TC de Créteil : l’IA au secours d’un tribunal dans la tempête économique

Publié le 05/03/2025
TC de Créteil : l'IA au secours d'un tribunal dans la tempête économique
Ville de Créteil

Alors que la situation économique se tend, le tribunal de commerce de Créteil doit faire face aux difficultés des entreprises à effectif constant. Pour faire face, le président compte sur les progrès techniques que constituent l’IA et la digitalisation de la justice.

Pourquoi ne pas profiter de l’audience de rentrée du tribunal de commerce de Créteil, ce 27 janvier 2025, pour déclarer son bonheur de travailler dans la concorde ? Voilà, semble-t-il, l’état d’esprit qui animait les deux têtes du tribunal en cette matinée pluvieuse et glaciale. « Je souhaite témoigner de votre engagement quotidien à la tête de cette juridiction. Vous faites preuve d’une incroyable énergie pour assurer le bon fonctionnement du tribunal. Vous êtes disponible, vous venez aux audiences, attentif à tout le monde et surtout vous avez une réelle expertise dans la justice commerciale, vous avez une vision juste des choses, vous connaissez bien les dossiers les plus importants de la juridiction. Je vous ai vu souvent conseiller vos collègues avec bienveillance. Et toujours dans la bonne humeur et avec un peu d’humour. Vous avez tout mis en œuvre pour nous accueillir (…) dans les meilleures conditions. Travailler avec vous, c’est facile, rapide, efficace et convivial, que demander de mieux ? », se réjouissait Didier Allard, vice-procureur de la République, dans son discours d’introduction. À quoi répondait Philippe Jombart, président du tribunal depuis trois ans : « Monsieur le procureur de la République, je veux souligner une nouvelle fois la qualité des relations que nous entretenons avec le parquet et vous-même en particulier. La présence du parquet chaque mercredi à nos audiences de procédures collectives et de sanctions est très importante, d’abord parce que nous apprécions l’angle et la qualité des interventions du ministère public et ensuite parce que nos contacts fréquents nous ont permis d’établir des relations fluides et de mieux coopérer. »

Trompeuse inflation du nombre d’entreprises

De la gentillesse, de la bienveillance et de l’affection, ce sera bien le minimum dont les acteurs de la justice auront besoin pour affronter les turbulences économiques qui guettent le Val-de-Marne. Le département compte 162 000 entreprises, dynamisées par l’Aéroport d’Orly et le marché de Rungis. On peut aussi y trouver les sièges de Fnac-Darty, les centrales d’achat de Leclerc et de Système U, ou encore l’hôpital d’excellence Gustave Roussy. L’arrivée de la ligne 14 à Orly, en juin 2024, et l’ouverture prochaine de la ligne 15 sont aussi vues comme de nouveaux atouts. Mais ni le président du tribunal, ni le vice-procureur ne veulent être trompés par l’inflation du nombre d’entreprises – 8 000 entreprises sont venues s’ajouter cette année au registre du commerce et des sociétés. Car la part des sociétés unipersonnelles est dans le même temps passée de 30 à 40 %. Une évolution révélatrice « d’une tendance des entreprises plus importantes à moins embaucher et à recourir à de petites entreprises pour des prestations », estime le vice-procureur. Dans le même temps, 7 128 sociétés ont été radiées du registre. Parmi elles, 500 étaient identifiées comme faisant partie d’un réseau de fraude nationale, et le greffe du tribunal, travaillant de concert avec le service des faux documents de la préfecture de police, a effectué 186 signalements à Tracfin, participant ainsi à la lutte contre le blanchiment de capitaux et le financement du terrorisme.

En 2024, le tribunal a prononcé 22 600 décisions, soit 46 % de plus qu’en 2023. Cette augmentation est intégralement liée à l’injonction faite aux entreprises de déclarer leurs bénéficiaires effectifs. La mise en place de requêtes dématérialisée d’injonction sous astreinte, depuis mars 2024, a permis de faire grimper le taux d’entreprises à jour de déclaration de 82% en 2023, à 90,2% en 2024. « 8 582 requêtes ont été transmises aux sociétés concernées, et il reste 14 100 sociétés à enjoindre. Nous avons transmis 1 300 ordonnances de sociétés existantes, mais n’ayant pas exécuté l’injonction de payer, à la direction des finances publiques, ce qui représente deux millions d’euros à recouvrer », détaille Didier Allard. Le nombre de contentieux, 1 349, reste stable (+ 3 %), leur délai moyen de traitement, de 7 mois, dont 5 pour la mise en état. 449 ordonnances en référé ont été rendues en 2025, soit une augmentation de 5 %. Le nombre d’injonctions à payer se maintient aussi à 4 519, soit une augmentation de 5 % par rapport à 2023. « Le niveau élevé d’injonction à payer que nous avons atteint traduit pourtant la tension qui pèse sur les trésoreries de nos entreprises », s’inquiète Philippe Jombart.

« Un contexte d’instabilité politique qui freine l’activité économique »

Les chiffres du traitement des difficultés rencontrées par les entreprises ont en revanche de quoi alarmer la justice commerciale. Le nombre d’ouverture de procédures collectives a bondi de 36 % par rapport à 2023, pour atteindre 1 343 entreprises ont été liquidées cette année, soit 34 % de plus que l’année précédente. Les redressements judiciaires ont bondi de 50 %, s’élevant à 167. Enfin, 15 procédures de sauvegardes ont été lancées, contre 8 l’année précédente. « Le nombre de création d’entreprises, pour la majorité unipersonnelle, est à mettre en regard avec le nombre de faillites cette année, marquée par un contexte d’instabilité politique qui freine l’activité économique », estimait Philippe Jombart alors que l’incertitude régnait encore quant à l’adoption du budget de l’État et de la sécurité sociale. « L’accroissement du nombre d’ouverture de procédures collectives vient exclusivement des assignations des créanciers, qui sont passées de 307 en 2023, à 720 cette année, principalement pour des dettes sociales et fiscales. On ne peut plus les mettre sur le compte de l’effet de rattrapage de la période Covid », poursuit-il. L’AGS a avancé 33 millions d’euros pour 459 entreprises, avec en tête, celles du BTP (40 %) et du commerce (27 %). Les décisions du tribunal ont fait l’objet de 124 appels, 28 d’entre elles ont été totalement infirmées, et 47, partiellement. « L’analyse des arrêts contentieux oriente nos efforts sur les litiges liés au BTP, à la concurrence déloyale et aux locations financières », en déduit Philippe Jombart.

Quant au rôle de prévention des difficultés des entreprises, là encore, les résultats ne sont pas satisfaisants. Sur les 721 chefs d’entreprise convoqués par le tribunal, la moitié seulement se sont rendus aux rendez-vous. On relève le même taux d’absentéisme pour les rendez-vous des affaires envoyées en conciliation. « 63 conciliations ont été organisées sur les 1 378 jugements prononcés. Cela ne fonctionne guère, car les parties ne veulent plus concilier », déplore Didier Allard.  « Cela confirme l’avis de la Cour des comptes de 2024 sur le fait que le dispositif est perfectible », estime Philippe Jombart. Le tribunal ne se décourage pas, et espère que l’introduction des audiences de règlement amiable (ARA) permettra d’améliorer les résultats en la matière. Pour améliorer cet axe de travail du tribunal, en 2025, le champs des critères de ciblage sera élargi, afin de mieux identifier les entreprises en difficulté, et les échanges avec les Urssaf et le commissariat au redressement productifs seront plus étroits, promet le président du tribunal, donnant en exemple l’accord signé en octobre avec la directrice des finances publiques du département. « Il est nécessaire d’identifier au plus tôt les situations dégradées, soit par l’analyse de données juridiques, soit par celle des comptes annuels ou l’inscription de privilèges », estime Didier Allard.

Soutiens et sanctions

« Les dirigeants de TPE n’osent pas franchir la porte du tribunal, de peur du coût que pourrait représenter un accompagnement par nos soins, et ne connaissent malheureusement pas suffisamment les aides qui peuvent leur être apportées », souligne le président. Les chefs d’entreprise peuvent même compter sur l’APESA 94, qui fournit une aide psychologique aux chefs d’entreprise au bord du gouffre, qui a par exemple formé cette année 21 sentinelles, responsables de 11 alertes et de 6 prises en charge psychologiques.

Si le tribunal peut être un appui, il a aussi un rôle de sanctions : ainsi, en 2024, 75 sociétés ont été sanctionnées parce qu’elles n’avaient pas déclaré leur état de cessation de paiements dans les 45 jours, contre 15 sanctions similaires seulement en 2023. « Une meilleure collaboration s’est également établie entre le parquet et le greffe et les mandataires et administrateurs, pour faciliter la saisine de votre juridiction en prérédigeant les requêtes (…) Mais on peut, je pense, accroître encore le nombre de saisines, il est important de sanctionner les comportements irresponsables de dirigeants dont les fautes peuvent entraîner des conséquences graves sur l’ordre public économique et bien sûr, sur l’emploi », estime le procureur de la République.

Dernier grief de la dyarchie à la tête du tribunal : les dysfonctionnements du Guichet unique. Déjà défaillant lors de son lancement en 2023, un dispositif de secours avait été mis en place, qui a pris fin en janvier 2025. « Depuis, les déclarants subissent les nombreux dysfonctionnements de cette plateforme dont le blocage complet des dossiers et ce sans pouvoir trouver de solution auprès de leur nouvel interlocuteur unique, l’INPI. Cette situation est extrêmement préjudiciable pour les entreprises et fait peser sur le greffe des tribunaux de commerce le mécontentement des usagers », rappelle Philippe Jombart.

53 juges en 2026

« Il faudra faire face, en 2025, à une forte activité en matière de traitement des difficultés des entreprises, et ce avec moins de juges, grâce à une nouvelle organisation des chambres de procédure collective », annonce Philippe Jombart. Et en attendant la réforme du livre VI du Code de commerce, à laquelle la Conférence générale des juges consulaires, dans laquelle est impliquée Philippe Jombart, a participé, et à laquelle « il faudra s’adapter, le moment venu », la priorité de 2025 est avant tout de « recruter des juges de qualité et de se donner les moyens d’accroître leurs compétences », estime le président. Car si 10 nouveaux juges, élus en octobre, ont été intronisés au début de l’audience solennelle, 13 ont quitté le tribunal en 2024. Christian Fosse, un des vice-présidents, est décédé en juin, et 3 juges ont dû rendre leur tablier, atteignant la limite d’âge de 75 ans.

En ce début 2025, le tribunal de commerce de Créteil compte 49 juges pour 51 postes, dont dix femmes, âgés en moyenne de 62 ans. « La dernière promotion comptait cinq femmes pour dix juges, d’un âge moyen de 56 ans », s’enorgueillit le président. Les juges les plus jeunes étant encore en activité, ils sont par définition moins disponibles que les plus âgés. « Je vais donc demander une augmentation progressive de nos effectifs, pour passer à 53 juges en 2026 », précise Philippe Jombart. Le tribunal va produire des films de promotion et les diffuser sur son profil LinkedIn pour attirer d’éventuels nouveaux candidat.es.

Le recours à l’IA pour faciliter le travail des juges

Mais le président compte aussi, pour relever les défis de 2025, sur la facilitation du travail des juges et du greffe, notamment grâce à l’intelligence artificielle. Un mouvement qui a déjà commencé par le développement de modules d’automatisation en 2024. « Tout en préservant l’office du juge, la confidentialité des données personnelles, le respect du contradictoire et du délibéré », précise l’ancien cadre de Renault, auteur d’un ouvrage portant sur « l’excellence opérationnelle ». Il compte aussi pour cela accélérer le mouvement de dématérialisation entamé, recourir plus systématiquement au tribunal digital, à la signature et à la notification électronique. Enfin, « le greffe étendra ses actions concernant l’absence de formalités au RCS et exercera un contrôle accru sur les activités réglementées, tel que l’exercice illégal de l’activité d’expert-comptable », prévient-il.

L’homme ne veut pas quitter la scène sans rappeler l’injustice faite à ses yeux au tribunal de Créteil, écarté de l’expérimentation des tribunaux d’activité économique. « Sans doute n’avons-nous pas su obtenir les soutiens politiques adéquats, puisqu’il s’agit avant tout de cela », commente-t-il avec un zeste d’amertume dans la voix. Il poursuivra comme ses prédécesseurs, assure-t-il, le combat pour que le tribunal de commerce de Créteil retrouve sa place dans la hiérarchie des tribunaux de commerce, peut-être aidé en cela par ses attributions de président de la 14e région au sein de la Conférence générale des juges consulaires de France et de suppléant au Conseil national des tribunaux de commerce. Sur ces promesses, il est temps de repasser aux amabilités autour d’une coupe de champagne, avant d’affronter les frimas de 2025.

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