La Seine-Saint-Denis face au boom de la pauvreté chez les plus de 60 ans

Publié le 06/12/2024
La Seine-Saint-Denis face au boom de la pauvreté chez les plus de 60 ans
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Les derniers indicateurs démontrent que la précarité s’aggrave chez les plus de 60 ans. En Seine-Saint-Denis, ces données ont souvent été invisibilisées derrière l’image d’un département jeune. Conséquences notables : le non-recours au droit pour ces populations vulnérables.

Le 1er octobre 2024 se tenait la Journée internationale des personnes âgées. L’occasion, d’un débat sur le thème : « Vivre sous le seuil de pauvreté quand on a 60 ans et plus », organisé par les Petits Frères des Pauvres, de prendre conscience de l’ampleur « de nos failles en ce qui concerne la prise en charge du grand âge », selon les mots de Stéphane Troussel, président du Conseil départemental de Seine-Saint-Denis. Le taux de pauvreté des plus de 60 ans (16 %) est certes inférieur à la moyenne nationale, un « renversement historique », puisqu’auparavant, le grand âge était synonyme d’hospice, de pauvreté, d’aumône. En une génération, a-t-il souligné, grâce aux politiques publiques (loi de 1910 sur les retraites ouvrières et paysannes, création en 1945 de la sécurité sociale et régime général des retraites, etc.), le taux de pauvreté a été divisé par quatre. Pourtant, la pauvreté reprend du poil de la bête chez les personnes âgées : selon l’Insee, en 2022, elle touchait 10,6 % des 65-74 ans, contre 7,5 % en 2017. Attention : « Ce que des décisions politiques ont fait, d’autres décisions politiques peuvent le défaire », a-t-il mis en garde, évoquant la réforme des retraites et le report de l’âge légal, surtout pour les femmes, aux carrières hachées, ou qui ont vécu des périodes de RSA ou de chômage.

Un territoire abîmé

Dans ce contexte déjà préoccupant, la Seine-Saint-Denis occupe une place particulière puisqu’elle compte le taux de personnes âgées les plus pauvres de France métropolitaine : c’est un territoire où les ressources des personnes âgées sont les plus faibles, avec des « vies personnelles et professionnelles plus dures et pénibles ». La Seine-Saint-Denis compte 40 % de locataires, dont beaucoup dans le parc social, un phénomène qui s’accroît par l’affaissement des retraites, l’augmentation des loyers, etc. Le logement est un défi colossal à l’heure du vieillissement de la population. En effet, le « mur démographique » prend sa source dans une « population plus abîmée et qui rentre de manière plus précoce dans la perte d’autonomie », même si la Seine-Saint-Denis est aussi le territoire le plus jeune de France métropolitaine. Le président du Conseil départemental a déploré que la loi Grand âge, maintes fois promise, semble enterrée. Paraphrasant Jacques Chirac et ses questionnements sur l’environnement, il a déclaré : « Notre maison vieillit et nous regardons ailleurs » : les métiers du care sont trop dévalorisés, les places dans les établissements largement insuffisantes… Certes, le territoire a développé plusieurs dispositifs, comme le guichet au service des personnes âgées, véritable service public de l’autonomie, la lutte contre la précarité alimentaire avec le chèque Vital’im, il entend favoriser la mobilité avec la carte de transport Ikaria ou faciliter l’accès aux soins avec l’exemple du bus bucco-dentaire… Mais l’histoire des vieux s’écrit globalement dans le silence.

La pauvreté, c’est quoi ?

Anne Geneau, présidente des Petits Frères des Pauvres, a rappelé que, selon le dernier rapport publié par les Petits Frères des pauvres, 22 000 personnes sont aidées à l’échelle nationale par 14 000 bénévoles. Parmi les 9 millions de pauvres en France, 2 millions sont des personnes âgées. En Seine-Saint-Denis, 400 personnes sont accompagnées par 270 bénévoles.

Quentin Llewellyn, directeur conseil chez l’institut d’études CSA, a présenté le rapport en question. Il a rappelé que le seuil de pauvreté est fixé à 1 216 euros par mois, tandis que le minimum vieillesse est de 1 012 euros par mois. 14 % de la population vit sous le seuil de pauvreté. Ce taux, resté relativement stable de 2012 à 2022, a augmenté chez nos aînés. Et le taux était de 8,4 % en 2012 contre 11,5 % en 2022. Chez les plus de 74 ans, il est passé de 5,4 % à 10,6 %. La situation s’est fortement dégradée depuis 2018, encore plus depuis la crise sanitaire et inflationniste.

Le profil type des personnes concernées montre une surreprésentation des femmes chez les pauvres (55 %) et les personnes pauvres et âgées (62 %). 1/3 de ces personnes vivent seules et 57 % sous le seuil de pauvreté. Le paradoxe de ce public est qu’ils « sont plus en emploi que la moyenne de la même classe d’âge ». Ils s’avèrent en effet être des travailleurs pauvres précaires, ce qui confirme une hypothèse : « L’emploi n’est pas un remède à la précarité ». Là encore, contrairement aux idées reçues, la moitié est propriétaire, mais le logement acquis n’est pas non plus un « refuge contre la pauvreté ». Quentin Llewellyn a rappelé que les personnes concernées éprouvent des difficultés face aux dépenses contraintes (gaz, électricité, assurances, téléphone…) et sont dans l’obligation de faire des choix cornéliens. « Il est dur de mesurer l’énergie que cela prend chaque jour de s’adapter à un univers de contraintes continuelles », glisse-t-il, évoquant les autres aspects de la pauvreté : la pauvreté subjective (basée sur le ressenti plus que sur les revenus), relationnelle ou encore administrative. Près de 70 % ont vécu des situations de privation pour les sorties, les vacances, la limitation des déplacements, l’absence de cadeaux à ses proches, ou encore doivent sauter des repas ou ne pas consulter leur médecin… 1/3 se sent abandonné, et c’est d’autant plus vrai en milieu rural. 58 % ne bénéficient d’aucune aide des proches.

La mauvaise information de leurs droits

Pour la majorité (57 %) ils ne se sentent pas correctement informés de leurs droits et, pour 26 %, ils se sentent même très mal informés. En effet, si certaines aides sont connues (APL, chèque énergie…), de nombreuses autres ne le sont pas ou presque pas, comme l’allocation de solidarité aux personnes âgées, la prime « Senior en vacances » ou « Ma Primeadapt », très mal connues. Le manque de recours provient des difficultés qu’impliquent les démarches en ligne pour pouvoir en bénéficier. 55 % des personnes interrogées ne sont pas à l’aise avec les démarches en ligne et 18 % n’utilisent même jamais internet. Un tiers verbalise le souhait d’être accompagné, mais 45 %, pas du tout ! Derrière ce chiffre relativement important, existe le « sentiment de honte, de gêne » : ils n’ont pas envie d’être stigmatisés ou de passer pour des profiteurs du système. Sans oublier la volonté de ne pas déranger, et le côté humiliant de la situation dans laquelle ils sont plongés. « L’enjeu est de les amener à accepter la main tendue, sans les brusquer », a conseillé Quentin Llewellyn, reconnaissant aussi que certains ont surtout besoin d’une écoute active et de se sentir en capacité d’exercer leur libre arbitre.

Quelques faits supplémentaires

De manière générale, « il existe encore la croyance que les 60-65 ans vivent bien et ce rapport vient montrer que ce n’est pas le cas », a contextualisé Jérôme Voiturier, directeur général de l’Uniopss, le syndicat des acteurs sociaux. Depuis les années 1980, il y a un décrochage entre le niveau des ressources des personnes âgées et le coût de la vie, et une invisibilisation des vulnérabilités : âge, pauvreté, handicap… qui s’oppose à la vision d’une société jeune, gagnante et dans l’emploi, a-t-il ajouté.

Pour Arielle Visieux, responsable du pôle accompagnement vers le logement Paris-IdF aux Petits Frères des Pauvres, cette question concerne pourtant tout le monde : « Ce sont des personnes qui vivotent et qui font face, à un moment donné, à un élément qui vient déséquilibrer leur existence : une maladie, une chute… Si elles ne sont pas en lien, tout bascule très vite, et elles sombrent dans la grande précarité ». Anne Rubinstein, déléguée interministérielle à la lutte contre la pauvreté, abonde : « Le travail ne protège pas de la pauvreté. Les travailleurs pauvres ne feront pas des retraités riches ». Elle veut s’attaquer à ce continuum de la pauvreté, qui commence dès l’enfance. Magalie Thibault, vice-présidente chargée des solidarités et de la santé en Seine-Saint-Denis, estime que l’étiquette autour de la jeunesse du département a pu générer un discours qui a pu « cacher » une réalité, celle de sa population âgée. Enfin, Karole Honoré, cheffe de service dans le pôle Accompagnement vers le Logement Paris-IdF, a évoqué la nécessité d’« aller vers », car les personnes en besoin ne font pas ou peu les démarches, pour toutes les raisons évoquées auparavant. Une approche déjà engagée par les Petits Frères des Pauvres, qui va prochainement mettre en place un minibus itinérant qui « ira vers » les plus de 50 ans vivant en situation d’isolement ou de précarité dans plusieurs communes de Seine-Saint-Denis.

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