« Mutualiser des incubateurs au niveau national »
À l’occasion de la 7e Convention nationale des avocats, qui se tient du 18 au 21 octobre, à Bordeaux, le réseau national des incubateurs sera officiellement lancé. Un lancement qui s’intègre parfaitement à la thématique de la convention de cette année « Économie, numérique et territoires : les nouvelles stratégies pour l’avocat ». Ce nouveau réseau s’inscrit dans la continuité de la grande tendance des incubateurs, lancés un peu partout au niveau national et qui seront ainsi réunis en une unité : Paris, Marseille, Lyon, Toulouse. Dans la droite ligne de l’Incubateur du barreau de Paris, Bordeaux et Rennes devraient se lancer prochainement dans l’aventure. Éric Azoulay, du Conseil national des barreaux, Lise Damelet et Morgan de Sauw, côté incubateurs, se font les porte-paroles d’un événement (conférences, village des incubateurs, speed training…) qui ambitionne d’attirer « la plus grande audience possible », et de poser les bonnes questions d’une profession en plein chamboulement : problématique des déserts juridiques, de la dématérialisation des contacts ou de l’intelligence artificielle au service de l’efficacité des prestations.
Les Petites Affiches
Pourquoi lancer un réseau national des incubateurs ?
Lise Damelet
J’ai cofondé l’Incubateur du Barreau de Paris en 2014 (et qui soutient une dizaine de projets innovants, ndlr), afin d’accompagner mes confrères sur la transition numérique de nos services. On a déjà vu cette évolution se produire aux États-Unis, avec l’émergence des legaltech (nées là-bas dans les années 2000, ndlr). Nous sommes rattachés au conseil de l’ordre et en même temps suffisamment indépendants.
Éric Azoulay
L’initiative de mettre en place le Village des incubateurs émane du Conseil national des barreaux, en prenant l’exemple initial du barreau de Paris. Nous visons l’intérêt général de la profession, au-delà des clivages politiques, géographiques, générationnels. Il s’agit de donner une image moderne et technologique de ce qui nous attend. On ne voulait pas être à la traîne sur les questions de numérique.
Morgan de Sauw
Le principe est de mutualiser des tests d’outils techniques, financement mutualisé, c’est le but d’un incubateur au niveau national.
LPA
Quels sont les enjeux de la numérisation des outils ?
Lise Damelet
Il s’agit de structurer l’aide du barreau à nos confrères, en réfléchissant au financement, à leur formation. Dans les barreaux, on constate les mêmes besoins, les mêmes constats et les mêmes objectifs. Le numérique et le digital bouleversent notre quotidien, avec, parfois, une frilosité ou une peur de l’inconnu de la part de certains de nos confrères. Mais ce n’est pas nécessairement une question générationnelle. Il faut démystifier tout cela et appréhender ces outils pour faire comprendre ce en quoi les technologies vont impacter l’économie et le fonctionnement de leur cabinet, ainsi que les territoires. Concernant les déserts juridiques, le numérique est un remède car il permet d’abolir les distances, et pour les justiciables habitant dans des zones peu desservies par une offre physique de services juridiques, il offre la possibilité de consulter un avocat via notamment un site hébergé par le cabinet à des kilomètres de son domicile et auquel il se rendra par exemple une fois pour le rencontrer. C’est l’un des enjeux de la dématérialisation de la relation avocat-client.
LPA
Que dire de la formation des élèves-avocats aujourd’hui ?
Lise Damelet
Il faudrait proposer une formation dès les études, comme c’est le cas à l’université du Michigan : là-bas sont proposés aux étudiants des cours de starts-up, de la gestion d’entreprise… Si l’on veut que les collègues réussissent à gérer leur cabinet ou une legaltech, c’est nécessaire ici aussi. Beaucoup de nos collègues sont perdus. La découverte des enjeux numériques s’est traduite en 2014 par un prix de l’innovation décerné par le barreau de Paris. Captain Contrat comme Predictice ont été créés par des étudiants ! Puis la question se pose dans les écoles du barreau : est-ce qu’on ne pourrait pas introduire des MOOCS ou des examens en ligne ? On pourrait aider et accompagner ces porteurs de projets. L’Incubateur du barreau de Paris est actuellement en discussion avec l’École 42 (de Xavier Niel, ndlr). Ces pourparlers devraient aboutir à l’organisation d’un hackathon juridique et de formations numériques, dans les futurs locaux de l’Incubateur de Paris, où les ingénieurs pourraient rencontrer des avocats et des informaticiens.
LPA
Les avocats français sont-ils en retard ?
Lise Damelet
On nous reproche d’être très en retard et mal équipés, mais le manque de formation dans les études a sa part de responsabilité. J’ai réalisé que les incubateurs s’étaient formés dans les grandes agglomérations, donc la question du maillage territorial se pose également. À Toulouse, les avocats ont appris à coder et ont pu coder le site du barreau de Toulouse ! Leur Facebook n’a rien à envier aux legaltech américaines ! Ainsi, en trois-quatre ans, les legaltech françaises ont énormément progressé. Il faut arrêter de dire que les avocats français sont en retard ! On a été contactés par le barreau de Belgique, qui a lancé il y a quelques mois son propre incubateur et qui reprend la constitution initiale de l’incubateur du barreau de Paris. Au Québec, des discussions sont en cours pour accompagner la création d’une même structure. Même la Law Society de Singapour nous propose de travailler à fonder une structure similaire !
Éric Azoulay
Plus généralement, loin d’être en retard en matière de communication numérique, notamment avec les juridictions (RPVA), les avocats français sont, au contraire, précurseurs par rapport à leurs confrères européens. Certains — les Italiens et Espagnols — portent un intérêt à notre démarche et étudient notre système pour s’en inspirer.
LPA
Quels seront les temps forts de l’événement ?
Lise Damelet
Lors de ces journées, le jeudi portera sur la thématique de la justice prédictive, et le vendredi, sur le développement numérique des cabinets d’avocats. Il y aura des démonstrations d’outils innovants mais aussi de mini-conférences, avec des magistrats, des personnes qui ont testé Predictice. Hier s’est tenue une conférence de presse à l’occasion du lancement du réseau national des incubateurs.
Morgan de Sauw
Il y aura également des séances de speed training, un concept qui fonctionne très bien chez les avocats et qui constitue un moment privilégié pour échanger avec d’autres professions, faire le point, poser des questions, tester les outils…
LPA
Des projets forts ont-ils retenu votre attention ?
Lise Damelet
Les incubateurs pourront également présenter leurs logiciels de différentes natures. OpenFlow, par exemple, m’a d’abord étonnée déontologiquement tout en soulevant une grande réflexion, ce qui est nécessaire. Ce logiciel propose en somme un marché juridique d’occasion. Par exemple, si EDF a besoin d’une expertise concernant un montage financier et juridique, elle pourra accepter de payer moins cher cette prestation, car cette dernière sera revendue d’occasion à un prochain client à un prix diminué. Cela part du principe que la part du gâteau n’est pas fixe mais que le gâteau croît en fonction de l’offre. Comment l’avocat peut tirer profit de ce genre de services ?
Autre innovation intéressante : Softlaw, lancée par une avocate, Sandrine Morard, qui a dû se retirer du barreau depuis — c’était avant la loi Macron. Ce projet avait d’ailleurs été récompensé par un prix de l’innovation décerné par notre incubateur. Cette avocate constatait que, dans sa grosse structure, elle revoyait des dizaines de contrats, de documents, à la chaîne. Elle a eu l’idée d’utiliser l’intelligence artificielle, d’où son logiciel de revue intelligente de ces contrats. Cela permet de diminuer la marge d’erreur, et de soulever les clauses problématiques lors d’une acquisition, vérifier la clause de changement de contrôle… Le logiciel permet d’alerter s’il y a un problème. Les maîtres-mots deviennent précision et efficacité accrue.