant. Or, pour bien préparer l’audience, j’ai besoin que la personne comprenne complètement tout ce que je dis. Les problèmes d’interprétation sont un obstacle conséquent, y compris à l’audience quand un interprète est présent. Il arrive qu’ils traduisent mal, ce dont on ne peut se rendre compte que quand on parle la langue traduite. La plus grande difficulté de la CNDA est que le dossier repose sur une appréciation très personnelle des juges. Il n’y a pas de critères objectifs, sur la durée du mariage ou l’âge des mariés, par exemple. C’est du cas par cas, on ne peut pas tellement s’appuyer sur la jurisprudence. On connaît les pourcentages d’asile par nationalité chaque année mais pas les pourcentages par groupe social. Le résultat dépend énormément du magistrat sur lequel on tombe. Certains vont comprendre les difficultés d’expression d’une personne qui a vécu des violences, d’autres pas du tout. C’est très flou.

AJ : Avez-vous la sensation que les requérantes que vous assistez disent la vérité ?

Marion Vergnole : C’est à mon sens important de vérifier que l’histoire est vraie. Si j’ai un doute, le juge en aura un aussi. Les femmes que j’assiste arrivent ici à 20 ans et ont été mariées à des hommes de 70 ans. Même si la situation ne répond pas exactement à la définition de mariage forcé, elles ont vécu une vie de violences et de séquestration. Dans la plupart des cas, leur récit est sincère. J’essaye de faire en sorte que leur discours soit cohérent. Ce n’est pas à moi de changer leur histoire mais je peux leur dire quand un passage ne me semble pas cohérent et les inviter à le retravailler. Si elles s’expriment sans émotion, c’est mon rôle aussi de leur dire d’y donner un peu libre cours pour que le récit soit crédible. Tout cela est subtil, car il ne faut pas non plus qu’elles craquent à l’audience et que je découvre alors en direct des choses dont elle ne m’ont jamais parlé. J’ai des souvenirs d’audience très marquants. Les femmes savent que c’est leur dernière chance. Il arrive que les langues se délient, qu’elles détaillent des violences très sordides, avec des objets ou des brûlures. J’ai le souvenir de deux jeunes filles de 18 et 20 ans qui avaient subi des violences très importantes. Un des juges avait pleuré en les écoutant. Et pourtant, on avait perdu ce dossier…

Plan
X