Monuments historiques : le Code de l’urbanisme s’applique au-delà des « abords »
Pour apprécier aussi bien la qualité du site que l’impact de la construction projetée sur le site, au sens de l’article R. 111-27 du Code de l’urbanisme, il appartient à l’autorité administrative de prendre en compte l’ensemble des éléments pertinents et, notamment, le cas échéant, la covisibilité du projet avec des bâtiments remarquables, quelle que soit la protection dont ils bénéficient par ailleurs au titre d’autres législations.
CE, 22 sept. 2022, no 455658
Le Code du patrimoine et le Code de l’urbanisme contiennent tous deux des dispositions pouvant servir à la protection des monuments historiques. S’agissant du Code du patrimoine, c’est l’objet même des articles L. 621-1 et suivants, qui y sont dédiés, et, notamment, des articles L. 621-30 à L. 621-32, qui protègent spécifiquement les « abords » des monuments historiques. À cet égard, l’article L. 621-30 précise que la protection au titre des abords « a le caractère de servitude d’utilité publique affectant l’utilisation des sols », et ce, dans un but de protection, de conservation et de mise en valeur du patrimoine culturel (C. patr., art. L. 621-30, I, al. 2). En l’absence de délimitation d’un périmètre spécial (cette faculté, admise depuis la loi n° 2016-925 du 7 juillet 2016, relative à la liberté de la création, à l’architecture et au patrimoine, étant encore peu mise en œuvre), deux éléments conditionnent l’application du régime de « protection au titre des abords » (C. patr., art. L. 621-30, II, al. 2). D’une part (c’est le critère spatial), le bien doit être situé dans un rayon de moins de 500 mètres du monument historique. D’autre part (c’est le critère visuel), l’immeuble doit être, soit « visible du monument historique »1, soit « visible en même temps que lui » (c’est-à-dire depuis un autre endroit, situé le cas échéant hors du rayon de 500 mètres2). Concernant enfin le régime applicable, les travaux susceptibles de modifier l’aspect extérieur d’un immeuble, bâti ou non bâti, protégé au titre des abords « sont soumis à une autorisation préalable » (C. patr., art. L. 621-32, al. 1er), en l’occurrence celle de l’architecte des Bâtiments de France, laquelle « peut être refusée ou assortie de prescriptions lorsque les travaux sont susceptibles de porter atteinte à la conservation ou à la mise en valeur d’un monument historique ou des abords » (C. patr., art. L. 621-32, al. 2).
De son côté, le Code de l’urbanisme contient également un article susceptible de servir à la protection des monuments historiques, même si ce n’est pas là son objet exclusif. Il s’agit de l’article R. 111-27 du Code de l’urbanisme, aux termes duquel le projet « peut être refusé ou n’être accepté que sous réserve de l’observation de prescriptions spéciales » si les constructions, par leur situation, leur architecture, leurs dimensions ou l’aspect extérieur des bâtiments ou ouvrages à édifier ou à modifier, « sont de nature à porter atteinte au caractère ou à l’intérêt des lieux avoisinants, aux sites, aux paysages naturels ou urbains ainsi qu’à la conservation des perspectives monumentales ». Sur ce fondement, l’autorité administrative a par exemple pu s’opposer à la construction de 6 éoliennes à proximité, notamment, de 18 monuments historiques qui se seraient trouvées dans une situation de visibilité ou de covisibilité3.
La question que tranche l’arrêt commenté, rendu par le Conseil d’État le 22 septembre 2022, est celle de l’articulation des deux régimes. Il lui revenait de déterminer si un projet non situé aux abords d’un monument historique et ne pouvant par conséquent être protégé au titre des dispositions du Code du patrimoine peut néanmoins l’être sur le fondement de l’article R. 111-27 du Code de l’urbanisme.
La question s’est posée à l’occasion du projet de construction de cinq éoliennes sur le territoire de la commune de Seigny, située dans le département de la Côte-d’Or. Le préfet avait refusé de délivrer au pétitionnaire l’autorisation d’exploiter qu’il sollicitait au motif que le projet créait une covisibilité avec les châteaux de Lantilly et d’Orain, distants d’environ cinq kilomètres et inscrits au titre des monuments historiques. En première instance, le tribunal administratif de Dijon a rejeté le recours formé par la société pétitionnaire. Sur appel formé par celle-ci, la cour administrative d’appel de Lyon a annulé l’arrêté préfectoral. Elle a estimé que le critère de covisibilité ne pouvait « être utilement invoqué pour caractériser une atteinte contraire à l’article R. 111-27 du Code de l’urbanisme qui prolongerait, hors du périmètre de protection de ces monuments, la servitude d’utilité publique instituée par l’article L. 621-31 du Code du patrimoine ». Saisi d’un pourvoi en cassation formé par le ministre de la Transition écologique à l’encontre de cet arrêt, le Conseil d’État a statué sur celui-ci le 22 septembre 2022.
Dans un premier temps, le Conseil d’État rappelle d’abord sa jurisprudence Engoulevent, ayant fixé le mode d’emploi de l’article R. 111-274. Il affirme qu’il résulte des dispositions de l’article R. 111-27 du Code de l’urbanisme « que, si les constructions projetées portent atteinte au caractère ou à l’intérêt des lieux avoisinants, aux sites, aux paysages naturels ou urbains ou encore à la conservation des perspectives monumentales, l’autorité administrative compétente peut refuser de délivrer le permis de construire sollicité ou l’assortir de prescriptions spéciales. Pour rechercher l’existence d’une atteinte de nature à fonder le refus de permis de construire ou les prescriptions spéciales accompagnant la délivrance de ce permis, il lui appartient d’apprécier, dans un premier temps, la qualité du site sur lequel la construction est projetée et d’évaluer, dans un second temps, l’impact que cette construction, compte tenu de sa nature et de ses effets, pourrait avoir sur le site. Les dispositions de cet article excluent qu’il soit procédé, dans le second temps du raisonnement, à une balance d’intérêts divers en présence, autres que ceux mentionnés par cet article et, le cas échéant, par le plan local d’urbanisme de la commune » (pt 4). Deux éléments en résultent.
Le premier correspond à l’approche en deux temps qui doit présider à l’appréciation portée.
Dans un premier temps, il appartient à l’autorité compétente d’évaluer la qualité du site au regard des motifs mentionnés par cet article. Elle doit ainsi rechercher si les lieux présentent un intérêt spécial : les lieux avoisinants sont-ils emprunts de caractères ou d’intérêts ?5 Le projet se trouve-t-il à proximité de sites particuliers (par leur histoire6, leur beauté, leur architecture ou autres) ? Le paysage naturel ou urbain environnant le terrain est-il fait de bric et de broc7 ou, au contraire, est-il harmonieux ? Le secteur offre-t-il des perspectives monumentales ?
Dans un second temps, il revient à l’autorité compétente d’évaluer l’impact que la construction, compte tenu de sa nature, de son aspect ou de ses effets, pourrait avoir sur le site ou, en d’autres termes, la façon dont elle va s’insérer dans son environnement : va-t-elle affecter les caractères ou l’intérêt des lieux avoisinants ? Risque-t-elle de dénaturer un site ? Va-t-elle rompre avec le paysage naturel ou urbain environnant ? Remet-elle en cause l’existence d’une perspective monumentale ?
Ainsi, l’existence d’un site de qualité ne suffit pas. Il appartient également d’établir l’impact que la construction va emporter sur celui-ci. L’Administration ne peut faire l’économie de la première étape et se prononcer directement sur la deuxième8.
Le deuxième élément résultant de la jurisprudence Engoulevent concerne les intérêts protégés. L’article R. 111-27 du Code de l’urbanisme ne peut être opposé à un projet que pour assurer la protection des intérêts qu’il mentionne expressément : caractère ou à l’intérêt des lieux avoisinants, sites, paysages naturels ou urbains, conservation des perspectives monumentales. Il ne peut pas être utilisé à une autre fin. Comme l’indique le Conseil d’État, les dispositions de l’article R. 111-27 « excluent qu’il soit procédé (…) à une balance d’intérêts divers en présence, autres que ceux visés » par cet article9. Ainsi, en dépit de la tentation que peuvent avoir les autorités, cet article ne peut pas être utilisé pour maintenir la vocation agricole d’un secteur10, préserver les fonctionnalités bioclimatiques d’une habitation11 ou encore protéger les vues des habitations voisines12 ou leur ensoleillement13. En outre, pour l’application de cet article, l’atteinte au caractère ou à l’intérêt des lieux avoisinants, aux sites, aux paysages et à la conservation des perspectives monumentales doit être appréciée en tant que telle par l’autorité d’urbanisme, « indépendamment de l’intérêt général éventuellement attaché à la réalisation du projet en cause », notamment sur le développement des énergies renouvelables14.
Dans un second temps, le Conseil d’État se prononce sur la question de principe que le pourvoi l’amenait à trancher. Il pose – et c’est là que réside l’innovation jurisprudentielle de l’arrêt – que, « pour apprécier aussi bien la qualité du site que l’impact de la construction projetée sur ce site, il appartient à l’autorité administrative, sous le contrôle du juge, de prendre en compte l’ensemble des éléments pertinents et notamment, le cas échéant, la covisibilité du projet avec des bâtiments remarquables, quelle que soit la protection dont ils bénéficient par ailleurs au titre d’autres législations » (pt 5).
Cette formule signifie que le mode d’emploi décrit dans la jurisprudence Engoulevent doit être mis en œuvre en lui-même, indépendamment des protections résultant d’autres législations. En particulier, la législation du Code du patrimoine n’évince pas la réglementation du Code de l’urbanisme, et ce, pour une raison simple : ni les textes, ni la jurisprudence n’ont conçu ces deux régimes comme étant exclusifs l’un de l’autre. En premier lieu, les deux dispositifs peuvent s’appliquer simultanément. Le Conseil d’État a ainsi estimé que l’article R. 111-27 du Code de l’urbanisme peut s’appliquer lorsque l’immeuble est situé dans le périmètre d’un monument historique15. En second lieu, l’inapplication de l’un n’entraîne pas l’inapplication de l’autre. Il a ainsi été jugé que l’article R. 111-27 peut s’appliquer même lorsque l’immeuble se trouve situé en dehors du périmètre d’un monument historique16. Cela est désormais dit explicitement par le Conseil d’État.
L’article R. 111-27 du Code de l’urbanisme implique donc d’apprécier la qualité du site et l’impact qui lui est porté sans prendre en compte d’autres considérations. Il en résulte, concrètement, que tout élément du site doit être pris en compte peu importe le classement dont il bénéficie – ou non – par ailleurs. D’une part, pour apprécier la qualité du site (première étape de la jurisprudence Engoulevent), un tel classement constitue seulement un indice. Si le classement comme espace remarquable, site classé17, monument historique18 ou encore patrimoine commun de l’humanité19 constitue un élément important pour reconnaître cette qualité, les dispositions de l’article R. 111-27 peuvent néanmoins « trouver application alors même que les lieux avoisinants n’auraient fait l’objet d’aucune décision administrative mettant en œuvre une procédure de protection »20. D’autre part, pour apprécier l’impact sur le site (seconde étape de la jurisprudence Engoulevent), le classement constitue un élément indifférent. Ainsi, l’existence d’un régime de protection n’emporte pas automatiquement reconnaissance d’une atteinte21. Inversement, l’absence de régime de protection n’empêche pas de caractériser l’atteinte. Le cas d’espèce le montre parfaitement : la circonstance que les deux châteaux se trouvant en situation de covisibilité avec le projet se situaient à cinq kilomètres de celui-ci (donc en dehors du champ de protection des monuments historiques) n’empêchait nullement de regarder la construction des éoliennes comme affectant la qualité du site au sens de l’article R. 111-27 du Code de l’urbanisme.
Pour avoir retenu une position contraire, l’arrêt de la cour administrative d’appel a été annulé pour erreur de droit. En conséquence, le Conseil d’État lui a-t-il renvoyé l’affaire en vue d’un rejugement de celle-ci.
Notes de bas de pages
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1.
CE, 20 janv. 2016, n° 365987, SCI des docteurs Pagot-Schraub et associés : Lebon T. ; AJDA 2016, p. 128 ; RDI 2016, p. 165, obs. R. Decout-Paolini ; Constr.-Urb. 2016, n° 34, note X. Couton ; JCP A 2016, n° 2232, note D. Tasciyan.
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2.
CE, 5 juin 2020, n° 431994, Sté M2B et Sté SCCV Villa Bali : Lebon T. – CE, 5 juin 2020, n° 431994, Assoc. des riverains du Barbot – Chambre d’Amour : Lebon T. ; AJDA 2021, p. 1756, concl. V. Villette ; RDI 2020, p. 482, obs. P. Soler-Couteaux.
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3.
CAA Nancy, 9 juin 2011, n° 10NC01414, Aquilon Énergies SAS, D.
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4.
CE 12 juill. 2012, n° 345970, Assoc. Engoulevent : Lebon T. ; BJDU 2012, p. 362, concl. X. de Lesquen.
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5.
V., par ex., CE, 8 sept. 1995, n° 106184, SIVOM du Larzac, D : BJDU 1995, p. 369, concl. J.-C. Bonichot.
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6.
V., par ex., CAA Lyon, 12 nov. 2013, n° 12LY02801, Sté Éole-Res, D.
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7.
V., par ex., CE, 15 déc. 2015, n° 374026, Cne de Saint-Cergues : Lebon T.
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8.
CE, 1er juill. 2009, n° 319143, Pierre, D.
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9.
CE, 13 juill. 2012, n° 345970, Assoc. Engoulevent : Lebon T. ; BJDU 2012, p. 362, concl. X. de Lesquen.
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10.
CE, 11 mai 1984, n° 36672, Synd. agricole de Mollans, D.
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11.
CE, 13 mars 2020, n° 427408, Sté Cogedim Grand Lyon et Ville de Lyon : Lebon T.
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12.
CE, 11 janv. 1984, n° 23174, Allard : Lebon T. – CE, 14 nov. 1984, n° 52203, Paillard : Lebon T.
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13.
CE, 9 janv. 1991, n° 91162, Cne de Colombes, D.
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14.
CAA Douai, 26 nov. 2015, n° 14DA01125, ministre du Logement et de l’Égalité des territoires, D – CAA Paris, 3 déc. 2015, n° 14PA00378, Sté EDF Énergies Nouvelles France, D.
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15.
CE, 7 nov. 1980, n° 15459, ministre de l’Environnement et du Cadre de vie et SCI Alvarado : Lebon T.
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16.
V., en ce sens, CE 12 oct. 2018, n° 412104, Sté Néoen : Lebon T.
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17.
CE, 1er sept. 1992, n° 116491, SCI Juan-les-Pins Centre, D.
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18.
CAA Douai, 7 mars 2013, n° 12DA00065, Sté E. On énergies renouvelables, D.
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19.
CAA Bordeaux, 29 juin 2017, n° 15BX02459, SASU G1, D.
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20.
CE, sect., 6 mai 1970, n° 72946, SCI Résidence Reine Mathilde : Lebon T., concl. G. Guillaume ; RDP 1971, p. 232, note M. Waline – CE, 21 mars 2001, n° 190043, Courrège, D.
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21.
V., à propos du régime des monuments historiques, CAA Nancy, 10 oct. 2013, n° 13NC00030, Cne de Verdun, D : E. 2013, n° 12, comm. 86, obs. D. Gillig.
Référence : AJU007f2