Les amoureux des bains publics. Une brève histoire du droit de se baigner dans la Seine
Il y a quelques mois, l’annonce par Anne Hidalgo de l’ouverture de trois sites de baignade dans la Seine d’ici 2025 et les tribulations qui en ont résulté – des annulations d’exercices en raison de la pollution fluviale au refus de certains athlètes de prendre le risque de rejouer L’Étrange créature du lac noir – ont suscité autant la curiosité que le doute. Curieux, le Parisien aficionado de bains publics se frotte déjà les mains, espérant ainsi voir son droit au plongeon garanti à deux pas de chez lui. Plus dubitatif, le féru d’hygiène, inquiet des microbes inconnus et autres infections cutanées, se demande si, loin d’un doux rêve, la baignade dans la Seine ne relève pas plutôt du cauchemar nauséeux. Dans les deux cas, le projet soulève bien des interrogations, parmi lesquelles celles qui concernent l’arsenal juridique de l’encadrement de la baignade. S’intéresser aux raisons qui ont pu pousser les autorités parisiennes, par le passé, à réglementer ou interdire l’accès du fleuve parcourant la capitale française constitue peut-être un moyen de prolonger les plaisirs estivaux malgré l’automne qui s’installe.
Si le fleuve apparaît avant tout à l’esprit pragmatique comme un moyen utile au service de l’économie – voie de communication ou moyen d’assurer le fret – il bénéficie également d’un attrait certain pour l’espace de détente qu’il offre au premier badaud venu. Fin juillet et début septembre derniers, les sites de la mairie de Paris et de RetroNews se proposaient d’ailleurs de revenir sur l’histoire de la baignade dans la Seine1. Dans la continuité, aborder celle de sa réglementation offre l’occasion de constater l’emprise des autorités sur ce lieu ouvert au public et les impératifs liés à l’ordre public et au commerce qui s’imposent à elles, en entrant parfois en conflit avec les volontés individuelles des baigneurs. Ainsi, longtemps friands du privilège que leur offrait cette voie d’eau traversant la capitale, les Parisiens, jaloux de leur droit à la paresse fluviale, ont toujours fait montre d’un farouche désir de pouvoir disposer de la Seine pour s’adonner à de libres baignades. L’inévitable afflux urbain qui résultait de ces loisirs ne pouvait pas laisser indifférentes les autorités municipales et centrales. Au gré des politiques publiques, des conflits, parfois, et des besoins socio-économiques du temps, souvent, les pouvoirs publics ont navigué entre trois impératifs : encadrer, contractualiser et interdire.
I – Encadrer : couvrez ce baigneur que je ne saurais voir
Loin de concerner uniquement l’intégrité des usagers en raison de la pollution fluviale, la Seine a aussi et surtout fait l’objet d’une réglementation particulière visant à encadrer les pratiques de ses usagers. Des questions liées à l’ordre public et aux mœurs se posent ponctuellement aux autorités. Parmi celles-ci, la moralité et la décence des baigneurs face aux promeneurs se retrouvent souvent au centre des préoccupations. Longtemps demeuré libre, l’accès à la Seine n’était que très peu contrôlé ni ne connaissait de tenue imposée pour sa fréquentation. Si bien qu’un certain nombre de baigneurs, tout confiants et pressés qu’ils étaient, mettaient plus d’ardeur à découvrir les bienfaits du bain public qu’à couvrir leurs pudeurs au regard des promeneuses et des lavandières2. Au XVIIIe siècle, une série d’ordonnances d’envergure vise ainsi à préserver les badauds du spectacle quotidien des nudités parisiennes.
Par une ordonnance du 9 juin 1716, le prévôt des marchands s’efforce d’encadrer l’accès aux bains en interdisant leur mixité. Pour la délivrer du mâle impudique, le texte prohibe la baignade nue, mais il va également plus loin : le prévôt se plaint de ce que de trop nombreux « faineans, vagabonds, & gens sans aveu (…) passent la plus grande partie des jours sur le sable au bas du pont-neuf (…), où ils jouent & se promenent nuds, & se présentent en cet état aux femmes(…) ; leur tiennent des discours dissolus & contre l’honnesteté, ce qui ôte aux unes la liberté d’approcher des bains, & empêche les autres de travailler… »3. L’encadrement n’a donc pas pour seul motif la pudibonderie des autorités, mais tout aussi bien la préservation de l’intégrité des femmes dans leur usage de l’espace public.
La situation ne change pourtant guère, cette législation étant finalement assez peu appliquée. En cause, un conflit d’attribution entre le lieutenant de police et le prévôt des marchands. Aussi voit-on le procureur général au Parlement de Paris, Guillaume-François Joly de Fleury, se plaindre en 1724 de « l’horrible scandale » que « celui d’un grand nombre de libertins qui se baignent nus dans Paris à la vue de tant de personnes, principalement de l’autre sexe » et d’ajouter que malgré les prétentions des agents municipaux à vouloir connaître des litiges, l’autorité du roi serait nécessaire pour faire respecter la loi et punir les naturistes indécents à ses yeux4. Aussi, la législation se durcit. Notamment, les autorités réitèrent l’interdiction de la mixité dans les établissements de bains publics, qui se multiplient dans la seconde moitié du siècle. En ce sens, une sentence de police du prévôt des marchands de la ville de Paris du 12 juin 1742 rend amendables les concessionnaires d’établissements de bains en cas de non-respect de cet impératif d’ordre public, sous peine de « trois cents livres d’amende & de confiscation de leurs bateaux & équipage »5. De même, en 1783, une ordonnance de police vient réglementer la récente pratique des bains froids, sortes de bateaux dans lesquels se trouvent une ou plusieurs baignoires percées que traverse le courant du fleuve6. Le texte oblige un cloisonnement des parties latérales des bains afin de dissimuler les baigneurs au regard du public extérieur.
Daumier Les baigneurs (1839-1842). Bains des dames. In Les maîtres humoristes 108, p. 35.
Il ne faut pourtant pas s’y tromper, sous l’Ancien Régime, cet encadrement s’accompagne aussi de nécessaires interdictions justifiées par l’insalubrité à certains endroits de la Seine. Le centre de Paris étant densément peuplé, alors que de nombreux habitants n’avaient pas les moyens d’aller profiter de lieux de baignades hors de la ville, plusieurs parties de la Seine, polluées des déchets du quotidien, connaissaient une fréquentation si massive qu’elle obligeait parfois les autorités à une certaine – mais souvent vaine – sévérité. Ainsi, une ordonnance du procureur du roi du 20 juillet 1699 interdit-elle la baignade sur un bras de Seine qui jouxte l’île de la Cité, de la place Maubert au Pont Neuf, en raison de l’extrême « impureté et de l’infection des eaux », sous peine de « prison, et de quatre cens livres d’amende », ainsi que de coups de fouet pour les vagabonds7. Ces interdictions ne sont encore que locales et, finalement, très peu respectées. En outre, leur recours demeure l’exception et non encore le principe. Il n’est ainsi pas le procédé privilégié par la ville pour réguler l’usage de la Seine par les particuliers. C’est davantage par le biais de la contractualisation qu’elle s’y emploie.
II – Contractualiser : un bain, des baux
Conjointement à ces considérations d’ordre public, les autorités vont s’efforcer de résoudre les troubles à la morale, engendrés par les baigneurs les moins frileux et les moins pudiques, en se raccrochant à une solution bien antérieure, celle de la voie contractuelle. Déléguer l’exploitation de la baignade à un prestataire privé dans une partie délimitée de la Seine semble attesté dès la fin du XVIIe siècle. Ainsi, le 16 janvier 1688, les époux Villain se voyaient accorder, par le Bureau de Ville, un privilège d’établir des bains publics de la porte de la Conférence – actuelle Concorde – au pont Marie8. Le bail signé correspondait mutatis mutandis à une délégation de service public : établi pour 30 années, il prévoyait un loyer mensuel de 30 livres reversé à la ville de Paris. Le siècle suivant connaît un intérêt croissant pour ces établissements de bains, d’abord formés de cuves attenantes aux quais, avant de prendre le large dans de longs bateaux couverts.
Cette méthode pour assurer l’exploitation de bains publics vise tant à renflouer les finances de Paris – les baux prévoyant toujours un loyer à reverser au bureau de la ville – qu’à assurer une certaine sécurité aux baigneurs. En effet, qu’il s’agisse des plongeurs à même la Seine ou de ceux, plus pudiques, qui se faisaient construire de primitifs espaces de bains dans des lieux de navigation de la rivière ou simplement dans des zones dangereuses, les accidents et noyades étaient fréquents. En outre, cette méthode de baignade bénéficie d’une certaine faveur de la part des médecins et des patients. Des bains médicinaux sont ainsi régulièrement prescrits par des médecins. Ces prescriptions peuvent toutefois aller jusqu’à prévoir, pour le malade, de s’immerger à même la rivière si ses finances ne lui permettent pas l’accès à un établissement payant, comme l’atteste l’image ci-après.
Prescription médicale pour des bains chauds (Cabanès. Mœurs intimes du passé, p. 335).
Lieux de repos, de loisir et de soin, les bains publics connaissent un véritable engouement dans la seconde moitié du XVIIIe siècle. Dès 1757, un certain Poitevin développe même une affaire florissante, mais coûteuse, de bains chauds dans la Seine. Cet intérêt s’accroît après la Révolution, si bien que le XIXe siècle est véritablement celui des amoureux des bains publics. Pourtant, il est aussi celui d’un regain d’autorité sur la Seine de la part des pouvoirs publics qui, la pollution étant de plus en plus manifestement présente dans les eaux à un siècle où l’hygiénisme fait florès, voit les interdictions de bains se multiplier.
III – Interdire : la santé publique sur les devants de la Seine
Par la voie contractuelle renforcée d’une réglementation stricte, quoique peu observée, les autorités cherchent à circonscrire la liberté de se baigner, en la restreignant aux bains publics, ou aux espaces prévus hors de Paris. Mais tous les Parisiens n’ont pas forcément les moyens financiers ou matériels de s’y rendre dès que l’envie s’en fait ressentir. Aussi, une partie de la population parmi les moins aisés de la capitale est encore celle qui fréquente le plus la Seine hors des zones autorisées – cette partie même qui dérange le plus les autorités, les « faineans » et « vagabonds » que pointe du doigt l’ordonnance de 1716 et plus largement tous ceux qui souhaitent profiter d’une oisiveté gratuite offerte par la Seine. La baignade se voit alors interdite dans de plus en plus d’endroits du fleuve au profit des bains publics.
Si ces interdictions de se baigner dans certaines parties de la Seine sont prononcées dès le XVIIIe siècle, la seconde moitié du XIXe siècle transforme l’exception en principe. On trouve ainsi une prohibition générale des baignades dites de « pleine eau » dans la Seine à Paris, c’est-à-dire hors des bains réglementés – sinon par exceptions strictement encadrées pour certaines écoles de natation –, dans l’ordonnance du préfet de police de Paris du 18 mai 1872. Elle est reprise continuellement depuis. Une ordonnance du 24 mai 1889 confirme cette interdiction et soumet ce type de baignades à un régime strict d’autorisation par la préfecture de police9. À partir de 1877, il n’est plus délivré de nouvelles autorisations pour installer des bains sur la Seine à Paris, laissant place à leur lente disparition par l’absence de remplacement. En outre, ces derniers connaissent un relatif, mais notable, désintérêt à partir de la fin du siècle. Certains en attribuent la responsabilité aux interdictions de la baignade de « pleine eau » : ce ne serait pas la saleté manifeste de la Seine qui en serait la raison, mais bien une réglementation trop drastique qui poussait les Parisiens à s’entasser dans des boîtes en bois, qui plus est payantes, ce qui n’était guère de leur goût10. Enfin, au début du siècle suivant, l’ordonnance du préfet de Paris du 17 avril 1923 reprend la législation en vigueur pour la préciser et compile toutes les règles qui s’appliquent en matière de baignade, qu’il s’agisse de celles qui concernent les baigneurs, les bains publics, les établissements de bains ou encore les écoles de natation. Elle précise et entérine l’interdiction générale de la baignade à Paris « ailleurs que dans les établissements de bains et dans les baignades spécialement autorisées »11. Elle est pensée pour être un long texte de référence pour le régime juridique applicable et prévoit de précises dispositions pour la sécurité des baigneurs.
En parallèle, les contrôles se renforcent pour faire appliquer la règle, car la pratique du bain libre perdure. Le 30 juin 1900, il est même créé, par le célèbre préfet Louis Lépine, une brigade fluviale « chargée de la surveillance des ports et des berges » (art. 2). Parmi les motifs d’interdictions et de contrôles de la préfecture, on retrouve toujours un certain souci de mœurs – il est fréquemment « rappelé qu’il est interdit de se baigner nu et de se tenir hors de l’eau sans être couvert d’un peignoir »12 – et de sécurité, car les noyades sont encore un problème13. Mais de plus en plus, ce sont les questions d’hygiène et de salubrité de la Seine qui posent problème aux autorités. La santé publique devenant une motivation dissuasive dans la seconde moitié du XXe siècle, il n’est alors plus possible – en droit tout du moins – de se baigner à Paris sauf dans des bassins aux eaux filtrées et traitées, l’accès à la Seine étant définitivement interdit et les contrôles de plus en plus drastiques et rigoureux.
Finalement, l’étude de la réglementation de la baignade parisienne constitue un vaste terrain pour qui s’intéresse aux moyens dont disposent les autorités locales et centrales pour réguler les pratiques collectives. Mêlant l’impératif au synallagmatique, elle met d’abord autant en avant la voie contractuelle que l’unilatéralité de la norme. Toutefois, elle glisse vers un mode de régulation plus descendant, au profit de la puissance publique, où l’interdiction devient le principe et l’autorisation, l’exception. Abordée ici seulement en surface, l’histoire de cette réglementation mériterait un intérêt accru, afin d’éclairer la potentielle reconquête de la Seine par les baigneurs et de savoir si celle-ci s’inscrit dans le sillon tracé par la puissance publique ou si elle prend les atours d’une réappropriation par le bas, par les Parisiens eux-mêmes.
Notes de bas de pages
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1.
https://lext.so/gkPMrZ ; https://lext.so/ZDBt0S.
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2.
On peut noter en passant que cette pratique de la baignade nue tient sans doute moins à un goût prononcé pour l’indécence de la part des Parisiens qu’à un héritage tout droit tiré du Moyen Âge consistant à préférer prendre régulièrement des bains dans les eaux vives de la Seine dans leur plus simple appareil que dans de chères étuves à l’eau stagnante – contrairement à un regrettable lieu commun qui voudrait que les médiévaux fussent peu scrupuleux sur leur hygiène. En ce sens : La Grande Revue, 10 août 1908, p. 540.
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3.
J. Du Gone, Les affiches de Paris, des provinces et des pays étrangers, 1716, C.-L. Thinoust, p. 149-151 (l’orthographe d’origine est conservée).
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4.
Selon une note de J. de Fleury, citée par : A. Cabanès, Mœurs intimes du passé (deuxième série). La vie aux bains, 1909, Albin Michel, p. 329-330.
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5.
N.-T. des Essarts, Dictionnaire universel de police, t. 1, 1786, Moutard, p. 489. L’auteur précise que, selon lui, il s’agit là d’une obligation de bon sens, car « [j]usqu’au temps de l’empereur Adrien, les romains avoient vécus dans l’usage indécent de ne point distinguer les bains des hommes d’avec ceux des femmes ».
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6.
I. Duhau, « Les baignades en rivière d’Île-de-France, des premiers aménagements à la piscine parisienne Joséphine-Baker », Piscines, t. 14, 2007, p. 9-38.
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7.
La Grande Revue, 10 août 1908, p. 547.
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8.
A. Cabanès, Mœurs intimes du passé (deuxième série). La vie aux bains, 1909, Albin Michel, p. 329-330, p. 326.
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9.
Rapport présenté par M. Benon, au nom de la 2e commission, sur la navigation dans Paris (Seine et canaux) et sur la réforme de l’ordonnance du 25 octobre 1840 sur la police des fleuves et rivières, conseil municipal de Paris, 1890, p. 117. Là encore, la préfecture de police le rappelle régulièrement, jusque dans les années 1920. Par exemple : Bulletin municipal officiel de la ville de Paris, 5 sept. 1922, p. 3956.
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10.
Il s’agit notamment de l’avis de P. Desachy et R. Farge, les auteurs de l’article sur le sujet dans La Grande Revue, 10 août 1908, p. 566.
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11.
Bulletin municipal officiel de la ville de Paris, 15 juin 1923, p. 2584.
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12.
Par ex. : Bulletin municipal officiel de la ville de Paris, 27 juin 1920, p. 2905.
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13.
Celles de baigneurs inconséquents qui contreviennent aux interdictions, mais pas seulement. Le Petit Bleu de Paris du 17 septembre 1922, p. 2, relate ainsi la noyade d’une nageuse causée par l’imprudence d’un autre usager dans un bain public, homicide involontaire qui n’a pas engagé la responsabilité du gérant de l’établissement.
Référence : AJU010p9