Retour sur le tiers évincé de l’article 555 du Code civil

Publié le 17/11/2023
Retour sur le tiers évincé de l’article 555 du Code civil
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L’article 555 du Code civil a donné lieu à un contentieux fourni. Néanmoins, l’arrêt rendu le 21 septembre 2023 est digne d’intérêt en ce qu’il s’attarde sur les conditions d’applications du troisième alinéa de l’article 555 et la situation tiers constructeur. En outre, l’espèce était loin d’être simple et illustre bien les imbroglios juridiques qui peuvent résulter d’arrangements familiaux non formalisés.

Cass. 3e civ., 21 sept. 2023, no 22-15359

L’article 555 du Code civil fixe les règles d’indemnisation de celui qui a construit un ouvrage sur le terrain d’autrui. Le texte a bien évidemment vocation à régler la situation de celui qui, se croyant propriétaire d’un fonds, y édifie une construction mais se retrouve évincé par le véritable propriétaire du terrain. Mais cette situation n’est pas la plus courante. En réalité au fil des années, les hypothèses de construction sur le terrain d’autrui se sont diversifiées. Parfois le constructeur est lié au propriétaire du fonds par un contrat de bail ou bien il s’agit juste de liens d’affection. Ainsi il n’est pas rare que des parents construisent sur un terrain appartenant à leur enfant1, ou inversement qu’un fils construise une maison sur une parcelle appartenant à ses parents2, comme ce fut le cas dans l’affaire qui a donné lieu à l’arrêt de la Cour de cassation du 21 septembre 2023. Toutefois, la situation était loin d’être simple.

D’une part, la construction avait été faite non par le fils seul mais par celui-ci et son épouse, et seule l’épouse sollicitait l’indemnisation de sa part des travaux. Ce premier élément n’est cependant pas une source de difficulté pour mettre en œuvre l’article 555 du Code civil puisqu’il a été jugé que l’indemnisation du constructeur n’est pas subordonnée au caractère exclusif de sa participation3. Toutefois ce point n’était pas dans les débats.

D’autre part, les époux avaient divorcé. Certes, il n’est pas rare qu’un couple construise sur le terrain appartenant à l’un d’eux. Or par le jeu de l’accession, l’époux propriétaire du terrain se retrouve propriétaire de la construction. Dans ce cas, l’indemnisation qui en résulte à l’égard de la communauté, si l’investissement provient de fonds communs, ou à l’égard de l’autre époux, si l’investissement provient de ses fonds propres, prend la forme d’une récompense à la communauté4 ou d’une créance entre époux5 calculée conformément à l’article 1469 du Code civil. Néanmoins la situation sous commentaire ne correspondait pas à ce cas de figure. Les deux conjoints avaient contribué à l’édification d’une maison sur le terrain d’un tiers, à savoir le père de l’époux. On peut supposer qu’après le divorce l’époux est resté dans les lieux tandis que l’épouse est partie, bien que cela ne ressorte pas du texte de l’arrêt. Toujours est-il que, cette dernière souhaitant obtenir une indemnisation à raison de la construction, elle ne pouvait que se prévaloir de l’article 555 du Code civil à l’encontre du père de son ex-époux.

Les juges du fond ont manifestement accueilli favorablement cette action en accordant à la demanderesse une indemnité correspondant à la moitié du remboursement du coût des matériaux et du prix de la main-d’œuvre estimés à la date du remboursement. Pour s’opposer au paiement de cette somme, le propriétaire du terrain souligne que l’application de l’article 555 du Code civil suppose que le tiers soit évincé par le propriétaire du terrain. La Cour de cassation rejette le pourvoi. « L’action en remboursement de celui qui a construit sur le terrain d’autrui avec des matériaux lui appartenant, contre le propriétaire du fonds, prévue au troisième alinéa de l’article 555 du Code civil, n’est pas subordonnée à son éviction ».

Jusqu’à présent c’est surtout la question de savoir si le constructeur pouvait être considéré comme un tiers vis-à-vis du propriétaire du terrain qui a suscité des débats et des précisions par la Cour de cassation. Ainsi, le tiers est-il celui qui a construit sans être lié avec le propriétaire du sol par un contrat se référant aux ouvrages élevés. Dès lors le constructeur peut être un locataire6 ou le concubin du propriétaire du sol7 ou encore un occupant à titre gratuit8.

La Cour de cassation utilisant tour à tour l’expression de tiers évincé9, de tiers possesseur des travaux10, de tiers constructeur11 ou simplement de tiers12, pour désigner l’auteur des travaux sur le terrain d’autrui, l’affirmation selon laquelle l’action en indemnisation du tiers qui a édifié une maison sur le fonds d’autrui n’est pas subordonnée à l’éviction du tiers mérite l’attention (I) car il semble possible d’en donner une signification et partant une portée différente (II).

I – Action en indemnisation de l’article 555 : indifférence de l’éviction du tiers

L’arrêt rendu par la Cour de cassation le 21 septembre 2023 témoigne d’une volonté de s’en tenir à la lettre du texte. En effet, l’article 555 dispose : « Lorsque les plantations, constructions et ouvrages, ont été faits par un tiers et avec des matériaux appartenant à ce dernier, le propriétaire du fonds a le droit, sous réserve des dispositions de l’alinéa 4, soit d’en conserver la propriété, soit d’obliger le tiers à les enlever.

Si le propriétaire du fonds exige la suppression des constructions, plantations et ouvrages, elle est exécutée aux frais du tiers, sans aucune indemnité pour lui ; le tiers peut, en outre, être condamné à des dommages-intérêts pour le préjudice éventuellement subi par le propriétaire du fonds.

Si le propriétaire du fonds préfère conserver la propriété des constructions, plantations et ouvrages, il doit, à son choix, rembourser au tiers, soit une somme égale à celle dont le fonds a augmenté de valeur, soit le coût des matériaux et le prix de la main-d’œuvre estimés à la date du remboursement, compte tenu de l’état dans lequel se trouvent lesdites constructions, plantations et ouvrages.

Si les plantations, constructions et ouvrages, ont été faits par un tiers évincé qui n’aurait pas été condamné, en raison de sa bonne foi, à la restitution des fruits, le propriétaire ne pourra exiger la suppression desdits ouvrages, constructions et plantations, mais il aura le choix de rembourser au tiers l’une ou l’autre des sommes visées à l’alinéa précédent ».

Assurément seul le quatrième alinéa mentionne le tiers évincé. C’est probablement de cet alinéa que le demandeur au pourvoi a tiré l’argument selon lequel l’ex-épouse ne pouvait pas demander d’indemnisation puisqu’elle n’avait pas été évincée par son ex-beau-père. Or la Cour de cassation affirme que l’éviction du tiers est indifférente pour l’application de l’alinéa 3.

En tout état de cause l’article 555 opère une distinction selon la bonne ou la mauvaise foi du constructeur. Or le concept de bonne foi tel qu’il est appréhendé par l’alinéa 4 correspond à la situation du tiers possesseur de bonne foi de l’article 550, celui qui est titulaire d’un juste titre c’est-à-dire d’un titre translatif de propriété mais qui n’émane pas du véritable propriétaire de sorte que ce dernier peut revendiquer le fonds sur lequel la construction est faite par le tiers et évincer ce dernier. La Cour de cassation a précisé dans un arrêt du 15 avril 2021 que le constructeur qui a édifié un immeuble avec l’autorisation expresse du propriétaire, mais qui n’a aucun titre translatif, n’est pas de bonne foi au sens de l’article 555, alinéa 4, du Code civil13. Dès lors il faudrait lire l’arrêt sous commentaire comme distinguant deux cas.

Si le constructeur est de bonne foi, pour agir en indemnisation il doit être évincé par le propriétaire, étant précisé que le propriétaire n’a pas d’autre choix que d’indemniser le tiers évincé. Il ne peut pas obtenir la remise en l’état du terrain. Cette affirmation est logique dans la mesure où, tant que le tiers n’est pas évincé, il ne se doute pas qu’il n’est pas propriétaire du terrain.

En revanche, si le constructeur n’est pas de bonne foi, il n’a pas de titre translatif de propriété et dans ce cas la question de son éviction ne se pose pas.

Toutefois, une seconde lecture de l’article 555 du Code civil est possible. En principe le problème de l’indemnisation du constructeur sur le terrain d’autrui se pose au moment où celui-ci est privé de la jouissance de la chose par le propriétaire du terrain. En ce sens il est évincé de sa jouissance. Cette approche est plus souple mais il faudrait alors déduire de l’arrêt sous commentaire que le constructeur n’a pas à être évincé de sa jouissance pour agir en indemnisation contre le propriétaire du terrain, qu’il soit de bonne ou de mauvaise foi.

Selon que l’on adopte la première ou la seconde lecture, il convient d’en mesurer l’impact.

II – Indifférence de l’éviction du tiers : quel impact ?

Si l’on faisait prévaloir la seconde lecture et en envisageant le concept de tiers évincé comme visant le constructeur évincé de sa jouissance par le propriétaire, l’arrêt aurait alors une portée considérable car il impliquerait que, dorénavant, il n’est nullement nécessaire d’attendre la fin de la jouissance pour agir en indemnisation contre le propriétaire du terrain à raison des constructions qui y ont été faites. De fait, en pratique, ce n’est pas au propriétaire du fonds de demander le bénéfice de l’accession, mais au constructeur de demander au propriétaire l’indemnisation des constructions que ce dernier a décidé de conserver dans son patrimoine ; mais jusqu’à présent la Cour de cassation considère que les constructions ne font parties du patrimoine du propriétaire du terrain qu’au moment où le tiers est privé de sa jouissance. Permettre au tiers constructeur d’agir en indemnisation avant qu’il ne soit privé de sa jouissance en considérant que son action n’est pas subordonnée à son éviction reviendrait à remettre en cause le principe d’accession différé.

Si au contraire on fait prévaloir la première lecture et que l’on considère que seul le tiers possesseur de bonne foi du terrain est concerné par la condition d’éviction par le véritable propriétaire, l’affirmation de la Cour de cassation en l’espèce ne remet pas en cause les solutions acquises jusqu’à présent en vertu desquelles le droit d’accession du propriétaire est différé à la fin de jouissance du constructeur. De fait, la disparition du droit de jouissance de l’occupant ou du locataire permet de faire émerger le conflit entre le propriétaire du sol et le constructeur et justifie donc le déclenchement immédiat de l’accession et par conséquent l’action en indemnisation éventuelle du constructeur14. Néanmoins, il reste la situation de l’usurpateur qui possède un terrain de mauvaise foi. Celui-ci n’aurait-il pas à être évincé par le véritable propriétaire pour agir en indemnisation ? Il pourrait alors agir en indemnisation contre le propriétaire à tout moment dès la complétude de la construction. Dans une telle hypothèse, outre qu’il reconnaît ne pas être propriétaire du terrain, il s’expose à ce que le véritable propriétaire préfère voir l’édifice détruit. Étant entendu dans ce cas que le tiers supporte les frais de destruction et de remise en état.

En tout état de cause, en l’espèce, le beau-père aurait pu solliciter la destruction de la maison d’habitation puisque les constructeurs étaient de mauvaise foi mais il privait alors son fils de son logement. Or, il convient de souligner que l’article 555 du Code civil ne s’applique qu’en l’absence de convention réglant le sort des constructions. À défaut de faire don du terrain au futur marié, il était possible de mettre un droit de superficie dans la liste de mariage. La construction aurait été la propriété des époux et à l’issue du divorce il revenait aux époux de régler son sort. Une autre solution aurait été de permettre la construction mais de prévoir l’accession sans indemnité au profit du père en cas de divorce des époux.

Notes de bas de pages

  • 1.
    Cass. 3e civ., 15 avr. 2021, n° 20-13649 : JCP N 2021, 435, n° 17.
  • 2.
    Cass. 3e civ., 18 mars 1987, n° 85-17804.
  • 3.
    Cass. 1re civ., 16 mars 2017, n° 15-12384 : LPA 22 juin 2017, n° LPA127j1, note P. Bouathong.
  • 4.
    Cass. 1re civ., 13 févr. 2013, n° 11-24825 : Defrénois flash 4 mars 2013, n° DFF117j1.
  • 5.
    Cass. 1re civ., 22 juin 2022, n° 20-20202 : GPL 6 déc. 2022, n° GPL443l8, note S. Bernard.
  • 6.
    Cass. 3e civ., 6 nov. 1970, n° 69-11900 : Bull. civ. III, n° 592 ; D. 1971, p. 395 ; Cass. 3e civ., 10 nov. 1999, n° 97-21942 : Bull. civ. III, n° 211 ; D. 2000, p. 77, obs. Y. Rouquet ; Defrénois 15 mars 2000, n° 37112, p. 312, obs. C. Atias ; Cass. 3e civ., 17 déc. 2013, n° 12-15916 : Defrénois 15 mai 2014, n° DEF116a8, note L. tranchant.
  • 7.
    Cass. 1re civ., 16 mars 2017, n° 15-12384 : LPA 22 juin 2017, n° LPA127j1, note P. Bouathong ; Cass. 1re civ., 9 févr. 2022, n° 20-22533. La Cour de cassation réserve toutefois le cas où le financement de la construction relèverait d’une contribution aux charges de la vie commune.
  • 8.
    Cass. 3e civ., 15 avr. 2021, n° 20-13649.
  • 9.
    Cass. 3e civ., 17 déc. 2013, n° 12-15916 ; Cass. 3e civ., 13 mai 2015, n° 13-26680 : LEDIU juill. 2015, n° 507, p. 6, obs. G. Gil ; GPL 11 juin 2015, n° GPL227a8, obs. C. Berlaud.
  • 10.
    Cass. 1re civ., 2 sept. 2020, n° 19-10477 : GPL 24 nov. 2020, n° GPL391d8, note J. Laurent.
  • 11.
    Cass. 3e civ., 8 juin 2023, n° 21-25180, D.
  • 12.
    Cass. 3e civ., 9 sept. 2021, n° 20-15713 : GPL 7 juin 2022, n° GPL436y4, note J. Dubarry.
  • 13.
    Cass. 3e civ., 15 avr. 2021, n° 20-13649 : Defrénois 23 sept. 2021, n° DEF203e6, note L. Tranchant ; GPL 26 oct. 2021, n° GPL427v3, note J. Dubarry ; LEDIU juill. 2021, n° DIU200e4, obs. D. Canale ; RDC sept. 2021, n° RDC200d3, note A. Tadros. V. Cass. 3e civ., 29 mars 2000, n° 98-15734 : Bull. civ. III, n° 75 ; Cass. 3e civ., 12 juill. 2000, n° 98-18857 : Bull. civ. III, n° 143 ; Cass. 3e civ., 1er juin 2010, n° 08-21254 ; Cass. 3e civ., 15 juin 2010, n° 09-67178.
  • 14.
    Cass. 3e civ., 11 oct. 1968, Telesphore : Bull. civ. III, n° 377 ; Cass. com., 24 juin 1997, n° 95-13038 ; Cass. 3e civ., 16 déc. 2014, n° 13-25214 : RTD civ. 2015, p. 428, obs. W. Dross.
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