Après 25 ans d’alerte, le désamiantage du tribunal judiciaire de Créteil est en cours
Comme les tribunaux judiciaires de Nanterre ou Bobigny, le TJ de Créteil a été construit durant les années 1970, dans un mouvement de transformation des lieux de justice. Ce nouveau palais de justice naît également dans un contexte de réorganisation administrative de la région parisienne, issue de la loi du 12 juillet 1967. Produit de son époque, sa structure contient de l’amiante et les premières alertes quant aux risques sanitaires datent de 1997. Malgré de nombreuses promesses, le désamiantage a longtemps été reporté. Aujourd’hui, les travaux ont enfin démarré, mais reste la question du suivi du personnel, ancien ou actuel.
Le tribunal de grande instance (TGI) de Créteil a été réalisé en 1976, sous la direction de l’architecte, Daniel Badani, associé à l’architecte Pierre Roux-Dorlut. Le bâtiment compte huit chambres civiles et sept chambres pénales. S’y trouvent également le tribunal pour enfants et la cour d’assises du Val-de-Marne. Le palais de justice fut inauguré le 14 février 1978, en présence notamment de François Cailler, président du TGI de Créteil et Alain Peyrefitte, garde des Sceaux.
Dans un enregistrement sonore des discours d’inauguration, conservés par les archives départementales, on entend le président François Cailler se réjouir de cette cérémonie, marquant « un aboutissement » et « un commencement » : « C’est l’aboutissement d’une longue période, trop longue sans doute parce qu’elle a duré dix ans, pendant laquelle notre tribunal créé, présent, réel à plus d’un titre aura cependant attendu d’être totalement lui-même ». Le TGI existe en effet depuis le 1erjanvier 1968. « Mais, dit le président, assurer le fonctionnement normal total des services judiciaires dans un département de l’importance du Val-de-Marne, impliquait des moyens en personnels et en équipements qui ne pouvaient trouver leur place que dans un ensemble immobilier très vaste et spécifique ».
Une œuvre architecturale
Le nouveau palais de justice fait écho par sa forme à un fléau de balance et au livre de la loi. L’entrée s’effectue après un passage entre des fontaines et deux portes en métal du sculpteur Pierre Sabatier. À l’intérieur, la décoration a été confiée à Pierre Guariche.
Dans un article publié en 2018 sur le site de Crimino Corpus, l’historienne, Caroline Soppelsa, et l’historien de l’architecture, Hugo Massire, écrivent : « Terminé en 1978 au terme d’une histoire opérationnelle mouvementée, le palais de justice de Créteil est l’une des rares cités judiciaires réalisées pendant les Trente Glorieuses, période pourtant prolifique en matière de construction publique : on rapprochera ainsi l’œuvre de Badani et Roux-Dorlut de l’ambitieux projet de l’architecte Jean Willerval pour le palais de justice de Lille, mis en service en 1968. Au contraire du palais de justice de Nanterre, construit par André Wogenscky à côté de la nouvelle préfecture des Hauts-de-Seine, le palais de justice de Créteil participe d’une volonté de dissémination des équipements publics dans la plupart des nouveaux quartiers du chef-lieu du Val-de-Marne. Les différents composants de la cité administrative commandée aux deux architectes en 1965 (préfecture, palais de justice, archives départementales) affirment ainsi chacun un langage architectural singulier et propre à l’expression du programme, tout en exprimant la culture technique et constructive de l’époque ».
Premières alertes sur l’amiante
L’amiante a été fortement utilisé entre 1960 et 1980 dans le secteur du BTP. Le palais de justice construit dans les années 1970 n’y échappe pas. Un tableau des maladies professionnelles est pourtant créé dès 1945 qualifiant clairement l’amiante comme un risque de santé. Les premières alertes sont formulées à la fin des années 1990 : « L’amiante au TGI de Créteil est un sujet qui empoisonne la vie du personnel de la juridiction depuis sa « découverte » au sein de la juridiction en janvier 1997 », écrit Henri-Ferréol Billy, secrétaire national du Syndicat national CGT des Chancelleries et services judiciaires dans un courrier envoyé en 2016 au ministère de la Justice.
Il fait ici allusion au cas de Julien De Flores, employé du conseil général du Val-de-Marne mis à disposition du tribunal pour assurer les travaux d’entretien du bâtiment. Il est appelé pour un problème de toilettes bouchées dans la pièce où attendent détenus et policiers avant d’accéder à la salle d’audience. Dans un article publié en 2018, dans La Gazette du Palais, la journaliste Olivia Dufour raconte : « Alors qu’il s’affaire à réparer, un détenu l’interpelle. L’homme est en costume, élégant malgré le fait qu’on lui a pris sa cravate et sa ceinture. « Je suis chef d’entreprise et je peux vous assurer que cette pièce est bourrée d’amiante, et l’ensemble du bâtiment aussi » ! Julien de Florès tombe des nues. L’amiante vient justement d’être interdit en France cette année-là, mais il n’imaginait pas que le bâtiment où il travaille en contenait. Il lance l’alerte. Un premier diagnostic superficiel est réalisé et confirme la présence d’amiante. La Chancellerie débloque alors 900 000 francs pour réaliser des travaux. La somme partira ailleurs » ! Elle ajoute plus loin : « C’est en 2000, alors que, retraité, il tente de soulever des cartons, que l’agent d’entretien est soudain pris d’essoufflement. Le diagnostic tombe : asbestose pulmonaire. Le 3 mars 2005, la commission santé de la Caisse des dépôts et consignations, organisme payeur de la collectivité territoriale, reconnaît qu’il est victime d’une pathologie de l’amiante et lui accorde une rente d’invalidité de 60 % ».
Par la pression des syndicats, une expertise est réalisée, dont les résultats sont publiés en février 2006 : l’amiante est détecté dans les dalles au sol, le dépôt ou les cloisons de bureau. « Dans la salle des archives où sont stockés les dossiers, le taux d’amiante atteint 38 fibres par litre quand le seuil légal est de 5 fibres. Cette salle est alors fermée et une nouvelle enveloppe budgétaire est débloquée pour désamianter le dépôt », écrit l’AFP en novembre 2018. Dans son article, Olivia Dufour continue le récit : « En juin 2009, des travaux de désamiantage sont réalisés dans la salle des archives. Problème, des témoignages de personnels évoquent le fait qu’ils n’ont pas été évacués à ce moment-là et qu’on trouvait ici et là des sacs remplis de gravats. « Huit jours après le nettoyage, on a fait réaliser des relevés, on était à 22,6 fibres par litre d’air dans les bureaux proches du local d’archive », explique Daniel Naudin (qui a créé une Entente syndicale apolitique et qui ne s’occupe que de la santé des personnels confrontés à l’amiante. Elle réunit CGT Service public, UNSA Police, Alliance Police nationale, UNSA Justice, Unité SGP Police Force ouvrière, ndlr) ».
En poste à Créteil de 2011 à 2015, Henri-Ferréol Billy est lui-même concerné par les risques liés à l’amiante. Dans sa lettre, il rappelle que des travaux de désamiantage avaient été promis en 2005, puis en 2016, sans résultat concret. La réponse de l’État met plus d’un an à lui parvenir et arrive en 2018, à une période où le tribunal est dans le viseur médiatique. En cause ? Une nouvelle affaire qui éclate liée au décès d’une magistrate.
Le décès d’une magistrate ravive le dossier
La magistrate Françoise Bienvenu, 62 ans, décède en 2018. Elle a travaillé dix ans à Créteil. « Quand on a appris que notre mère avait un mésothéliome, ça a été un choc car mésothéliome égal amiante », expliquait sa fille Hélène dans la presse.
À la suite du décès de leur mère, les enfants de la magistrate décident de réaliser des recherches afin d’identifier le lieu de contamination : le domicile n’en contenait pas, ni sa dernière affectation, le TJ d’Évry. Seule piste : la période durant laquelle elle a été juge d’application des peines au tribunal de Créteil de 1992 à 2002. « Avec l’histoire de ma mère, nous voulons tendre un miroir au corps des magistrats, leur dire : ça pourrait être vous, faites-vous suivre médicalement », ajoutait Hélène Bienvenu dans Le Monde.
Dans une réponse au Sénat datant de mars 2019, à une question posée par la députée, Laurence Cohen (PCF), en décembre 2018, la ministre de la Justice, Nicole Belloubet, assurait que « Le ministère de la Justice n’a jamais nié la présence d’amiante dans ces locaux et la situation du TGI de Créteil retient toute mon attention. À la suite du décès récent d’une magistrate, j’ai demandé à mes services de prendre toutes les mesures qui s’imposent de nature à rassurer les agents ». Alain Bobbio, de l’Association nationale des victimes de l’amiante (Andeva), dénonçait, quant à lui, « le déni des autorités » dans ce dossier de l’amiante au TGI de Créteil. Contactée, Hélène Bienvenu précise qu’aucune plainte n’a pour le moment été déposée, « notamment parce que le Covid est arrivé » et parce que « nous avions compris que la route serait tortueuse ». « En revanche, nous avons sollicité et obtenu gain de cause auprès de la FIVA (Fonds d’indemnisation des victimes de l’amiante). Ils ont été rapides et compétents. Nous avions fait appel et obtenu des dédommagements supplémentaires sur conseil de notre avocate ».
L’Entente syndicale aurait, de son côté, connaissance d’au moins trois cas de décès par cancers attribuables à une exposition à l’amiante. L’actuel président du tribunal judiciaire de Créteil, Éric Bienko vel Bienek, indique qu’il n’existe aucune donnée permettant de chiffrer les victimes de l’amiante, malades ou décédées.
Des travaux en cours, mais des suivis inexistants ?
Après de nombreuses promesses de travaux jamais tenues par les ministres de la Justice successifs, le TJ de Créteil voit enfin le bout du tunnel. Le désamiantage est en cours et la mobilisation intense et soutenue a porté ses fruits. Reste que sept ans plus tard, Henri-Ferréol Billy se dit fatigué par ce combat qui n’en finit plus. Malgré les travaux entamés, les conditions du désamiantage inquiètent : « Il y avait eu un « dégazage » en 2012 avec des travaux au dépôt de police. De la poussière a été dégagée dans les locaux et j’ai découvert après coup que, de là où étaient partis les nuages de poussière, il y avait de l’amiante. C’est un courrier du garde des Sceaux adressé auCcontrôleur général découvert sur internet qui le confirmait ». Le suivi médical n’est pas non plus opérationnel selon lui et le pire serait peut-être à venir… Un cancer lié à l’amiante peut en effet se déclarer des années, voire des dizaines d’années après l’exposition. « Les travaux ont commencé mais il y a encore du flou, dit Henri-Ferréol Billy. Il n’y a pas de transparence sur les gens qui ont travaillé à Créteil. Il n’y a pas que les fonctionnaires ou les magistrats qu’il faut contacter, mais aussi le personnel de ménage, tous les intervenants extérieurs, les contractuels, le personnel privé… Personne n’est au courant ».
La présidence du tribunal assure faire son maximum pour gérer ce dossier « en toute transparence ». Éric Bienko vel Bienek insiste sur le fait que c’est une priorité de son mandat. « Quand je suis arrivé en janvier 2020, les travaux étaient prévus pour avril-mai, mais nous étions en pleine crise sanitaire. Les travaux ont donc été décalés d’un an et ont commencé fin avril 2021. Il y en a pour certainement trois à quatre années de plus. Les étages touchés par les travaux sont totalement inaccessibles sauf par l’entreprise en charge et séparés par un étage tampon. Tout est fait pour travailler sur des lieux totalement fermés et sans poussières, sachant que des mesures d’empoussièrement sont réalisées de façons permanentes pour être sûr de ne pas avoir de fuites. On a un ascenseur sur les quatre totalement dédié aux travaux ».
Un guide amiante a bien été publié en février 2022, mais ce n’est pas suffisant. « C’est très bien, c’est une avancée mais ça ne résout pas les problèmes. L’intérêt du guide est de dire qu’on va faire attention à l’avenir mais le sujet est aussi de parler des erreurs du passé. Des agents exposés en 2009 sont suivis mais pour tous les gens qui ont été exposés en 2012, c’est le black-out total. Le guide, pour savoir qu’il existe, il faut le vouloir… ».
En mai 2022, un communiqué de la CGT invitait alors le personnel du tribunal judiciaire à faire valoir ses droits. Des éléments de procédure pour les agents y sont listés, comme le fait de demander à avoir connaissance du dossier technique amiante (DTA) du site concerné, à Créteil ou ailleurs. En cas d’amiante, une attestation de présence peut vous être délivrée. Henri-Ferréol Billy a mis quatre mois à obtenir son attestation de présence, mais aucun examen n’a été prescrit à la suite de son exposition. Depuis l’arrivée à son poste en 2020, le président du tribunal judiciaire de Créteil « n’a pas eu écho de demande de suivi médical » de la part du personnel, mis à part « les consultations programmées en 2018 et 2019 au frais du ministère ».
Référence : AJU005y9