À Paris, comment l’outrage public à la pudeur servait à réprimer l’homosexualité
Durant deux ans, Régis Schlagdenhauffen et ses étudiants de l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS) ont étudié les archives judiciaires de la ville de Paris, à la recherche de jugements pour outrage public à la pudeur. Leur hypothèse : l’article 330 du Code pénal de 1810 a servi d’outil de répression de l’homosexualité dans la capitale.
Régis Schlagdenhauffen est chercheur titulaire au sein de l’Institut de recherches interdisciplinaires sur les enjeux sociaux (IRIS). Sur son site, il explique : « Les recherches que je mène actuellement portent sur la manière dont des institutions, des groupes sociaux et individus catégorisent des pratiques, des actes et des identités sexuelles. Afin de mieux comprendre le phénomène de judiciarisation du monde social, je cherche à saisir comment des collectifs d’acteurs se sont emparés de catégories sexuelles dont font usage la justice et la médecine, comment ils les ont transformées voire rejetées ».
En 2018, c’est avec ses étudiants qu’il décide d’étudier l’outrage public à la pudeur dans la ville de Paris. À l’occasion de la sortie du livre et de l’exposition de Marc Martin qui s’est tenue au Point Éphémère en 2019 : Les tasses, toilettes publiques, affaires privées, il a donné une conférence intitulée : « Quand le tribunal de Paris juge les outrages publics à la pudeur : archives de la drague homosexuelle dans les vespasiennes ». Accompagné de plusieurs étudiants de l’EHESS, Lara Debets, Victor Laby, Roberto Molina et Linda Sehili, il y présente les éléments de son enquête concernant la répression policière autour des vespasiennes de Paris.
Une dépénalisation de l’homosexualité en plusieurs étapes
Le crime de sodomie, qui condamnait à la peine du feu, a été aboli en 1791. Dans l’article « L’abolition du crime de sodomie en 1791 : un long processus social, répressif et pénal », paru dans Cahiers d’histoire en 2010, Thierry Pastorello écrit que « La dernière application de cette sentence pour fait de sodomie pure remonte à l’année 1750. Il s’agit des cas de Bruno Lenoir et Jean Diot. Ils furent surpris sur le fait par un sergent du guet et furent exécutés en juillet 1750 ». Morts sur le bûcher, une plaque commémorative leur est dédiée devant le 67 rue Montorgueil à Paris. C’est donc ce crime qui a été dépénalisé par les révolutionnaires.
Sous le régime de Vichy, une nouvelle loi pénalise les relations sexuelles ou intimes entre personnes de même sexe lorsque l’une d’elles est mineure (moins de 21 ans à l’époque). Dans les faits, cela concernait les relations entre hommes. La loi est reconduite en 1945.
« Plus tard, dans le cadre de la lutte contre certains fléaux sociaux, une loi du 30 juin 1960 place l’homosexualité au même niveau que le proxénétisme ou l’alcoolisme notamment », écrit Daniel Borrillo, maître de conférences en droit privé à l’université Paris Nanterre, et auteur de l’article « La lutte contre les discriminations fondées sur l’orientation sexuelle en droit européen et français », publié en 2005 dans Droits et cultures. En 1982, la « majorité sexuelle » est finalement la même pour tout le monde, soit 15 ans. L’alinéa de l’article 331 de l’ancien Code pénal qui prévoit l’incrimination « de quiconque aura commis un acte impudique ou contre nature avec un individu mineur du même sexe » est supprimé.
L’outrage public à la pudeur à Paris : 10 000 condamnations entre 1945 et 1978
L’outrage public à la pudeur était un délit défini par l’article 330 de l’ancien Code pénal de 1810 : « Toute personne qui aura commis un outrage public à la pudeur sera punie d’un emprisonnement de trois mois à deux ans, et d’une amende de 500 F à 15 000 F ».
Le 25 novembre 1960, une ordonnance ajoute la circonstance aggravante d’homosexualité en matière d’outrage à la pudeur à l’alinéa 2 de cet article, à la suite de l’amendement Mirguet. Cette circonstance double la peine minimum pour outrage public à la pudeur quand il s’agit de rapports homosexuels, une discrimination qui sera supprimée par la loi du 23 décembre 1980 sur proposition du gouvernement de Raymond Barre.
Lors de ses recherches, Régis Schlagdenhauffen note « une intensité assez constante de la répression de 1945 à 1978 à l’échelle de la France : plus de 100 000 personnes sont condamnées par la justice pour outrage public à la pudeur ». Avant 1952, la justice ne distingue pas les peines de moins d’un an des peines de plus d’un an. Petit à petit, la statistique publique et judiciaire devient de plus en plus complexe et permet de montrer l’évolution des peines. « Les personnes condamnées à la prison sont majoritaires », poursuit le chercheur. « Une majorité obtient des peines de moins de trois mois, 40 % de 3 mois à un an de prison, très rarement les personnes sont condamnées à plus de trois ans, voire cinq ans de prison ». L’emploi des personnes permet de montrer que ce sont majoritairement des personnes de classe populaire qui sont condamnées.
« Cette répression est très inégalement répartie sur le territoire », constate Régis Schlagdenhauffen. « La majorité des condamnations sont prononcées à Paris (à partir du moment où les chiffres sont ventilés par département, soit à partir de 1956) : 10 000 condamnations, soit environ un dixième du total ».
Paris, « ville des plaisirs et de la brigade des mœurs »
Depuis leur installation en 1834, les vespasiennes sont devenues des lieux de sociabilité et de rencontre pour les homosexuels. Régis Schlagdenhauffen évoque alors « un casse-tête pour la police qui avait du mal à distinguer ceux qui s’y rendaient pour uriner et ceux qui recherchaient une interaction sexuelle ». Lieux de dénonciation, ces urinoirs publics étaient surveillés par la brigade des mœurs, rebaptisée en 1901 « brigade mondaine », chargée de la surveillance de la prostitution, de la répression du proxénétisme, des délits sexuels et de la pédérastie.
Comme le souligne Romain Jaouen, auteur du livre L’inspecteur et l’« inverti »: la police face aux sexualités masculines à Paris, 1919-1940 : « Certaines de ces opérations sont prévues explicitement dans l’intention d’arrêter des “pédérastes” – elles prennent alors souvent la forme d’une descente où la police procède à des interpellations nombreuses – tandis que d’autres ne semblent pas avoir d’autre motivation qu’un contrôle de routine. Les actes qui attirent l’attention de la police à l’occasion de ces surveillances de l’espace public sont principalement le racolage et la prostitution. […] La surveillance des attouchements sexuels dans les urinoirs, dernière forme de contrôle des espaces publics, relève rarement de la poursuite du vagabondage mais plutôt de l’outrage public à la pudeur ».
D’autres lieux étaient connus et ciblés par la police comme les parcs de la ville, les cinémas, les bains publics, pourtant des lieux privés. Romain Jouaen écrit : « Les arrestations, si elles ont lieu, proviennent donc soit de réactions sur le vif des inspecteurs dès leur première visite, soit d’opérations prévues à l’avance. On compte ainsi 16 personnes arrêtées dans des dancings, 31 dans les cinémas et 17 dans des bars et autres débits de boissons. Les motifs invoqués dans ces cas varient selon l’endroit visé et la police adapte ses méthodes à chaque configuration : les bars, restaurants, cafés et cinémas sont avant tout susceptibles de révéler des cas d’outrage public à la pudeur, tandis que les dancings sont surveillés pour d’éventuelles infractions aux règlements sur l’ouverture des débits de boissons et la tenue de concerts sans autorisation ou au-delà des heures réglementaires ».
Mais, affirme le chercheur, « Établir le caractère public d’un outrage à la pudeur peut également s’avérer difficile. Certaines lettres de dénonciation restent sans suite pour cette raison, les inspecteurs refusant d’agir sans avoir la certitude que leur intervention sera justifiée. Ailleurs, c’est la matérialité des faits qui ne peut être établie ».
D’après Régis Schlagdenhauffen, Paris est une « ville intéressante, parce que c’était la “ville des plaisirs” où œuvrait la brigade des mœurs ». Une ville où le préfet Roger Léonard interdisait en 1949 aux hommes de danser entre eux dans une ordonnance : « Dans tous les bals […] il est interdit aux hommes de danser entre eux ».
« Un outil de répression qui a en partie permis de persécuter les homosexuels »
Les archives de la police concernant les personnes poursuivies pour outrages publics à la pudeur étant difficiles d’accès, l’équipe et son professeur se sont tournés vers les archives du tribunal correctionnel de Paris, conservées aux archives de la ville de Paris, porte des Lilas. En 2018 et 2019, tous les mardis, ils s’y sont rendus pour essayer de retrouver des personnes condamnées pour outrage public à la pudeur. « Ce qui ne fut pas simple. Pour chaque jour, il y a un registre du tribunal correctionnel de Paris qui recense tous les jugements prononcés durant une période de deux à trois jours. Chaque fois, il faut demander ce registre et retrouver les personnes ; sachant qu’il y a toutes sortes d’affaires qui passent devant la justice. Rien que pour janvier 1956, ce sont 14 registres. Ce qui fait plus de 20 000 registres pour la période concernée ».
L’échantillon qui leur est présenté en 2019 concernait 218 jugements rendus entre 1966 et 1969. « Dans un premier temps, nous avons relevé 1 000 affaires relatives aux outrages publics à la pudeur », précise le professeur. « Pour 218 d’entre elles, nous avons réalisé une recherche plus approfondie. Sur ces 218 affaires, 25 mentionnent les pissotières explicitement. Une seule aboutit à la relaxe, tandis que 50 % des personnes ont obtenu d’un à 3 mois de prison ».
Parmi les actes relevés, 133 étaient des actes solitaires et 85 avec partenaire(s). « Le plus condamné était celui de la masturbation et l’exhibition (près de la moitié), ce qui semble cohérent avec l’évolution de la loi qui condamne aujourd’hui l’exhibition sexuelle », note l’étudiante Laura Debets. En France, le délit d’outrage à la pudeur a en effet disparu dans le nouveau Code pénal de 1994, avec un nouveau délit d’exhibition sexuelle défini à l’article 222-32 : « L’exhibition sexuelle imposée à la vue d’autrui dans un lieu accessible aux regards du public est punie d’un an d’emprisonnement et de 15 000 € d’amende ».
Plus de 65 % de ces rapports étaient homosexuels, ce qui semble confirmer l’hypothèse de départ : la plupart des actes condamnés étaient en fait des actes homosexuels, intitulés : « actes contre-nature avec un individu du même sexe » dans certains compte-rendu de procès. Les lesbiennes sont par contre absentes de ces données. « Lorsqu’une femme est jugée, c’est presque exclusivement dans un rapport hétérosexuel », poursuit-elle.
Lara Debets conclut : « Le délit d’outrage public à la pudeur était dirigé non pas contre une personne mais contre la collectivité dans son ensemble ; la loi avait pour but d’éviter la vue de certaines scènes sexuelles ». C’est pourquoi elle le qualifie d’ « outil de répression qui a en partie permis de persécuter les homosexuels ».