Nuit du droit dans les Yvelines : une table ronde sur « le rôle du juge dans la garantie de l’État de droit »

Publié le 21/10/2024

La Nuit du droit du 3 octobre 2024, organisée à l’initiative du Conseil constitutionnel, a eu comme chaque année sa déclinaison dans les Yvelines. Au sein de la faculté de droit et de sciences politiques de l’université de Versailles Saint-Quentin-en-Yvelines le programme était dédié aux questions de droit et de démocratie. Pour la première table ronde, la thématique était « Le rôle du juge dans la garantie de l’État de droit ».

Hélène Molinari

Dans l’amphi 5 de la faculté, le rendez-vous est pris pour discuter du « rôle du juge dans la garantie de l’État de droit ». Sont présents : Marc Cimamonti, procureur général près la cour d’appel de Versailles, Jean-François Beynel, premier président de la cour d’appel de Versailles, Anne Villette, rapporteure publique à la 4e chambre de la cour administrative d’appel du tribunal de Versailles, ainsi que Jean-Pierre Camby, professeur associé à l’université de Versailles.

Avant leurs prises de parole, onze élèves de Master 1 ont sélectionné des textes à lire, entourées de leurs enseignantes Anne-Valérie Le Fur et Clara Bernard-Xémard. Ces étudiantes, qui préparent pour la majorité le concours d’accès à la magistrature, ont notamment rendu hommage aux écrits de Robert Badinter, mais ont aussi lu des passages de la Constitution, des extraits d’avis de la Cour de cassation ou encore de textes de loi.

« Il est malvenu de reprocher aux juges ce que la loi lui impose »

Puis est venu le temps des échanges. Chacun et chacune ont pu présenter leur analyse. À commencer par Marc Cimamonti, jouant le rôle de modérateur pour ce sujet, dit-il, « hautement inflammable ». Sa définition de l’État de droit repose sur la Commission de Venise qui « critérise l’État de droit avec ces items : légalité, sécurité juridique, prévention de l’abus de pouvoir, égalité devant la loi et la non-discrimination, accès à la justice. Un des sous-thèmes c’est l’indépendance et l’impartialité. Et un des items de ce sous-thème c’est le rôle du juge. Mais où est le procureur ? Où est l’avocat ? ». Le procureur se demande : « Est-ce que ce ne sont pas les pouvoirs exécutif et législatif qui ont un rôle plus important ? ». Car ce sont eux qui cadrent la jurisprudence. « Depuis vingt ans, les lois en matière de sanctions et d’exécutions des peines ont voulu réagir à la surpopulation carcérale en systématisant l’aménagement et la non-exécution des peines d’emprisonnement. Il est malvenu de reprocher aux juges ce que la loi lui impose ». Il se demande aussi si ce ne sont pas les juges administratifs et constitutionnels qui sont devenus « les garants prépondérants de l’État de droit avec leur capacité à juger directement la loi ». Selon lui, il y a une « crise de l’État de droit » depuis les années 2010 qui se concrétise par les états d’urgence, par la montée de l’illibéralisme et le populisme, par « une certaine tribalisation » ; il en appelle donc à des réponses concrètes.

« Le procès fait à l’État de droit est un procès en sorcellerie »

Jean-François Beynel est le suivant à s’exprimer. D’après lui, une « petite musique » s’insinue doucement dans les esprits – à l’image des propos du ministre de l’Intérieur, Bruno Retailleau affirmant il y a peu que l’État de droit ne serait ni « intangible ni sacré ». « Cette critique de l’État de droit va de pair avec la critique des juges », dit-il. « Les juges, par leur action, seraient devenus des gêneurs, par la simple application de la loi et de la jurisprudence, et bloqueraient les évolutions nécessaires ». Or, Jean-François Beynel cite les propos du premier président de la Cour de cassation, Christophe Soulard : « Les pouvoirs dont disposent les juges sont d’abord des devoirs ».,Pour le premier président, « le procès fait à l’État de droit est un procès en sorcellerie » et « le débat public est gagné par le doute ». L’État de droit n’est pas « un obstacle à l’action publique », mais il en est « le moteur indispensable ». Ce n’est pas non plus « un empêchement à l’expression de la souveraineté », mais « il la permet en donnant à chacun le droit à l’expression et à la liberté de penser ». Pas de monopole des juges, car même s’ils sont emblématiques, « nous sommes tous acteurs et metteurs en scène de l’État de droit ».

Enfin, pour évaluer le respect de l’État de droit dans un pays, Jean-François Beynel partage sa « recette ». Prendre les notaires, les religieux, les médecins, les avocats et les journalistes et se poser la question : comment l’organisation juridique du pays respecte-t-elle leur secret professionnel ? La réponse vous aiguillera vers un certain respect ou non de l’état de droit.

« Assurer le respect vertical des normes »

Dans son intervention, Anne Villette a souhaité s’attacher au caractère procédural de l’État de droit : « Dans ce cadre procédural, le juge a une très grande place et un grand rôle à jouer ». En tant que magistrate administrative, son rôle est de faire respecter la hiérarchie des normes, qui « implique qu’il y ait des normes que l’État ne puisse affecter » – c’est le principe de notre Constitution. « Procéduralement il n’y a aucun moyen de garantir l’État de droit », dit-elle, mais « le garde-fou c’est l’idée de l’État de droit ». Elle ajoute que « c’est le travail quotidien du magistrat d’assurer ce respect vertical des normes entre elles », sans que le juge soit « un administrateur » et en respectant la distinction avec les pouvoirs exécutif et législatif. « Nous ne sommes pas là pour déterminer la meilleure politique à mettre en œuvre ».

Rappelant que l’ensemble des citoyens sont égaux devant la loi, Anne Villette note que ce principe « irrigue l’ensemble du droit » : égalité dans l’accès à l’emploi public, égalité du suffrage, etc. « C’est le travail quotidien des juges administratifs et constitutionnels de sanctionner l’application de ces principes et son effectivité. Le panel d’intervention du juge reste assez étoffé. Le juge administratif n’est bien sûr pas le seul acteur. Le juge judiciaire y a sa place, tout comme l’ensemble des citoyens, des administrations et des autorités publiques ont un rôle à jouer en la matière ».

L’État de droit, c’est le « Léviathan »

Le professeur Jean-Pierre Camby conclut la table ronde en indiquant que l’État de droit, soit « l’État subordonné au droit », « la hiérarchie des normes », « la séparation des pouvoirs » « c’est le Léviathan auquel nous sommes tous soumis parce que c’est la règle de vie commune ». Cette règle provient du peuple et de « notre accord à tous ». Il considère alors que le juge a « un rôle éminent » : il est « garant de l’ordre public, matériel ou immatériel, il est là pour sanctionner les comportements déviants », mais, demande-t-il, « quel rôle joue-t-il dans la séparation des pouvoirs ? ».

Il s’inquiète ainsi de la tendance du juge à investir les mandats politiques – il fait référence à l’affaire Fillon avec intervention du juge au cours d’une campagne électorale. « On a bien vu à quel point le droit, les élections pouvaient être heurtées par des décisions, fussent-elles légitimes de la part de la justice ». Jean-Pierre Camby termine enfin sur ces mots : « Le juge est absolument irremplaçable. Car comme disait M. Badinter, il vaut mieux trop de juges que pas assez » !

Hélène Molinari

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