Éloge de la réforme des retraites
Depuis qu’elle a été engagée, la réforme des retraites accumule les déconvenues. Pour le chef de la majorité, le succès est donc total. En quoi est-ce un succès total ? Réponse dans cet article.
« Les citoyens, les journalistes, les politologues n’ont pas compris : pourquoi M. Strauss-Kahn a-t-il fait exploser sa candidature à la présidence de la République alors qu’il paraissait élu d’avance ? Pourquoi M. Sarkozy a-t-il promis, contre toute vraisemblance, d’être “le candidat du pouvoir d’achat” ? »1. Pourquoi, pourrait-on ajouter, M. Fillon s’est-il engagé à retirer sa candidature à l’élection présidentielle s’il était mis en examen ? Et pourquoi M. Hollande a-t-il fait le choix de ne pas être candidat à sa réélection en 2017 ? Et enfin, dans le cadre de la réforme des retraites, pourquoi M. Macron attache-t-il un soin particulier à se rendre le plus impopulaire possible auprès des Français, non seulement lui, mais toute la majorité qui le soutient ?
Les années ont passé, mais la thèse défendue par Frédéric Bon et Michel-Antoine Burnier, dans Que le meilleur perde. Éloge de la défaite en politique, cet opus indispensable à tout citoyen, n’a rien perdu de sa superbe. Qu’il soit permis d’en livrer quelques extraits. « Nous sommes victimes d’une étrange illusion ». Nous croyons, en effet, « que le projet majeur de nos dirigeants est d’accéder au pouvoir ou de s’y maintenir ». Or, « une observation attentive de la réalité prouve qu’il s’agit exactement de l’inverse. L’objectif profond des hommes politiques, ce n’est pas de s’installer à l’Élysée, de s’imposer au gouvernement ou de gagner une majorité à l’Assemblée nationale ; l’objectif profond des hommes politiques, ce n’est pas la victoire, mais la défaite ». Quel est l’intérêt, en effet, de devoir confronter des engagements de campagne au réel, assumer des reculs et multiplier les échecs ? C’est pourquoi les responsables politiques font tout pour perdre le pouvoir, ou ne pas le conquérir. Seul le bonheur d’être (ou de retourner) dans l’opposition, pour reprendre l’heureuse formule de Guy Carcassonne, peut justifier tant d’intempérance au sein de la majorité. Quel bonheur de ne pas siéger dans le groupe majoritaire ou au sein de ceux qui le soutiennent ! « Le député de l’opposition peut jouir l’esprit libre de sa situation privilégiée. C’est décontracté qu’il arrive au Palais Bourbon, distrait qu’il siège en commission, gourmand qu’il pénètre en séance. À peine a-t-il besoin de tenter de mettre les rieurs de son côté tant il est déjà rieur lui-même, comme le sont ses amis. Une fois pour toutes, il estime que son seul devoir est la critique, aussi virulente que possible, à laquelle il emploiera joyeusement toutes ses ressources, y compris la mauvaise foi dont les pires manifestations ne sont pas vécues comme un vilain procédé, mais comme une bonne farce »2. Le membre de la majorité, quant à lui, doit obéir à la discipline majoritaire. Défendre des « textes [qui] sont soupçonnés de n’aller pas assez loin, de ne pas délivrer à l’électorat de messages assez forts, assez clairs »3. Pire : défendre des réformes impopulaires face aux journalistes ou quand il est de retour dans sa circonscription. Voilà pourquoi nos représentants n’aspirent qu’à une seule chose : rester (ou retourner) dans l’opposition.
Sous réserve de son absence de censure par le Conseil constitutionnel, la réforme des retraites met de nouveau en lumière ce dessein caché. Seule la thèse du « victoricide » (« ceux qui tuent leur propre victoire ») peut expliquer, en effet, tant d’inconséquence dans l’adoption d’un texte dont on peut dire qu’il est déjà, à l’instar du chat de Schrödinger, à la fois vivant et mort. Le mode opératoire est éprouvé. Le président de la République, en sa qualité de chef de la majorité (quoi qu’en dise la Constitution), a scrupuleusement respecté tous les préceptes du « mal légiférer ». Voici le vade-mecum qu’il importe de suivre à la lettre afin de se débarrasser, au plus vite, de ce fardeau que constitue la détermination de la politique de la Nation.
Après avoir été élu président de la République en ayant annoncé la fin de la présidence jupitérienne au profit d’une méthode permettant de « rassembler plus largement tous les responsables politiques sincères »4, annoncez sans tarder l’engagement d’une réforme impopulaire.
Méfiez-vous, toutefois. Les réformes les plus dépréciées peuvent susciter l’adhésion d’une partie de l’électorat, des syndicats et des parlementaires de l’opposition si vous prenez le risque d’organiser de véritables concertations à l’issue desquelles ils auront l’impression que leur avis a été sérieusement pris en considération. Veillez donc à n’organiser que des consultations formelles, en précisant d’emblée que le cœur de votre réforme (la retraite à 64 ans) n’est pas négociable.
Afin de décupler le mécontentement, pensez à mobiliser de concert tous les mécanismes constitutionnels qui permettent à votre gouvernement d’avancer à marche forcée. Pensez aux ressources insoupçonnées de l’article 44, alinéa 3, de la Constitution qui empêche de voter des amendements, et bien sûr à l’article 49, alinéa 3, qui permet, sauf renversement du gouvernement, de faire adopter la réforme sans la mettre aux voix. Par ailleurs, certaines dispositions du règlement de chaque assemblée, maniées avec désinvolture, confirmeront votre conception autoritaire du pouvoir en limitant les prises de parole de l’opposition.
N’hésitez pas à aller plus loin. Prévoyez l’examen du texte dans le cadre d’une procédure qui n’a pas été conçue pour l’examen d’une réforme des retraites. L’article 47-1 est la disposition idéale, d’autant qu’elle permet de limiter drastiquement le temps d’examen du texte au sein des chambres.
Mais ce n’est pas suffisant. Le recours abusif à ces mécanismes de parlementarisme rationalisé prévus par la Constitution de la Ve République risque d’être toléré si la pertinence de la réforme impopulaire que vous défendez peut être démontrée. Attention à ne pas passer pour un grand homme politique, prêt à endosser la paternité d’un texte décrié au motif que vous percevez, mieux que le peuple français, ce qui est bon pour lui sur le long terme. C’est pourquoi vous veillerez à mettre en lumière, en faisant passer cela pour une maladresse, les contradictions qui traversent la réforme et le discours qui la défend dans l’étude d’impact que vous publierez5. Appuyez-vous également sur des données non sourcées, en priant pour qu’un député de l’opposition s’en émeuve devant la représentation nationale et les principaux médias6. L’essentiel étant de laisser entrevoir une volonté manifeste de porter atteinte à l’exigence constitutionnelle de clarté et de sincérité des débats parlementaires.
Vous y êtes presque. Vous avez réussi à montrer, en l’espace de quelques semaines, que vous étiez capable de concilier autoritarisme et amateurisme. La fin est proche. Vous allez (enfin !) pouvoir envisager de dissoudre, dans le secret espoir de perdre la majorité à l’Assemblée nationale. Attention toutefois… Gardez à l’esprit que les groupes parlementaires d’opposition n’ont nullement l’intention de devenir majoritaires ! Depuis le début, ils ont vu clair dans votre jeu. Voyez comment, d’un côté de l’hémicycle, ils s’attachent à se décrédibiliser méthodiquement en se laissant accuser de « bordéliser » le débat7. Mesurez le soin apporté, de l’autre côté de l’hémicycle, à surjouer l’incompétence en se gardant de proposer la moindre alternative sérieuse au projet gouvernemental. Rien n’est encore joué. Seul le meilleur perdra.
Notes de bas de pages
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1.
M.-A. Burnier, Que le meilleur perde. Éloge de la défaite en politique, 2012, Plon.
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2.
G. Carcassonne, « Le bonheur de l’opposition », Pouvoirs 2004, n° 108, p. 154.
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3.
G. Carcassonne, « Le bonheur de l’opposition », Pouvoirs 2004, n° 108, p. 147.
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4.
F. Vignal, « Projet d’Emmanuel Macron : le changement dans la continuité », Public Sénat, 17 mars 2022, consultable à l’adresse https://lext.so/OSjgRv.
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5.
S. Lemoine, « Réforme des retraites : ce que dit l'étude d'impact du gouvernement sur les niveaux de pensions et les femmes », Franceinfo, 23 janv. 2023, consultable à l’adresse https://lext.so/dj1B03.
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6.
J. Baldacchino, « Pensions de retraites à 1200 euros : Olivier Dussopt revoit le nombre de bénéficiaires à la baisse », France Inter, 1er mars 2023, consultable à l’adresse https://lext.so/geizpH.
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7.
BFMTV, « Gérald Darmanin : “La Nupes ne cherche qu'à bordéliser le pays” », 28 janv. 2023, consultable à l’adresse https://lext.so/jUZ4Jt.
Référence : AJU008k8