Seine-Saint-Denis (93)

Regards croisés sur la Maison de l’Écologie Populaire « Verdragon » à Bagnolet

Publié le 08/06/2022

Il y a un an en juin 2021 ouvrait à Bagnolet (93) la Maison de l’Écologie Populaire « Verdragon », une première en France. Alors que l’on n’a jamais autant parlé d’écologie et de questions sociales, ce lieu de rencontre, collectif, participatif, réunissant les forces d’« Alternatiba » (mouvement altermondialiste) et de l’association bagnoletaise « Fronts de mères » (syndicat de parents d’élèves qui lutte contre les discriminations vécues par les élèves), ambitionne de renforcer le rapport de force en faveur des habitants des quartiers populaires, premiers concernés par les questions écologiques. En ce moment, l’exposition « Disques en lutte », compilation de pochettes de vinyles de chansons engagées dans les luttes féministes, indépendantistes ou ouvrières des années 1970, aborde la question des luttes collectives. L’écologie semble être la prochaine sur la liste. Entretien croisé avec Syrine Benaceur, coordinatrice territoriale de Verdragon, Gabriel Mazzolini, membre d’Alternatiba, et Rocé, rappeur et commissaire de l’exposition actuelle.

Actu-Juridique : Sur quelles bases est née la Maison de l’Écologie Populaire Verdragon ?

Syrine Benaceur : Verdragon est la continuité de mouvements militants qui sont ancrés à Bagnolet, comme le syndicat de parents Front de mères. Nous voulons montrer que l’écologie mobilise des personnes des quartiers et des classes populaires, qu’elle peut être créée par et pour ces personnes, en prenant en compte les enjeux environnementaux comme les questions sociales et les problèmes particuliers que rencontrent ces habitants. Nous sommes en expérimentation puisque nous sommes les premiers à faire cela en France.

Gabriel Mazzolini : L’écologie n’est pas une simple thématique mais une philosophie à travers laquelle il faut repenser les rapports sociaux et de domination. Cette mobilisation doit être incarnée par les premières et premiers concernés : les quartiers populaires, par exemple, déplorent les plus hauts taux de pollution de l’air. La mobilisation ne viendra pas du haut. La question de l’écologie n’est d’habitude pas traitée du point de vue de ce que l’on expérimente au quotidien. Depuis que le GIEC a rappelé qu’il restait trois ans pour agir, cela nous incite à reprendre de plus belle la mobilisation et à changer le rapport de force.

Actu-Juridique : Avez-vous des exemples précis de choses à mettre en place pour adapter l’écologie aux milieux populaires ?

Syrine Benaceur : Les politiques publiques investissent beaucoup à Paris, et pas forcément en banlieue. Nous en avons un bel exemple avec les espaces verts et magasins bio dont les prix sont plus chers que dans les autres supermarchés ! La question financière et l’accessibilité se posent donc.

Gabriel Mazzolini : C’est aussi la question de l’isolation thermique : en France, 12 millions de personnes ont froid chez eux. Cela engendre des problèmes de santé, une explosion de la facture de gaz et une augmentation de la dépendance aux énergies fossiles.

Actu-Juridique : Existe-t-il une forme d’autocensure, les personnes issues des quartiers populaires sentant justement qu’elles sont exclues d’une écologie jugée trop « bobo » ?

Syrine Benaceur : Le discours politique que nous portons est d’abord le suivant : il faut que les personnes se sentent chez elles à Verdragon. À Bagnolet, nous sommes face à des personnes qui sont très fortement conscientisées, nous comptons beaucoup de militants.

Gabriel Mazzolini : Oui, il existe un biais dans la façon dont on traite l’écologie, toujours avec les deux mêmes clichés : ce serait une affaire de classe moyenne urbaine citadine – je n’utilise d’ailleurs pas le terme de « bobo » – et ce serait l’affaire des petits écogestes.

Actu-Juridique : Quelles sont les problématiques environnementales rencontrées par les habitants de Bagnolet ?

Syrine Benaceur : Il y a des problèmes de pollution de l’air, et donc de problèmes respiratoires (dont l’asthme), dûs à la proximité de l’échangeur autoroutier, ainsi que la pollution visuelle et sonore qui ont des conséquences sur l’espérance de vie et la santé. Il nous manque aussi des espaces verts, puisque nous sommes loin de la moyenne recommandée par l’OMS (indiquant qu’il faudrait 10 m2/ habitant, NDLR). Mais entre les rendez-vous médicaux, le manque de temps lié aux conditions matérielles d’existence, ce n’est pas simple de mobiliser sans prendre en compte ces enjeux. Pour une mère seule qui doit élever ses enfants, cela peut constituer un frein à l’engagement. C’est un luxe de pouvoir prendre le temps.

Gabriel Mazzolini : Sur l’alimentation, nous disposons désormais d’une AMAP (Association pour le maintien d’une agriculture paysanne), car il existe une demande de la classe urbaine. Mais les habitants des quartiers populaires sont moins demandeurs : rejoindre l’AMAP nécessite de prendre le temps d’aller chercher son panier, de cuisiner les 7 kg de légumes différents par semaine… D’où l’idée de proposer aussi des ateliers de cuisine pour apprendre comment utiliser ces légumes. Pour les personnes en difficultés financières, nous proposons aussi des paniers solidaires, qui sont financés par ceux qui ont davantage les moyens. Mais le problème est profond : si l’on généralisait le système de l’AMAP au 93, le système s’effondrerait car il n’y a pas assez d’offre par rapport à la demande.

Actu-Juridique : Quels sont les événements que vous organisez ?

Syrine Benaceur : Ce sont des événements qui ne se présentent pas comme des événements, mais plutôt comme des moments militants, des ateliers. Il faut que les gens aient quelque chose de précis à y trouver. Si nous organisons un atelier sur la cuisine, c’est pour partager des connaissances sur l’alimentation, des savoirs culinaires et pédagogiques, sans que ce soit animé par des professionnels. Ce n’est pas ici que les enfants vont apprendre à réduire leur consommation d’eau. Nous leur apprenons moins l’écologie des petits gestes quotidiens que des problématiques structurelles. En effet, ce ne sont pas eux qui sont les plus pollueurs ! Et ce n’est pas non plus ce qui les touche au quotidien. Ce qui les touche, ce sont les problèmes structurels de discrimination. Par exemple, sur la question de l’alimentation, Bagnolet est la ville d’où est parti le débat public sur les repas végétariens à la cantine, grâce à l’engagement de Fatima Ouassak. Nous abordons des questions très concrètes en considérant que les conditions économiques et financières, les discriminations sont un frein à l’engagement. Nous défendons aussi une écologie populaire et antiracisme qui s’oppose à une écologie des puissants.

Gabriel Mazzolini : À Verdragon, par ailleurs, nous proposons un atelier d’aide administrative avec la présence d’un écrivain public, du soutien scolaire, des cours de self-defense, pour se sentir plus forts ensemble.

Rocé : Dans un monde où le capitalisme a entraîné une profonde individualisation, il est dur de construire du lien et des fraternités. C’est aussi le rôle d’un lieu comme Verdragon.

Actu-Juridique : L’implication des enfants est-elle importante à vos yeux ?

Syrine Benaceur : Oui, les enfants sont au cœur du projet. Au cœur de nos préoccupations se trouve donc la question de la transmission de la lutte. On réfléchit aux façons de nous réapproprier l’écoféminisme en montrant qu’il est possible de traiter de ce courant de pensée du point de vue des quartiers populaires par exemple. C’est aussi une forme d’espoir pour ces enfants et une façon de leur ouvrir le champ des possibles.

Actu-Juridique : Quels sont les objectifs de Verdragon ?

Syrine Benaceur : C’est de créer un monde qui soit en accord avec toutes ces valeurs et aussi de déterminer, comment, localement, on peut créer un espace vert que l’on apprécie d’occuper, où l’on respire correctement et où l’on peut se déplacer en toute sécurité pour s’engager davantage. Pour les femmes, je pense notamment au harcèlement et au sexisme, mais pour les hommes racisés, je pense aux violences policières. La question de la liberté de circuler est un véritable enjeu d’écologie populaire dans les quartiers.

Gabriel Mazzolini : Ce que nous recherchons, c’est un lieu pour passer à l’action, afin de créer du lien entre les personnes pour qu’elles puissent s’organiser et retrouver du pouvoir ensemble.

Rocé : Concernant l’exposition « Disques en lutte », celle-ci s’inscrit dans la continuité de la compilation « Les damné.e.s de la terre ». L’ambition est de montrer des dizaines de pochettes de disques qui racontent les luttes des années 1960 à 1980, de l’émancipation en passant par celles de la décolonisation, le féminisme ou encore les luttes ouvrières. Auxquelles on peut ajouter les luttes pour l’écologie, comme ce fut le cas dans le Larzac dans les années 1970. J’ai par exemple retrouvé une pochette intitulée : « Non au nucléaire », du chanteur libertaire François Béranger, un disque de soutien de lutte anti-nucléaire.

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