Réaction à la position de la Conférence des bâtonniers sur la confidentialité des consultations juridiques de juristes d’entreprise

Publié le 30/04/2024
Réaction à la position de la Conférence des bâtonniers sur la confidentialité des consultations juridiques de juristes d’entreprise
Deivison/AdobeStock

Une ancienne membre du conseil de l’ordre, un pénaliste, ainsi qu’un avocat salarié dans une entreprise multinationale répondent à ce qu’ils considèrent être une campagne de désinformation contre les projets de loi Terlier et Vogel. Selon eux, ce projet est soutenu par les avocats et alignerait la France sur ses voisins de la même tradition juridique. Contrairement à ce qui est affirmé sur les réseaux sociaux, il n’étend pas le secret professionnel aux juristes d’entreprise et n’empêchera pas l’accès des autorités et des citoyens aux preuves.

Le président de la Conférence des bâtonniers a appelé les députés à rejeter les projets de loi tendant à protéger les consultations juridiques des juristes d’entreprise en prétendant que la profession d’avocat y serait opposée (I), avec cinq arguments à l’appui : le secret professionnel (II) ; le droit de la preuve et l’opacité (III) ; le procès équitable (IV) ; et l’américanisation (V)1.

Au titre du respect du principe du contradictoire, et pour la complète information de notre représentation nationale et de nos consœurs et confrères, nous proposons d’exposer ici l’inexactitude de ses propos.

I – La profession d’avocat n’est pas opposée au projet de loi

163 barreaux, à savoir tous les barreaux français sauf celui de Paris, ont adopté des motions d’opposition à ce projet de loi2. Autrement dit, la moitié des avocats français seulement pourrait être retenue comme opposée à ce projet de loi (avec la réserve de la représentativité des instances de la profession).

Nous noterons à ce titre que les seuls travaux scientifiques réalisés en la matière, par des avocats, à savoir le Livre Blanc de l’ECLA publié aux éditions Lexis Nexis3, le rapport sur l’avenir de la profession d’avocat4, et le rapport remis au Premier ministre par le député Raphaël Gauvain faisant des propositions au gouvernement pour rétablir la souveraineté de la France et de l’Europe et protéger nos entreprises des lois et mesures à portée extraterritoriale5 ont tous conclu en faveur d’une confidentialité des avis des juristes d’entreprises.

Avec d’une part des travaux scientifiques et, d’autre part, des « motions » élaborées sans méthodologie préalablement publiée, il semblerait que les confrères qui se sont réellement penchés sur le sujet militent en faveur de la confidentialité.

II – Le projet de loi n’étend pas le secret professionnel aux juristes d’entreprise

La Conférence des bâtonniers affirme que la reconnaissance du legal privilege « serait de nature à affaiblir le secret professionnel de l’avocat ». Elle affirme également que « la garantie des droits de la défense repose sur ce secret professionnel, pilier de la relation de confiance entre avocats et clients, assurant la préservation de l’équité et de la justice. On ne peut étendre ce secret aux juristes dont les missions se bornent aux intérêts de l’entreprise ».

L’affirmation selon laquelle la proposition de loi « étendrait » le secret professionnel aux juristes est contredite par le texte même du projet de loi.

La proposition de loi prévoit d’inscrire dans la loi la confidentialité des consultations juridiques rédigées par un juriste, sous certaines conditions tenant essentiellement aux diplômes de l’auteur de la consultation, à la formation du juriste d’entreprise, à la destination de la consultation et à l’apposition de la mention « confidentiel – consultation juridique – juriste d’entreprise » sur la consultation (conditions qui ne sont pas totalement figées, compte tenu des discussions en cours sur ces textes). En outre, cette confidentialité ne serait pas applicable en matière pénale et fiscale6.

Autrement dit, il s’agit d’une confidentialité rattachée à la nature des documents et qui ne peut être opposée qu’en matière civile, commerciale et administrative.

Cette confidentialité n’a rien à voir avec le secret professionnel de l’avocat qui est rattaché à la personne de l’avocat et à toutes ses correspondances (sauf exceptions), et dont le premier objectif est de préserver les droits de la défense en matière pénale7. C’est presque l’exact opposé du secret professionnel d’un point de vue conceptuel. L’affirmation selon laquelle ce projet de loi étendrait le secret professionnel est ainsi erronée en ce qu’elle fait fi du texte du projet de loi et repose sur une confusion de deux concepts juridiques radicalement différents.

III – La confidentialité dans le projet de loi ne s’applique pas aux preuves factuelles et aux témoignages de lanceurs d’alertes

Ainsi qu’exposé plus haut, le projet de loi s’applique aux consultations juridiques, et uniquement à celles-ci. Il est d’ailleurs prévu une sanction pénale de 15 000 € d’amende et une peine de prison d’un an d’emprisonnement pour le juriste qui aura « apposé sur tout document la mention “confidentiel – consultation juridique – juriste d’entreprise” » sur un document qui n’est pas une consultation juridique.

Ainsi, contrairement aux affirmations de M. Fernandez, la confidentialité ne s’applique pas aux faits, ou aux preuves factuelles de manière générale (qui ne sont donc pas des consultations juridiques), et ne peut ainsi empêcher les citoyens ou les autorités françaises d’accéder à des preuves factuelles et encore moins porter atteinte aux lanceurs d’alerte.

L’affirmation de la Conférence des bâtonniers ne trouve ainsi aucun ancrage dans le projet de loi. Bien au contraire, le projet de loi prévoit que toute application incorrecte de la loi entraînerait un risque pénal pour le juriste et serait facilement contrée par la procédure de levée de la confidentialité prévue dans la loi8.

Par exemple, un directeur juridique qui apposerait ou ferait apposer la mention « confidentiel – consultation juridique – juriste d’entreprise » sur tous les échanges internes sensibles relatifs à un contrat, afin d’éviter d’avoir à les produire dans une procédure contentieuse judiciaire ou arbitrale, et ce, alors même que ces échanges ne sont pas des consultations juridiques au sens de la loi, risquerait certainement des poursuites en même temps qu’il pourrait faire engager la responsabilité pénale de la personne morale en sa qualité de représentant le cas échéant.

Il en irait de même d’un directeur juridique qui apposerait la mention sur des éléments de preuves factuelles comme des documents techniques ou des contrats, des ententes anticoncurrentielles ou tout autre élément factuel de manière générale.

La proposition de loi par ailleurs ne contient aucun élément qui laisserait supposer que la confidentialité s’appliquerait aux témoignages des lanceurs d’alertes, et il nous est difficile d’envisager comment un témoignage factuel pourrait être caractérisé de « consultation juridique ». Les arguments relatifs à une atteinte aux lanceurs d’alerte ne trouvent ainsi aucun ancrage dans le texte et relèvent de la pure imagination.

Enfin, il sera rappelé que la jurisprudence est très évolutive en matière d’admissibilité des preuves avec notamment la décision de la Cour de cassation de décembre 2023. Il semble ainsi nécessaire de garder distance et raison vis-à-vis des textes en ayant conscience de l’applicabilité de ces derniers.

IV – Procès équitable

Le président de la Conférence des bâtonniers affirme que « cette évolution serait de nature à instaurer une rupture d’égalité entre les justiciables devant la loi, puisque seules les entreprises employant des juristes pourraient bénéficier de la confidentialité au détriment des personnes physiques ».

C’est l’inverse qui est vrai.

Actuellement, dans une procédure d’arbitrage international entre une petite entreprise française (qui, comme beaucoup de petites entreprises françaises a un juriste ou un avocat attitré qui l’accompagne dans son activité) et un grand fournisseur allemand (dont les consultations juridiques bénéficient de la confidentialité), le tribunal arbitral peut ordonner à l’entreprise française de produire les consultations juridiques alors qu’il ne peut pas ordonner à l’entreprise allemande de le faire.

Ceci crée un déséquilibre dans les procédures civiles et commerciales au détriment des entreprises françaises qui est particulièrement inéquitable et qu’il convient de corriger. Tout patriote s’offusquerait de cette situation et soutiendrait ce texte sans hésitation aucune.

V – Le legal privilege est adopté par des pays de tradition civiliste comme la France

Enfin, le président de la Conférence des bâtonniers juge que « cette proposition marquerait un point de rupture avec la tradition juridique de la France, pays de droit civil et non de Common law » et exhorte la représentation nationale à ne pas « céder à l’américanisation de notre système sans en peser les conséquences, car nous risquons de jouer avec nos principes et nos valeurs comme le feraient d’apprentis sorciers ».

Tout ce qui est excessif est insignifiant.

Ainsi que le démontre le rapport remis au Premier ministre par le député Raphaël Gauvain9, l’Allemagne, la Belgique, l’Espagne, l’Italie et les Pays-Bas, États qui partagent la même tradition juridique que la France, ont adopté depuis longtemps la confidentialité des avis des juristes d’entreprise.

C’est d’ailleurs pour cette raison qu’une étude d’impact n’est pas nécessaire en l’espèce puisqu’il suffit de constater le succès de ce dispositif dans ces pays pour se convaincre de la nécessité d’aligner la France sur ses voisins européens.

À la lumière de ces explications, on ne peut que regretter qu’en 2024 les représentants de la profession d’avocats choisissent « la tradition » à la modernité en agitant le drapeau de la peur.

Le legal privilege n’est pas mort, vive le legal privilege !

Notes de bas de pages

  • 1.
    V. M. Jean-Louis Fernandez, « Les petits secrets : pourquoi la confidentialité des consultations juridiques des juristes d’entreprise entrave les droits des citoyens », Le Monde du Droit, 16 avr. 2024 ; GPL 23 avr. 2024, n° GPL462g6.
  • 2.
    V. M. Jean-Louis Fernandez, « Les petits secrets : pourquoi la confidentialité des consultations juridiques des juristes d’entreprise entrave les droits des citoyens », Le Monde du Droit, 16 avr. 2024 ; GPL 23 avr. 2024, n° GPL462g6.
  • 3.
    V. ECLA White Paper, P. Cohen et C. Roquilly (coord.), Company Lawyers : Independent By Design, 2014, LexisNexis, ECLA, EDHEC. Disponible en langue anglaise : https://lext.so/nfPC7X. V. la contribution de J. Barthélémy, p. 51 et s.
  • 4.
    V. rapp. confié par M. Jean-Jacques Urvoas, garde des Sceaux, ministre de la Justice à M. Kami Haeri, avocat au barreau de Paris, L’avenir de la profession d’avocat, 2017, p. 71 et s., qui conclut qu’« aujourd’hui, les 16 000 juristes d’entreprise (qui représentent ainsi la seconde profession du droit sur le territoire), malgré des études extrêmement similaires à celles des avocats, ne bénéficient pas de la confidentialité de leurs échanges ni d’un statut unitaire. Cette situation est assez unique, étant rappelé que la grande majorité des États européens et anglo-saxons reconnaissent et protègent déjà la confidentialité des avis des juristes d’entreprise, qui ne peuvent donc pas être saisis par les autorités judiciaires ou administratives. L’avis du juriste d’entreprise est donc extrêmement sensible en France ; et l’unique moyen d’obtenir un conseil juridique couvert par le privilège de la confidentialité est de recourir à un avocat extérieur. En effet, les avis juridiques que le juriste d’entreprise donne à son seul client – l’entreprise qui l’emploie – ne sont pas confidentiels par nature et, partant sont saisissables par les autorités d’enquête et de contrôle. Cela soulève une importante question de compétitivité des entreprises française au niveau international : de nombreuses entreprises délocalisent leurs directions juridiques dans un des (nombreux) pays qui protègent la confidentialité des avis des juristes d’entreprises. Plus impressionnant encore : les groupes internationaux implantés en France ont 80 % de leurs directions juridiques hors de France » : https://lext.so/gXIbi9.
  • 5.
    V. rapport remis au Premier ministre par le député Raphaël Gauvain, Rétablir la souveraineté de la France et de l’Europe et protéger nos entreprises des lois et mesures à portée extraterritoriale, 2019 : https://lext.so/e-15Xb.
  • 6.
    Le dossier législatif est consultable sur le site de l’Assemblée nationale : https://lext.so/ZwVxvt.
  • 7.
    Pour approfondir cette distinction, nous invitons le lecteur à consulter le site du Conseil Constitutionnel sur cette question : https://lext.so/9wHJFu.
  • 8.
    Il est en effet prévu dans le projet de loi une procédure de levée de la confidentialité. V. AN, Confidentialité des consultations des juristes d’entreprise, pts 16 et s. : https://lext.so/ZwVxvt.
  • 9.
    V. rapport remis au Premier ministre par le député Raphaël Gauvain, Rétablir la souveraineté de la France et de l’Europe et protéger nos entreprises des lois et mesures à portée extraterritoriale, 2019, p. 48 : https://lext.so/e-15Xb.
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