Maude Beckers, une avocate féministe qui fait avancer la lutte contre les violences sexistes
Maude Beckers est avocate à Pantin (93). Elle conseille les victimes de violences sexistes et sexuelles au travail depuis plus de quinze ans. Le mouvement #Metoo semble avoir fait bouger les mentalités plus vite dans la société que dans les prétoires, où les délais de jugements ne cessent de s’allonger. Pour tenir sur la distance ces procès-fleuves, l’avocate anime des formations en Seine-Saint-Denis et mène des enquêtes dans le cadre de la lutte contre les violences sexistes et sexuelles.
« Jamais, en 22 ans de barreau et 15 ans de spécialisation dans la défense des femmes contre le sexisme au travail, je n’avais entendu des réquisitions si justes politiquement. Les magistrats ont pris le temps nécessaire pour écouter ma cliente, et, pour une fois, le procureur a utilisé les mots de domination, de sexisme, de patriarcat », savoure Me Maude Beckers. Sa cliente, ancienne comédienne du Studio Théâtre de Stains, accuse sa direction de harcèlement moral et de discrimination en raison de sa grossesse. Le directeur du théâtre, qui s’en défend, comparaissait donc devant le tribunal judiciaire de Bobigny le 2 juin dernier. Si ces mots mettent un peu de baume au cœur de Maude Beckers, c’est que la lutte contre le sexisme, les violences sexuelles et la discrimination au travail, dont elle a choisi de faire sa spécialité, ne charrie pas précisément de victoires nombreuses, faciles et éclatantes.
Plus opprimé que le sans-papiers, sa femme
Étudiante dans les années 1990, la question du féminisme n’est pas la première à laquelle elle se soit dévouée. Quand la jeune femme quitte sa prépa éco normale sup’ pour rejoindre les amphis de droit à Nanterre, c’est parce que « cette discipline, bien que parfois considéré comme réactionnaire permettait de créer de nouvelles normes en s’appuyant sur les combats sociaux », déroule cette fille d’un médecin de gauche et militant de l’accès aux soins et d’une mère professeure et militante à la FCPE à Herblay, dans le 95. Elle « accroche » alors avec les libertés publiques, le droit constitutionnel… et s’investit dans les associations de la bouillonnante université, agitée en ces temps par le mouvement altermondialiste. Prêtant main-forte à des associations de défense des droits de l’Homme qui se battent pour la régularisation des sans-papiers, elle se retrouve rapidement à défendre une personne encore plus opprimée : sa femme. « Une fondatrice du Gisti s’était rendu compte que les femmes étaient bien moins visibles que les hommes dans les campagnes de régularisation. Pas du fait de leur mari, mais parce qu’elles étaient encore plus précaires, et qu’il était donc plus difficile de monter des dossiers avec des preuves de leur présence ancienne sur le sol français », relate celle qui fait alors du féminisme au sein de l’association Femmes de la terre sans pour autant le théoriser.
Le sexisme s’invite à nouveau dans sa réalité pendant l’année que prend la diplômée à la fin de ses études, en effet, elle doit choisir entre la consécration d’une carrière de danseuse après 10 années d’enseignement en conservatoire, et une carrière d’avocate. Ses premiers pas en dehors de l’enseignement dans le monde de la danse l’échaudent : « Des annonces de job exigeaient qu’on soit célibataire. On nous demandait d’enlever nos t-shirts pendant les auditions », se souvient-elle. Ce sera donc avocate ! « J’avais envisagé de devenir inspectrice du travail. Mais un stage m’en a dissuadé, quand je me suis rendu compte que le statut de fonctionnaire d’une administration au budget insuffisant impliquait d’être soumise à une hiérarchie pesante. J’ai vu un inspecteur du travail qui voulait faire bouger les lignes se démener sans y parvenir. Je savais que je ne pourrais pas m’épanouir ainsi : être avocate me permettait d’être la seule maîtresse à bord et d’être libre de mes combats », relate Maude Beckers.
Solidarité féministe
Avec sa camarade Tamara Löwy, elle s’associe rapidement au cours de l’année 2004 et crée le cabinet BC &L Avocates, à Pantin (93) en 2015. « J’ai effectué deux ans de collaboration au sein du cabinet de François Detton, d’Yves Tamet et Perrine Crosnier… J’y ai appris beaucoup, en droit pénal d’urgence, en droit des étrangers… mais si je restais dans ce cabinet, j’étais vouée à faire de la défense individuelle, à laquelle je préférais le contentieux collectif, qui me permettait de participer à des combats au sein des entreprises », détaille-t-elle. Elle effectue donc une seconde collaboration au sein du cabinet JDS avocats ou elle restera un an et demi. Reçue première à la Conférence du stage de Seine-Saint-Denis, elle assure pendant deux ans le rôle de coordinatrice pénale du barreau.
En 2005, lors d’une audience pendant laquelle Me Maude Beckers défend une salariée de Franprix, Gwendoline Fizaine, une juriste de l’association contre les violences faites aux femmes au travail, AVFT, se fait malmener par les juges. Bien qu’elle ne soit pas sa cliente, elles se concertent afin que cette dernière puisse intervenir dans le procès. Sans qu’elle le sache, ce geste de solidarité féministe constitue un tournant dans sa carrière. Quelques semaines plus tard, les représentantes de l’association lui apportent le dossier d’une secrétaire de la police municipale harcelée par son supérieur hiérarchique. Il lui adresse des mails pornographiques, lui propose une arme en échange de faveurs sexuelles… « Toutes les preuves étaient là, écrites. L’agent n’avait écopé que d’une remontrance pour avoir utilisé l’ordinateur du service à des fins personnelles. On a bataillé pendant dix ans, on a gagné en première instance, mais le chef de la police municipale a été relaxé en appel », raconte Maude Beckers. Lors de ces audiences, sa conviction sur le fait que les magistrats prenaient les agressions sexuelles au sérieux tombent. « Les juges arrivaient avec leurs préjugés sur le comportement que la femme aurait dû avoir, il y a souvent une forte banalisation de la gravité des faits et de leur répercussion sur le travail, l’aménagement de la charge de la preuve est souvent ignoré. C’est là que s’est ancré mon combat féministe », relate l’avocate.
Combattre le harcèlement sexiste au travail
Elle enchaîne ensuite les dossiers des femmes qui lui sont adressées par l’AVFT. Parmi eux, elle parvient à faire déterrer, cinq ans après les faits, à la faveur de l’affaire Strauss Kahn, l’affaire de Mariama Diallo– l’homonyme donc, de la victime du dirigeant du FMI. En 2014, Cette femme de ménage employée par un sous-traitant mais travaillant au sein de l’hôtel Hayatt de la place Vendôme avait été victime d’une agression sexuelle par un membre de la délégation du prince du Qatar. L’homme s’était masturbé devant elle, puis l’avait entraînée dans la salle de bains, mais elle avait réussi à fuir. Malgré son signalement à la direction de l’hôtel, celle-ci n’avait pas prévenu la police. Tout juste avait-elle eu droit à un mot d’excuses du directeur de la sécurité du Prince, qui s’engageait à ce que cet homme ne remette jamais les pieds à l’hôtel. Quelques mois plus tard, Mme Diallo avait été mutée, puis licenciée pour faute grave. « Nous sommes parvenus à faire condamner l’hôtel de manière solidaire avec l’entreprise de nettoyage employant Mme Diallo, pour violation de l’obligation de prévention et de sécurité. Par contre, ni le ministère des Affaires étrangères, ni la police de l’air et des frontières, ni l’hôtel lui-même n’ont communiqué l’identité de l’agresseur au juge d’instruction, permettant ainsi à l’auteur de ne jamais être inquiété », détaille Maude Beckers.
#Metoo et l’inertie du monde judiciaire
Le combat choisi par Me Maude Beckers est ardu. « Avant #Metoo, plaider des dossiers de harcèlement sexuel était un enfer », témoigne-t-elle. Le regard de la société sur les questions d’oppression des hommes sur les femmes a profondément changé pendant la décennie 2010. « La mutation s’est amorcée avec l’affaire Strauss-Kahn, et s’est amplifiée avec l’affaire Denis Beaupin. Avant seules les journalistes de Mediapart s’y intéressaient. Après #Metoo, les représentantes de l’AVFT et moi avons été invités chez Hondelatte, Bourdin… je suis même passée dans l’émission « Les yeux d’Olivier » », sourit Maude Beckers. Elle dénonce pourtant l’inertie du monde judiciaire. « Dans tous les dossiers que je traite, je suis sidérée par les réactions que j’estime d’un autre âge. Les agresseurs sont systématiquement couverts, et protégés, quand les victimes sont mises au ban », se désole l’avocate. « Récemment, j’ai défendu une salariée handicapée contre le gérant de son entreprise qui se masturbait devant elle. La sémantique utilisée par les magistrats était celle de l’histoire amoureuse, alors qu’à mes yeux il était clair qu’il s’agissait de violences sur une personne vulnérable. Le procureur a requis une condamnation avec sursis sans interdiction d’exercer la fonction de chef d’entreprise », raconte encore la féministe.
Pire : au sexisme de l’institution, s’est ajoutée sa déliquescence, qui se traduit principalement par l’allongement incessant des délais de jugement. « Il y a des procès pour lesquels je reçois une victime, nous saisissons la juridiction, nous devons attendre deux ou trois ans pour passer devant un juge qui dit : vous avez 10 minutes pour plaider, ou qui râle parce que mes conclusions font vingt pages ou « sont trop complexes en termes de droit » », s’énerve-t-elle. Puis souffle, lasse : « J’ai le sentiment de ne plus pouvoir faire mon job, d’être empêchée de bien travailler »…
Retrouver du sens hors de l’arène judiciaire
Cette dégradation de la justice a des conséquences sur sa manière d’exercer. « Avant, je ne négociais jamais. Je n’aime pas ça car cela ne fait pas avancer le droit. Aujourd’hui, les délais sont tels que je ne peux qu’accompagner les femmes qui souhaitent transiger, plutôt que vivre des procès-fleuves qui peuvent durer 10 ans. Sans compter le fait que les entreprises sont plus promptes à proposer des transactions. On ne peut pas demander aux femmes de mener un combat politique en plus de leur combat judiciaire personnel », déplore Me Maude Beckers. Le combat politique pour obtenir la réduction des délais de justice, elle le mène avec son syndicat, le SAF, où elle totalise 23 ans de militantisme. Elle accepte aussi désormais parfois de défendre des employeurs qui souhaitent licencier des harceleurs. « Mais seulement après s’être assurée que les faits sont établis et que le droit des salariés victimes est respecté », tient-elle à préciser.
Faute de résultats satisfaisants, et bien qu’elle ne lâche pas la robe, l’avocate semble désormais se questionner sur la manière de faire avancer sa cause en dehors des instances judiciaires. « Longtemps, j’ai considéré que faire de la formation pour les entreprises, c’était aller du côté de l’ennemi. L’AVFT m’a sollicité pour former des inspecteurs du travail, des syndicats, des producteurs du CNC, des exploitants de cinéma…et quand j’interviens, j’ai le sentiment qu’il y a une prise de conscience de l’urgence de la situation, un véritable changement de paradigme. Je sens que ça a des conséquences sur la vie quotidienne des femmes », estime-t-elle. L’avocate mène aussi des enquêtes, des audits pour des cabinets d’expertise. « Récemment, nous avons audité la cellule d’enquête d’EELV, mise à l’épreuve notamment lors de l’affaire Bayou. Essayer de faire des propositions aux partis pour mieux gérer ces questions, c’est passionnant », trouve celle qui fait désormais avancer une autre sorte de droit. « Et ça me permet de tenir, lorsqu’à côté de ça, on attend cinq ans pour des décisions à côté de la plaque ». Elle espère que ce ne sera pas le cas dans le dossier de la comédienne, dont elle attend le délibéré pour les prochaines semaines.
Référence : AJU010l7