Une représentation « collective » des travailleurs des plateformes numériques (à peine) ébauchée

Publié le 09/07/2021

L’ordonnance n° 2021-484 du 21 avril 2021 organise les modalités de représentation des travailleurs indépendants des plateformes numériques, spécialement des plateformes dites de mobilité. Promouvant un statut de travailleur indépendant, l’ordonnance n’en conçoit pas moins un système de représentation « collective » largement inspiré du droit du travail. Si l’idée d’un dialogue social peut être louable, tant la démarche adoptée que l’évitement constant de la négociation collective laissent un amer sentiment d’inachevé.

Ord. n° 2021-484, 21 avr. 2021

1. Est-il encore besoin de présenter les plateformes numériques de travail tant elles suscitent intérêt et questionnements depuis leur apparition ? Les plateformes numériques de travail mettent en relation plusieurs personnes, à distance, par voie électronique, dont l’une est un travailleur, exerçant le plus souvent sous le statut d’auto-entrepreneur1. C’est justement le statut de ces travailleurs des plateformes numériques qui retient l’attention du plus grand nombre2. Ne sont-ils pas des indépendants « fictifs », pour reprendre les termes de la chambre sociale dans l’arrêt Uber3, et, en réalité, des salariés, sous la subordination de la plateforme ? Dans l’affirmative, devrait alors leur être appliquée la législation sociale. Pour le législateur, la réponse est claire. Ces travailleurs ne sauraient être des salariés. C’est alors dans le dessein d’empêcher à tout prix la requalification en contrat de travail que le législateur, par touches et couches successives, organise un régime juridique spécifique aux travailleurs « indépendants » des plateformes. La démarche est simple. Sans entrer dans les détails d’une construction riche en rebondissements depuis la loi El Khomri en 2016, la démarche consiste à créer de nouveaux dispositifs, parfois à reconnaître quelques droits, pour établir une apparence de protection. Cette dernière est censée empêcher soit directement, soit indirectement, la requalification des relations contractuelles4. La dernière pierre de l’édifice résulte de l’ordonnance du 21 avril 2021 relative aux modalités de représentation des travailleurs indépendants recourant pour leur activité aux plateformes et aux conditions d’exercice de cette représentation5, pour laquelle le gouvernement avait été habilité par la loi d’orientation des mobilités du 24 décembre 20196. Après deux missions, l’une confiée à Jean-Yves Frouin, dont le rapport a été remis en décembre 20207, l’autre confiée en janvier 2021 par la ministre du Travail à Bruno Mettling, l’ordonnance est publiée quelques jours avant l’expiration du délai d’habilitation. Le champ du dialogue social de secteur, mis en place par cette ordonnance, se cantonne aux plateformes numériques dites « de mobilité », c’est-à-dire dans les secteurs des activités de conduite d’une voiture de transport avec chauffeur et de livraison de marchandises au moyen d’un véhicule à deux ou trois roues, motorisé ou non8. Si ce champ d’application s’explique certainement par l’objet de la loi « d’orientation des mobilités », la rupture d’égalité à laquelle il aboutit vis-à-vis des autres plateformes de travail interroge9. Sont insérés dans le Code du travail trois nouveaux chapitres, aux articles L. 7343-1 et suivants, consacrés au « dialogue social de secteur », au « dialogue social de plateforme » (qui reste pour l’instant vide de contenu), et à l’« Autorité des relations sociales des plateformes d’emploi » (ARPE), établissement public national créé pour l’occasion. Revenons spécialement au dialogue social de secteur, mesure phare de l’ordonnance. Outre un champ d’application (trop) limité, a été conçu un système de représentation, calqué sur le droit du travail. D’inspiration sociale, mais point trop, l’objectif est de ne pas remettre en cause le statut (imposé) de travailleur indépendant. Une représentation « collective » des travailleurs indépendants des plateformes numériques de mobilité est instituée grâce à la mise en place d’un cadre représentatif (I), lequel est assorti d’un statut de représentant (II). Toutefois, à défaut de toute négociation collective, la question de l’effectivité de cette représentation mérite d’être posée (III).

I – Le cadre : une représentation « collective » des travailleurs indépendants des plateformes numériques de mobilité

2. L’ordonnance reproduit, pour les travailleurs « indépendants » des plateformes numériques de mobilité, le schéma de la représentation collective des salariés. Néanmoins, fidèle à son objectif d’exclusion du salariat, l’ordonnance prend soin de ne pas en mobiliser les termes, notamment celui de représentation « collective ». Le cadre représentatif est mis en œuvre par la détermination d’organisations représentatives, lesquelles ont ensuite compétence pour désigner des représentants des travailleurs. La qualification d’organisation représentative s’opère en deux étapes. D’une part, l’organisation doit entrer dans la définition prévue à l’article L. 7343-2 du Code du travail. Soit il s’agit de syndicats professionnels, tels que définis à l’article L. 2131-1 du même code et leurs unions mentionnées à l’article L. 2133-2, lorsque la défense des droits des travailleurs indépendants des plateformes numériques entre dans leur objet social. En pratique, de tels syndicats ont vu le jour, y compris affiliés à des confédérations syndicales traditionnelles, comme le syndicat CGT Uber Eats/Deliveroo de Lyon, le syndicat CGT des coursiers de la Gironde ou encore le syndicat Unsa SCP/VTC. Soit il s’agit d’« associations loi de 1901 », avec la même condition tenant à leur objet social. Existent déjà de telles associations, comme le Collectif des livreurs autonomes de Paris (CLAP), créé en 2018, dont l’objet est la défense des droits des travailleurs des plateformes de livraison de repas à domicile. D’autre part, l’organisation doit être qualifiée de représentative au sens de la définition de l’article L. 7343-3 du Code du travail. Calquant la définition de la représentativité des organisations syndicales en droit du travail10, doivent être réunis sept critères cumulatifs. Dans l’ordre, sont exigés le respect des valeurs républicaines, l’indépendance, la transparence financière11, l’ancienneté minimale d’un an dans le champ professionnel des travailleurs indépendants des plateformes et au niveau national12, l’audience appréciée au regard des suffrages exprimés lors du scrutin dédié (fixée à 8%, à l’instar de l’audience exigée pour la représentativité au niveau de la branche en droit du travail13), l’influence (appréciée également au regard de l’activité et de l’expérience de l’organisation en matière de représentation des travailleurs), enfin les effectifs d’adhérents et les cotisations. Reste à savoir si la jurisprudence de la chambre sociale relative à l’appréciation de ces sept critères de représentativité sera transposée à ce cadre de représentation. On songe notamment à l’appréciation autonome et isolée des trois premiers critères, tandis que les quatre derniers peuvent faire l’objet d’une appréciation globale14. Au-delà, peut être questionnée la pertinence de reproduire tels quels les critères de représentativité des organisations syndicales représentatives des salariés. Si ces critères sont déjà éprouvés – l’existant présentant l’avantage de l’expérience –, sont-ils tous réellement pertinents pour le travail de plateforme ? Pour exemple, le critère des effectifs d’adhérents et cotisations est-il représentatif de ces travailleurs, ayant parfois une faible connaissance du syndicalisme et/ou de très faibles revenus rendant une cotisation impensable ? On aurait pu envisager de prendre en compte le volume d’activité des travailleurs en termes de chiffre d’affaires réalisé sur la plateforme ou de nombre de prestations. Un travailleur qui a un petit chiffre d’affaires a-t-il le même poids qu’un autre qui en réalise un bien plus gros ? La question mérite d’être posée. Elle l’a d’ailleurs été à propos des organisations professionnelles d’employeurs lors de la réforme de la représentativité syndicale.

3. La mesure de l’audience, critère phare de la représentativité, nécessite l’organisation d’un scrutin, le législateur prenant soin de ne pas utiliser le terme d’« élections professionnelles ». Est spécialement calqué le modèle des élections professionnelles dans les entreprises de moins de 11 salariés15. L’ARPE est chargée de l’entier processus électoral, dont la périodicité est fixée à 4 ans16. Elle recueille les candidatures des organisations qui satisfont aux quatre premiers critères de représentativité (soit le respect des valeurs républicaines, l’indépendance, la transparence financière et l’ancienneté minimale)17, puis établit la liste électorale18. Les conditions de l’électorat sont inspirées de celles du droit du travail, en prenant en compte les spécificités du travail sur les plateformes. Aussi, sont électeurs les travailleurs qui justifient d’une ancienneté de 3 mois d’exercice de leur activité dans le secteur économique considéré. Pour apprécier cette condition, il faut se placer au premier jour du quatrième mois précédant le scrutin : au cours des 6 derniers mois, doivent être comptabilisés au moins 3 mois, au cours desquels le travailleur a effectué au moins 5 prestations pour une plateforme dans le secteur concerné19. Cette dernière condition s’explique par la nature des relations contractuelles : si le travailleur a conclu un contrat de partenariat avec la plateforme, il n’est pas pour autant obligé de se connecter sur la plateforme et d’effectuer des prestations, à la différence d’un salarié. Puis, le scrutin a lieu par voie électronique uniquement. En droit du travail, le vote électronique constitue l’exception20 mais, pour les élections professionnelles dans les entreprises de moins de 11 salariés, le scrutin est organisé par voie électronique et par correspondance. Les travailleurs des plateformes recourant, pour l’exercice de leur activité, aux outils numériques, le vote électronique est instauré en principe, ce qui a peut-être le mérite de la cohérence. On peut tout de même s’interroger sur le point de savoir si l’ARPE devra organiser des points d’accès physique à un équipement informatique aux travailleurs ou bien le système de vote électronique devra-t-il être accessible à partir d’un smartphone, outil de travail commun des chauffeurs et coursiers ? À l’issue du scrutin, l’ARPE établit la liste des organisations reconnues représentatives21, lesquelles peuvent alors désigner un ou plusieurs représentants, dont le nombre sera fixé par décret22. La compétence du contentieux électoral est confiée au juge judiciaire23. Reste à savoir si la compétence sera exclusivement confiée au tribunal judiciaire de Paris, à l’instar du contentieux relatif à la charte de responsabilité sociale24.

4. L’ordonnance révèle la volonté des pouvoirs exécutif et législatif d’extraire la plateforme de la responsabilité d’un employeur. Aucune (réelle) contrainte ne pèse sur la plateforme dans la mise en place du cadre représentatif. Rappelons que le régime s’inspire fortement de la représentation collective des entreprises de moins de 11 salariés. Pour ces très petites entreprises, il s’agit de permettre une représentation syndicale à un autre niveau que l’entreprise, au regard des faibles effectifs de cette dernière et, bien souvent, du manque de moyens financiers de l’employeur. Pourtant les effectifs et les moyens d’une plateforme numérique de travail sont bien éloignés de ceux d’une très petite entreprise. Les plateformes peuvent réunir des milliers voire plusieurs dizaines de milliers de travailleurs. La justification n’est aucunement transposable à ces plateformes. Finalement, les obligations incombant à la plateforme sont minimalistes : la transmission des données nécessaires pour l’établissement de la liste électorale par l’ARPE25. En toute hypothèse, une fois le cadre établi, l’ordonnance offre quelques outils aux représentants des travailleurs désignés.

Une représentation « collective » des travailleurs des plateformes numériques (à peine) ébauchée
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II – Les outils : un statut « protecteur » du représentant des travailleurs indépendants des plateformes numériques de mobilité

5. Sans reprendre les termes de « statut du salarié protégé », l’ordonnance garantit une certaine protection au travailleur de plateforme ayant un mandat de représentation dans le cadre du dialogue social de secteur. Deux mécanismes complémentaires sont prévus. Premièrement, la rupture du contrat commercial conclu entre le travailleur et la plateforme est subordonnée à l’autorisation de l’ARPE26. La référence au « contrat commercial » devrait comprendre tant le contrat-cadre (souvent appelé « contrat de partenariat ») que les contrats d’application. La protection est étendue au travailleur indépendant dont la désignation était imminente (à condition qu’il parvienne à prouver que la plateforme a eu connaissance de cette désignation), et pendant une période de 6 mois après l’expiration du mandat de représentant27. Logiquement, l’ARPE autorise la rupture du contrat s’il lui apparaît qu’elle est sans lien avec les fonctions représentatives exercées par le travailleur28, ce qui devrait contraindre la plateforme à préciser les motifs de cette rupture29. En principe, jusqu’à la décision d’autorisation de l’Administration, l’exécution du contrat se poursuit. Par exception, il est permis à la plateforme de suspendre provisoirement ses relations commerciales avec le travailleur, si ce dernier a commis une faute grave. Le régime est clairement inspiré de la mise à pied immédiate prononcée par l’employeur dans l’attente de la décision définitive de l’inspecteur du travail30. La suspension provisoire est motivée et notifiée à l’ARPE31. Si la rupture est refusée, le contrat suspendu reprend son cours et son plein effet32. Un recours peut être formé contre la décision de l’ARPE devant le juge administratif. Enfin, l’ordonnance précise la sanction applicable en cas d’annulation de la décision d’autorisation de l’ARPE ou en cas de rupture du contrat commercial en violation de l’article L. 7343-13 du Code du travail : le travailleur peut prétendre au paiement d’une indemnité égale à la totalité du préjudice subi au cours de la période écoulée entre la rupture du contrat et la fin de la période de protection (soit 6 mois après l’expiration du mandat)33. Sur le modèle du délit d’entrave en droit du travail, la plateforme, qui ne respecte pas la procédure d’autorisation, encourt une sanction pénale, dont le maximum est fixé à 1 an d’emprisonnement et 3 750 € d’amende34. En revanche, n’est pas imposée à la plateforme la poursuite des relations contractuelles35, autrement dit la réintégration du travailleur selon les termes du droit du travail36. Si le travailleur peut prétendre à une indemnisation – qui sera toutefois dépendante de son chiffre d’affaires réalisé les mois précédents sur la plateforme – il n’en perd pas moins son activité professionnelle et cette source de revenus futurs. D’autant plus que certaines plateformes, comme Uber, disposent d’un quasi-monopole sur le marché. Secondement, le travailleur ne doit pas subir de baisse substantielle d’activité en raison de son mandat de représentant, mécanisme s’inspirant de la prohibition des discriminations en droit du travail37. La répartition de la charge de la preuve est reprise38. Le représentant présente au juge « des éléments de fait de nature à justifier une baisse substantielle de son activité moyenne sur les 3 derniers mois d’activité, au regard de l’activité exercée sur les 12 mois précédents ou, lorsque la durée d’activité est inférieure à un an, à la moyenne mensuelle d’activité sur l’ensemble des mois précédents »39. La plateforme a alors la charge de prouver que « cette baisse d’activité est justifiée par des éléments objectifs étrangers à l’activité de représentation du travailleur »40. Un décret précisera les conditions de calcul de la baisse d’activité substantielle41. Le tribunal judiciaire peut prononcer toute mesure propre à faire cesser la situation et condamner la plateforme à la réparation du préjudice subi par le travailleur42. L’interdiction des discriminations n’étant aucunement spécifique au droit du travail, il est d’autant plus curieux que l’ordonnance ait évincé le terme.

6. En outre, l’ordonnance offre aux représentants deux moyens pour remplir leurs fonctions : d’une part, des jours de formation au dialogue social43 ; d’autre part, des heures de délégation44. Ils ont alors droit à une indemnité forfaitaire destinée à compenser la perte de rémunération pour ce temps consacré au mandat. Leur financement incombe à l’ARPE, non à la plateforme. En réalité, la prise en charge est imputée indirectement à la plateforme, ce qui présente davantage de sécurité pour le travailleur de plateforme, par le biais d’une taxe destinée à financer les missions exercées par l’ARPE45. Une difficulté surgit sur le champ d’application de cette taxe. La taxe incombe aux plateformes mentionnées à l’article L. 7342-1 du Code du travail. Or seules les plateformes dites « de mobilité » sont concernées par le dialogue social de secteur. Si, à l’avenir, ce dernier pourrait être étendu à tous les secteurs d’activité et si le dialogue social de plateformes pourrait être instauré sur chacune d’entre elles, pour l’instant il n’en est pas question. À l’occasion d’un examen de la disposition devant le Conseil constitutionnel, la question de la conformité au principe d’égalité devant la loi pourrait être soulevée. Finalement, la boite à outils apparaît plutôt légère. Il n’est question ni de liberté de circulation et d’expression « sur » la plateforme, ni d’accès à l’information. Et surtout, c’est le résultat de ce dialogue social de secteur qui semble bien incertain.

III – L’œuvre ? L’absence de négociation collective des travailleurs indépendants des plateformes numériques de mobilité

7. La négociation collective, pierre angulaire de la représentation collective, est soigneusement évitée. Est instauré un « dialogue social de secteur ». Pourtant, point de mot sur le dialogue social entre les représentants et les plateformes. Reproduisant les lacunes de la loi El Khomri, lorsqu’elle a seulement reconnu « le droit de constituer une organisation syndicale, d’y adhérer et de faire valoir par son intermédiaire – [des] intérêts collectifs »46, ou celles de la loi LOM, soumettant uniquement à consultation des travailleurs la charte de responsabilité sociale élaborée unilatéralement par la plateforme47, l’ordonnance passe sous silence la négociation collective. Pourtant la loi d’orientation des mobilités habilitait le gouvernement à prendre les modalités de représentation des travailleurs indépendants de plateforme dans des termes très larges. Le rapport Frouin envisageait de son côté la négociation collective et la conclusion d’accords entre les représentants des travailleurs et la plateforme48.

8. Si la question de la négociation collective est ignorée, ce peut être en raison d’obstacles juridiques actuels, que le législateur ne semble pas prêt à dépasser. La principale entrave réside dans la prohibition des ententes anticoncurrentielles sur le fondement de l’article 101 du traité sur le fonctionnement de l’Union européenne (TFUE). Ce dernier définit ces ententes comme les accords entre entreprises, les décisions d’associations d’entreprises et les pratiques concertées, « qui sont susceptibles d’affecter le commerce entre États membres et qui ont pour objet ou pour effet d’empêcher, de restreindre ou de fausser le jeu de la concurrence à l’intérieur du marché intérieur ». La Cour de justice considère que des accords conclus dans le cadre de négociations collectives entre partenaires sociaux en vue d’atteindre des objectifs de politique sociale, tels que l’amélioration des conditions d’emploi et de travail, doivent être considérés, en raison de leur nature et de leur objet, comme exclus du champ d’application de l’article 101 du TFUE49. Or tel n’est pas le cas pour les accords conclus avec des indépendants, qualifiés d’entreprises au sens du droit communautaire50. La Cour admet une exception : il en irait autrement si « lesdits prestataires de services, au nom et pour le compte desquels le syndicat a négocié, constituent en réalité de “faux indépendants”, à savoir des prestataires se trouvant dans une situation comparable à celle des travailleurs »51. Il s’agit de l’hypothèse dans laquelle l’indépendance n’est que fictive, déguisant une véritable relation de travail52. De deux choses l’une : soit la qualification des contrats des travailleurs des plateformes est revue53, soit la négociation collective est étendue aux travailleurs indépendants54. Puisant sa source dans la jurisprudence constitutionnelle, un second obstacle devrait être dépassé. Lors de l’examen du mécanisme de charte de responsabilité sociale55, était soulevée l’inconstitutionnalité de l’élaboration unilatérale de la charte par la plateforme, sans la moindre négociation collective, sur le fondement du principe de participation des travailleurs à la détermination collective des conditions de travail, garanti par le huitième alinéa du préambule de la Constitution du 27 octobre 194656. Pour le juge constitutionnel, les travailleurs des plateformes ne disposent pas de ce droit de participation. Ses seuls bénéficiaires sont les travailleurs « intégrés de façon étroite et permanente à la communauté de travail que [l’entreprise] constitue, même s’ils n’en sont pas les salariés »57. Et, les travailleurs indépendants des plateformes n’entretenant pas une relation exclusive avec la plateforme, ils « ne constituent pas, en l’état, une communauté de travail »58.

Fortement incité par les mouvements collectifs organisés par les travailleurs des plateformes (Uber Eats, Deliveroo) et par la prise de conscience sociétale de l’absence de toute protection de ces livreurs lors de la crise sanitaire débutée au printemps 2020, le gouvernement, habilité par le législateur, s’est attelé à la construction d’un régime de représentation des travailleurs des plateformes numériques dites « de mobilité ». La question du statut de ces travailleurs, en partie indépendants « fictifs » pour la Cour de cassation, mais en totalité véritables indépendants pour les pouvoirs législatif et exécutif, explique un régime tout en nuances. D’ailleurs, l’ordonnance ne se soucie pas d’éventuelles requalifications en contrat de travail et de l’articulation qu’il conviendrait d’opérer entre le dialogue social de secteur et les relations collectives de travail. Sur une plateforme où certains travailleurs seraient indépendants et d’autres auraient obtenu la requalification, faudrait-il mettre en place ces deux systèmes de représentation ? Les représentants des travailleurs indépendants et les représentants du personnel bénéficieraient-ils d’un régime protecteur différent ? Les accords collectifs conclus avec les institutions représentatives des salariés de la plateforme s’appliqueraient-ils aux travailleurs indépendants de la même plateforme ? Si des accords venaient à être conclus dans le cadre du dialogue social de secteur, s’appliqueraient-ils aux travailleurs salariés de la plateforme ? On voit rapidement poindre les difficultés inhérentes à l’application d’un tel dispositif. Le premier scrutin devra être organisé avant le 31 décembre 2022 et la liste arrêtée avant le 30 juin 2023. Calquée sur le droit du travail mais point trop, destinée au dialogue social de secteur mais sans négociation collective, l’ordonnance du 21 avril 2021 nous laisse pour l’instant un amer sentiment d’inachevé…

Notes de bas de pages

  • 1.
    Sur la définition des plateformes numériques de travail, v. not. B. Gomes, Le droit du travail à l’épreuve des plateformes numériques, thèse, 2018, Paris Nanterre, A. Lyon-Caen (dir.).
  • 2.
    Parmi une vaste doctrine, A. Bidet et J. Porta, « Le travail à l’épreuve du numérique », RDT 2016, p. 331 ; B. Bossu, « L’impact du numérique sur les frontières du salariat », BJT oct. 2018, n° 110h8, p. 134 ; A. Fabre, « Les travailleurs des plateformes sont-ils des salariés ? », Dr. soc. 2018, p. 547 ; B. Gomes, « Le crowdworking : essai sur la qualification du travail par intermédiation numérique », RDT 2016, p. 464 ; M. Julien et E. Mazurer, « Le droit du travail à l’épreuve des plateformes numériques », RDT 2018, p. 189 ; E. Lederlin, « Le travail numérique à l’épreuve du droit social : l’appréciation du lien de subordination selon le principe de réalité », JCP S 2015, 1415 ; G. Loiseau, « Le mystère contractuel des relations triangulaires impliquant une plateforme de mise en relation en ligne », Comm. com. électr. 2016, comm. 61 ; T. Pasquier, « Le droit social confronté aux défis de l’ubérisation », D. 2017, p. 368 ; v. égal. A. Chaigneau et T. Pasquier, « Capital, travail et entreprise numérique », in À droit ouvert, Mélanges en l’honneur d’Antoine Lyon-Caen, 2018, Dalloz, Paris, p. 194 ; G. Duchange, « La subordination juridique à l’heure des plateformes numériques », in P. Adam, M. Le Friant et Y. Tarasewicz (dir.), Intelligence artificielle, gestion algorithmique du personnel et droit du travail, Les travaux de l’AFDT, 2020, Dalloz, Thèmes et commentaires, Paris, p. 55.
  • 3.
    Cass. soc., 4 mars 2020, n° 19-13316, Uber BV, ; AJCA 2020, p. 227, comm. T. Pasquier ; D. 2020, p. 490 ; Dr. soc. 2020, p. 374, obs. P.-H. Antonmattei ; RDT 2020, p. 328, comm. L. Willocx ; Comm. com. électr. 2020, comm. 33, note G. Loiseau ; JCP S 2020, 1080, obs. G. Loiseau ; JCP S 2020, 2014, étude R. Salomon ; Gaz. Pal. 12 mai 2020, n° 378r8, p. 20, note G. Duchange ; Gaz. Pal. 2 juin 2020, n° 379m8, p. 71, note R. Martinière ; LPA 8 juin 2020, n° 152x5, p. 21, note M. Richevaux ; BJT avr. 2020, n° 113h8, p. 16, note J. Icard ; BJT avr. 2020, n° 113e3, p. 16, chron. J. Icard et G. Duchange ; JSL 2020, p. 3, n° 494, note S. Michel ; RLDI 2020, p. 40, n° 168, note L. Costes ; SSL 2020, n° 1899, note F. Champeaux ; D. O 2020, p. 181, note A. Jeammeaud.
  • 4.
    Les deux lettres de la mission confiée à J.-Y. Frouin, par le Premier ministre, démontrent cette volonté de construire un régime spécifique aux indépendants des plateformes, pour contrer la requalification en contrat de travail.
  • 5.
    JO, 22 avr. 2021, n° 21 ; C. Dechristé, « Première étape vers une représentation et un dialogue social au sein des plateformes », Dalloz actualité, 29 avr. 2021 ; « Vers une représentation des travailleurs recourant aux plateformes », BJT mai 2021, n° 200c2, p. 6 ; G. Loiseau, « Travailleurs des plateformes de mobilité : où va-t-on ? », JCP S 2021, 1129.
  • 6.
    L. n° 2019-1428, 24 déc. 2019 d’orientation des mobilités : JO, 26 déc. 2019, art. 48, n° 1.
  • 7.
    À propos du rapport, v., entre autres, le dossier « Travailleurs des plateformes : la parole des organisations professionnelles », BJT mars 2021, n° 114y5, p. 48 et s. ; le dossier « Quel avenir pour les plateformes après le rapport Frouin ? », Dr. soc. 2021, p. 201 et s. ; I. Daugareilh et T. Pasquier, « La situation des travailleurs des plateformes : l’obligation de recourir à un tiers employeur doit-elle être encouragée ? », RDT 2021, p. 14 ; G. Loiseau, « Travailleurs de plateformes : le néo-salariat », JCP G 2021, 165.
  • 8.
    C. trav., art. L. 7343-1.
  • 9.
    À noter que le Conseil constitutionnel ne voit pas dans le mécanisme de charte de responsabilité sociale, réservée aux plateformes dans ces deux seuls secteurs, une atteinte au principe d’égalité devant la loi (Cons. const., 20 déc. 2019, n° 2019-794 DC, loi d’orientation des mobilités : JO, 26 déc. 2019, n° 2 ; BJT janv. 2020, n° 112u6, p. 6, obs. J. Icard).
  • 10.
    C. trav., art. L. 2121-1.
  • 11.
    Étant précisé que la transparence financière est caractérisée lorsque le syndicat ou l’association s’acquitte des obligations définies aux articles L. 2135-1 à L. 2135-6 du Code du travail.
  • 12.
    En droit du travail, l’ancienneté minimale de l’organisation syndicale est de 2 ans.
  • 13.
    C. trav., art. L. 2122-5.
  • 14.
    Cass. soc., 27 sept. 2017, n° 16-60264 : JCP E 2018, 1274, 15, obs. E. Jeansen ; JCP S 2017, 1371, obs. Y. Pagnerre ; Lexbase Hebdo n° 715, éd. Sociale, obs. G. Auzero.
  • 15.
    C. trav., art. L. 2122-10-1 à L. 2122-10-11.
  • 16.
    C. trav., art. L. 7343-5.
  • 17.
    C. trav., art. L. 7343-6 ; comp., C. trav., art. L. 2122-10-6.
  • 18.
    Comp., C. trav, art. L. 2122-10-4.
  • 19.
    C. trav., art. L. 7343-7.
  • 20.
    C. trav., art. L. 2314-21.
  • 21.
    C. trav., art. L. 7343-4 ; comp., C. trav., art. L. 2122-11.
  • 22.
    C. trav., art. L. 7343-12.
  • 23.
    C. trav., art. L. 7343-10.
  • 24.
    COJ, art. D. 211-7-3.
  • 25.
    C. trav., art. L. 7343-8. En droit du travail, la communication de ces données n’incombe pas aux employeurs, mais aux caisses de sécurité sociale (C. trav., art. L. 2122-10-3).
  • 26.
    C. trav., art. L. 7343-13. En droit du travail, la compétence revient à l’inspecteur du travail (C. trav., art. L. 2411-3 et s.).
  • 27.
    Ce délai de 6 mois est retenu pour la quasi-totalité des mandats de représentation, à l’exception du mandat de délégué syndical (C. trav., art. L. 2411-3).
  • 28.
    C. trav., art. L. 7343-13, al. 3.
  • 29.
    Hormis le lien avec les fonctions représentatives du travailleur, les motifs de rupture n’en sont pas pour autant limités pour la plateforme. Sur ce point, il est possible de penser à la logique du règlement Platform to business. Il impose aux plateformes de transmettre aux entreprises utilisatrices les motifs des décisions de restriction, suspension ou résiliation de la fourniture de leurs services d’intermédiation en ligne, mais ne limite pas sur le fond ces motifs (PE et Cons., règl. UE, n° 2019/1150, 20 juin 2019, promouvant l’équité et la transparence pour les entreprises utilisatrices de services d’intermédiation en ligne : JOUE L 186, 11 juill. 2019, p. 57, art. 4).
  • 30.
    C. trav., art. L. 2421-1.
  • 31.
    C. trav., art. L. 7343-14, al. 2.
  • 32.
    C. trav., art. L. 7343-14, al. 3.
  • 33.
    C. trav., art. L. 7343-15.
  • 34.
    Ce sont également les peines retenues en droit du travail.
  • 35.
    L’article L. 7343-15 ne prévoit en effet pas la nullité de la rupture.
  • 36.
    C. trav., art. L. 1235-3-1.
  • 37.
    C. trav., art. L. 1132-1 et s.
  • 38.
    C. trav., art. L. 7343-17, al. 2.
  • 39.
    C. trav., art. L. 7343-17, al. 2.
  • 40.
    C. trav., art. L. 7343-17, al. 2.
  • 41.
    C. trav., art. L. 7343-18.
  • 42.
    C. trav., art. L. 7343-17, al. 1er.
  • 43.
    C. trav., art. L. 7343-19.
  • 44.
    C. trav., art. L. 7343-20.
  • 45.
    C. trav., art. L. 7345-4.
  • 46.
    C. trav., art. L. 7342-6. Une circulaire ministérielle du 8 juin 2017 relative à la responsabilité sociale des plateformes précise que ce droit inclut la constitution d’une section syndicale. Signalons alors que l’articulation entre le nouveau dialogue social de secteur et les sections syndicales n’est aucunement abordé par l’ordonnance, comme si législateur et gouvernement avaient oublié les dispositions préexistantes.
  • 47.
    C. trav., art. L. 7342-9, al. 13. V. C. Larrazet, « Régime des plateformes numériques, du non-salariat au projet de charte sociale », Dr. soc. 2019, p. 174.
  • 48.
    J.-Y. Frouin, Réguler les plateformes numériques de travail, Rapport au Premier ministre, 1er déc. 2020, p. 59 et s.
  • 49.
    CJCE, 21 sept. 1999, n° C-67/96, Albany International BV c/ Stichting Bedrijfspensioenfonds Textielindustrie : Rec. CJCE 1999, p. 5751, pts 59 et 60 ; Dr. soc. 2000, p. 106, comm. X. Prétot ; AJDA 2000, p. 307, chron. H. Chavrier, H. Legal et G. de Bergues ; AJDA 2000, p. 808, chron. H. Chavrier, H. Legal et G. de Bergues ; Dr. soc. 2003, p. 751, chron. S. Van Raepenbusch ; RTD eur. 2000, p. 335, chron. J.-B. Blaise ; RDSS 2000, p. 212, étude F. Muller.
  • 50.
    CJUE, 4 déc. 2014, n° C-413/13, FNV Kunsten Informatie en Media c. Staat der Nederlanden : AJCA 2015, p. 80, obs. I. Luc ; RTD eur. 2015, p. 443, obs. S. Robin-Olivier ; Contrats, conc. consom. 2015, comm. 40, note G. Decocq ; Europe 2015, comm. 72, note L. Idot ; JCP G 2015, 341, note S. Hennion ; Rev. Lamy dr. conc. 2015, p. 15, n° 43, obs. C. Robin ; Concurrences 2015, p. 73, comm. M. Behar-Touchais.
  • 51.
    CJUE, 4 déc. 2014, n° C-413/13, FNV Kunsten Informatie en Media c. Staat der Nederlanden, pt 31.
  • 52.
    CJUE, 4 déc. 2014, n° C-413/13, FNV Kunsten Informatie en Media c. Staat der Nederlanden, pt 35. La Cour de justice détaille les conditions de la « fausse indépendance » (pts 33 à 36) et il appartiendra à la juridiction de renvoi de vérifier que les musiciens remplaçants indépendants ne sont pas de « faux indépendants » (pt 37).
  • 53.
    S. Robin-Olivier, « Notes de lecture. Jeremias Prassl, La voix collective dans l’économie de plateforme : défis, opportunités, solutions », Rapport pour la CES, sept. 2018 », RDT 2018, p. 706.
  • 54.
    L. Gratton, « Révolution numérique et négociation collective », Dr. soc. 2016, p. 1057.
  • 55.
    V. not., B. Gomes, « Constitutionnalité de la “charte sociale” des plateformes de “mise en relation” : censure subtile, effets majeurs », RDT 2020, p. 42 ; A. Jeammaud, « Le régime des travailleurs des plateformes : une œuvre tripartite », D. O. 2020, p. 181 ; G. Loiseau, « Travailleurs des plateformes : un naufrage législatif », JCP S 2020, 1000 ; T. Pasquier, « Travailleurs de plateforme et charte “sociale” : un régime en clair-obscur », AJCA 2020, p. 60.
  • 56.
    Cons. const., 20 déc. 2019, n° 2019-794 DC.
  • 57.
    Cons. const., 20 déc. 2019, n° 2019-794 DC, cons. 12.
  • 58.
    Cons. const., 20 déc. 2019, n° 2019-794 DC, cons. 13.
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